Georges Tony Stoll

S’aventurer dans les territoires de l’abstraction

Dominique Baqué

À l’origine était la peinture. Pratiquée, admirée. Barnett Newman plus que la Renaissance italienne ; mais aussi la modernité issue de l’Est, dont le principe fondateur serait le choc entre l’idée du collectivisme telle qu’elle fut pensée par Marx et le concept de l’individu unique issu du freudisme, – la modernité étant précisément la possibilité de passer de l’un à l’autre, de circuler, de tisser des entre-deux mouvants, fragiles mais féconds. Comme si toute notre culture venait de là, s’enracinait dans ce jeu dialectique. Mais encore : la beauté industrielle que célébrèrent, dans les années vingt, Gropius, László Moholy-Nagy et les tenants du Bauhaus. Des aciéries Krupp, Stoll dit volontiers qu’elles sont sa « cathédrale » : non pas les vitraux traversés de spiritualité de la cathédrale de Chartres, ni les mater dolorosa, ni les Christ en Passion, mais l’éclat froid de l’acier, la production sérielle, les bielles, les écrous et les pistons.

Puis, comme par effraction, les photographies. D’abord regardées, avant d’être pratiquées : les magazines Zoom et Photo, alors en gloire, les reportages sur la guerre du Viet Nam. La découverte des modernistes : Américains, – Walker Evans, Dorothea Lange, Tina Modotti, Paul Strand, Edward Weston. Allemands et Soviétiques, – le Bauhaus, les constructivistes russes, Alexander Rodtchenko. Plus tard, Helmut Newton, Cindy Sherman… Mais, définitivement, radicalement, c’est à Diane Arbus et à Weegee que Stoll rendra un émouvant hommage : pour « l’amour fou de ces artistes pour les humains : tant d’amour, et à sa juste place. »

Pendant une quinzaine d’années, donc, Stoll peint. Ce sont les années soixante-dix, les années libertaires, euphoriques et riches de ces promesses que l’Histoire se chargera vite de fracasser. À New York : la ville de tous les possibles. Déroulants lumineux qui scintillent dans la nuit, bars à néons, publicités, films, livres, culture populaire : tout séduit Stoll. Il faut imaginer, il faut rêver ce New York d’avant le 11 septembre bien sûr, mais aussi d’avant le « nettoyage » de la ville par son maire, Rudolf Giuliani. New York tel qu’a pu le célébrer l’écrivain de la contre-culture Bruce Benderson, se remémorant avec nostalgie l’effervescence sexuelle de Times Square, les milieux interlopes, ce mélange inouï de races et de classes, de petits voyous, de grands malfrats et d’aristocrates gay. Les backrooms où, dans l’obscurité des sous-sols – ces sous-sols qui fascineront tant Stoll – s’échangeaient les corps moites de désir, tendus par la jouissance démultipliée, avant que la Grande Faucheuse ne vienne accomplir sa sinistre besogne. Avant aussi que le puritanisme WASP ne reprenne ses droits les plus absolus. Avant l’ère Bush. Il y a si longtemps déjà…

Pas de mièvre nostalgie pourtant chez Stoll. 1986 : de retour en Europe, il cesse de peindre. Jusqu’en 1993, il ne fabriquera, ne produira rien. Alors même que la « grande peinture » – néo-expressionnisme allemand, néo-fauvisme, pittura colta italienne – signe un triomphant retour dans les Biennales, foires et galeries, et qu’elle affole le marché de l’art, Stoll, en parfaite lucidité, comprend, à rebours de la doxa communément partagée, que cette peinture, la peinture, est finie. Achevée. Jusqu’à la pratique de la photographie donc, ce sont des années de vacance, mais aussi de germination. Stoll est en quête. Il commence à photographier sans véritablement le décider. C’est la photographie qui vient à lui, qui s’empare de lui, et non le contraire. C’est la photographie qui le fait s’aventurer vers de nouveaux territoires. Territoires à apprivoiser, à maîtriser. Ce seront « les territoires de l’abstraction » – ce trou noir que l’artiste situe entre réalité et fiction –, dont Stoll énonce qu’ils sont aussi ceux de « l’expérience ». De la « folie », aussi, ou du « symptôme », comme l’on préférera.

D’où cette mésinterprétation, trop souvent commise, qui consiste à indexer l’œuvre de Stoll sur la sphère de l’intime. Certes, le déploiement des figures de l’intime dans l’art des années quatre-vingt-dix est solidaire d’un mouvement plus général – et dont l’origine est antérieure, à supposer qu’on puisse la dater précisément – de désublimation de l’art, dont participe également Stoll. Davantage encore : d’un art qui ne se donne plus d’emblée accès à la beauté, la sublimité ou à ce qu’on pourrait appeler, avec Hegel, « l’universel abstrait », mais qui, à l’inverse, modestement, dans la pleine conscience de ses limites, joue et opère sur la proximité. Chacun, de fait, a un corps, est détenteur d’une histoire qu’il va pouvoir scénariser et exposer avec d’autant plus de facilité que les nouveaux appareils de vision – Polaroid, appareil photographique autofocus, Caméscope, etc. – autorisent une fluidité et un croisement des pratiques qui constituent précisément l’un des paramètres les plus décisifs de l’art contemporain.

Enfin, au moment où l’intime connut son apogée à travers les recherches du groupe animé par Élisabeth Lebovici, mais aussi à travers la multiplication des expositions, colloques et revues consacrés au thème, jusqu’à la version de 1998 du Printemps de Cahors animée par Jérôme Sans et significativement intitulée La Sphère de l’intime, l’intime, comme l’a rappelé avec justesse Lebovici, était porté sur le devant même de la scène publique et internationale, suscitant un débat médiatique sans précédent : et ce fut à travers l’exhibition de la petite robe de Monica Lewinsky tachée du sperme présidentiel. Ou comment un simple acte de fellation donna lieu à l’une des plus extraordinaires sagas de la justice américaine, et comment encore, lors de débats diffusés à échelle mondiale, des témoins, avocats et procureurs glosèrent doctement sur fellation et coït, acte correct et incorrect, mensonge et sexualité. Avec, pour dernier acte de cet inouï procès intenté à l’intimité, le rituel si puritain de l’aveu – celui d’un président repentant, battant sa coulpe, bon père et bon époux, malgré « l’accident » Lewinsky. Et, en bout de chaîne, en échos diffractés à l’aveu de Clinton, la bouche de Monica : cette bouche qui s’évertuait, énonçant sa propre vérité, à se définir comme l’organe de la parole mais qui ne pouvait désormais être vue que comme l’orifice de la jouissance érotique…

C’est donc dans ce si singulier contexte, fait de contrainte et de repli tout autant que d’exhibition et d’obscénité, qu’ont proliféré, notamment en France, les œuvres se donnant l’intime pour objet. Que l’on songe à Joël Bartoloméo, Richard Billingham, Rebecca Bournigault, Marie Legros, Annelics Strba, Gitte Villesen et tant d’autres que l’Histoire, déjà, a balayés…

Car si l’art de l’intime avoue son échec, c’est dans la mesure où il ne parvient jamais à dialectiser l’intérieur et l’extérieur, où le proche ne réussit jamais à s’ouvrir sur un lointain. Ou encore : pour avoir voulu conjurer les risques de la sublimité et de l’universalité abstraite hégélienne, l’art de l’intime se désigne comme une clôture autarcique sur soi qui interdit le déploiement d’un monde possible.

Et si ces œuvres sont devenues de plus en plus insupportables au fur et à mesure de leur exposition exponentielle, c’est parce qu’elles relèvent toutes, peu ou prou, des « sales petits secrets » ou encore de la « cochonnerie », terme violemment utilisé par Artaud et repris par Deleuze pour qualifier les sous-œuvres qui relèvent de « l’intimisme névrotique ». Soit ces misérables petits secrets, en effet, qui alimentent et nécrosent la vie de chacun, de chaque famille, et dont la psychanalyse, honnie par Deleuze, se fait le bienveillant récepteur : l’éternelle complainte œdipienne, le désespérant roman familial à trois. Cette mère qui n’a pas aimé, ou trop, c’est tout un… Ce père qui fut si loin, si proche… Ces blessures, ces humiliations, ces plaies que l’on réactive sans cesse dans la « cochonnerie » intime, mais aussi, et plus gravement, dans la « cochonnerie » du petit art, de l’art mesquin – cet art de l’intime, précisément, que Deleuze eût détesté et auquel il aurait pu opposer le bouleversant « intimisme psychotique ».

Avec cette mesquinerie des petits maîtres de l’intime, Stoll ne partage rien. Sans doute faut-il le redire. Car la sphère de Stoll n’est pas celle de l’intime, mais celle du « sous-sol ».

Stoll : « Toute réforme se prépare dans un sous-sol. » D’emblée, l’art pourtant si souvent indexé sur l’intime de Stoll annonce sa volonté réformatrice, voire révolutionnaire. D’emblée aussi, il sollicite les métaphores du secret et de l’enfouissement, dont Laure Murat a pu rappeler à juste titre combien elles sont consubstantielles à l’acte d’écriture lui-même et peut-être, plus globalement, à l’acte artistique.

Rilke : « Depuis des semaines, sauf deux courtes interruptions, je n’ai pas prononcé une seule parole ; ma solitude se ferme enfin et je suis dans le travail comme le noyau dans le fruit. » Marguerite Duras : « Écrire. C’est le plus difficile de tout. C’est le pire. Parce qu’un livre c’est l’inconnu, c’est la nuit, c’est clos, c’est ça. » Et Kafka de désirer s’installer au centre d’une « vaste cave isolée », muni d’une simple lampe et d’un papier. Ezra Pound, enfin, s’écriant avant de se jeter dans l’écriture : « Je descends à la mine. »

Les métaphores de l’enfouissement et de la solitude, on le voit, ne recoupent pas celles du repli et de l’intimité : ce sont des métaphores actives, qui accompagnent le faire-œuvre, tandis que l’art de l’intime risque toujours de s’associer aux métaphores de la pure réception et de la passivité. C’est un autre risque, encore, de l’intime, que Stoll semble déjouer en définissant d’emblée son travail comme la mise en lumière d’une contradiction essentielle « entre ce qui nous est imposé et ce que nous reconnaissons (découvrons) comme nous étant nécessaire ». L’art se dégagerait ici de la stricte intimité en promouvant le sujet dans son conflit avec le monde. Conflit nécessaire et vital, forme d’appel à une salubre désobéissance contre toutes les figures menaçantes de l’ordre moral et du nivellement conformiste. Et si Stoll ne parle jamais d’ « art relationnel » ni ne sollicite aucune « convivialité », il en appelle néanmoins à une « circulation collective » : savoir partager les problèmes, ceux des autres hommes, des hommes différents.

Par où s’esquisse – très loin des arts de l’intime, faut-il le répéter – la nécessité de reconstituer un lien social et politique, par où se dit aussi la radicalité de l’enjeu : « Rester debout, marcher, parler, en fait, trouver ma place. » De fait, sous l’apparente évidence du propos, rien de tel : car ce n’est pas rien, décidément, que de chaque jour rester debout… Grande serait plutôt la tentation inverse : se refermer, clos sur soi, draps repliés en cocon protecteur, dormir enfin, rêver peut-être… De l’inquiétude « active » à la terreur « réactive » – au sens strict où Nietzsche entendait ces deux qualificatifs – le risque est fort de s’abandonner ou de s’effondrer : si la « terreur » (comme le signifie un triptyque photographique éponyme figurant un homme et la mer saisis au matin, au midi et au soir d’une même journée) est inhérente la vie, elle ne peut s’avérer féconde qu’à la condition de ne pas se laisser écraser, ni embourber. Et de même, si la tragédie fascine, révulse mais aussi nécessairement attire, encore faut-il savoir, là également, la mettre à distance pour pouvoir « rétablir les événements dans leur réalité ».

Avouant son intérêt pour les voies lactées et les limbes, Stoll ne rêve cependant pas d’y accéder, mais de les traverser pour revenir en ce monde et, en ce même monde, œuvrer. Résister, peut-être, comme Le Chasseur (2002), cet homme enveloppé d’une couverture tigrée et chaussé de hauts escarpins, qui désigne sa propre différence pour relancer la parole avec l’autre, inventer de nouveaux territoires partageables.

Si le sous-sol constitue le terreau de l’œuvre de Stoll et le ferment d’une possible résistance, il n’est, on l’aura compris, pas clos sur lui-même. Ce n’est pas un enfermement mais une ouverture : à rebours du narcissisme étriqué des artistes de l’intime qu’auront tant encensés les années quatre-vingt-dix, Stoll ne rétrécit pas l’horizon, il l’élargit.

D’où les récentes photographies de façades de maisons, mais plus encore ces somptueuses images de nuages, – cieux pommelés, tourmentés, traversés de trouées de lumière puis soudain obscurcis. Pour autant, rien de commun avec les Équivalents d’Alfred Stieglitz – avec lesquels la comparaison serait trop immédiate –, et moins encore avec un quelconque mysticisme de l’élévation. Chez Stoll, la beauté des nuages est une espérience purement sensuelle, qui se dialectise souvent avec l’ingratitude du banal, comme en témoigne le magnifique polyptyque intitulé Dirty Present (2001) : certes le visage de l’homme est pris en contre-plongée, se découpant sur le ciel, tel une figure altière, mais au fil des images il semble happé vers le bas. S’engloutir, disparaître. Et certes les deux photographies de ciels sont d’une ineffable douceur, mais s’articulent avec deux autres, qui en sont comme le violent contrepoint : objets de rebus difficilement identifiables, déchets de la société de consommation, ordures.

De même, le titre même de Terreur (2000) dénie abruptement la tentation spiritualisante qui consisterait à voir dans cette mer calme où se baigne un homme l’espoir d’une pacification.

L’on s’autorisera dès lors à penser que la métaphore récurrente du sous-sol chez Stoll peut s’interpréter en écho à la notion de « bassesse » élaborée par Georges Bataille, – le Bataille de la revue Documents plus que celui des Larmes d’Éros.

On s’en souvient, la bassesse ainsi définie était conçue comme une formidable machine de guerre théorique contre toute forme d’idéalisme : soit la tâche que Bataille assignait à la philosophie, parlant volontiers de l’humus, de la boue et de la putréfaction, publiant Le Gros Orteil de Jacques-André Boiffard dans Documents et disant de la rose que, pour exhaler son parfum, elle devait s’enraciner dans l’infâme terreau, dans l’ordure de la terre profane.

Or, et à cela nul hasard, la « bassesse » chez Stoll trouve ses équivalents plastiques dans la récurrence de certains motifs que n’eût pas désavoués Bataille : pieds, corps positionnés tête en bas, éléments vestimentaires dérisoires comme les slips blancs, les chaussettes et les baskets, les objets du quotidien, enfin, qui toujours font échec à la sublimité.

Absents (1994) : le corps d’un homme nu est allongé sur un matelas, mais un pied socquetté de blanc vient occulter le visage. Coup ? Caresse ? L’on n’en saura pas davantage mais, comme chez Bataille, la partie « basse » du corps défigure la supposée spiritualité du visage.

Les Trois Frères (1996) : trois hommes côte à côte, immobiles, figés, sont assis sur une banquette, mains à plat sur les cuisses. L’encagoulement des visages pourrait faire songer à un rituel sado-masochiste, mais d’une part le plastique noir des cagoules – matériau récurrent chez Stoll –, d’autre part les trois slips pour le moins ordinaires et la haute chaussette de l’un des protagonistes dénient le tragique propre aux rituels SM, frappant plutôt la scène de dérision.

Homme actif (2002) et Tombé (2003) : dans la première image, un homme nu, corps écartelé, semble choir d’une table de vulgaire facture, pieds relevés, tête au ras du sol, mains agrippées sur le carrelage, comme une parfaite illustration de ce renversement du haut vers le bas qui dynamise l’œuvre de Stoll. Dans la seconde image, plus de table à laquelle se raccrocher : l’homme s’est manifestement effondré, mais garde paradoxalement le maintien de sa bizarre posture, tel un équilibriste précaire, fesses et pieds par-dessus tête.

L’incongruité des deux postures pourrait faire songer aux One Minute Sculptures d’Erwin Wurm et, plus généralement, aux œuvres qui s’inscrivent dans la mouvance de « l’idiotie » thématisée par Jean-Yves Jouannais, – à condition bien sûr de rappeler que l’idiotie susdite n’a rien à voir avec le comique, ni la bêtise, ni le divertissement, mais qu’elle est « la substance même du continent moderne ». À condition aussi d’en revenir à Clément Rosset, qui définit « l’idiot » comme l’unique, le singulier (en opposition à une norme), le fou (en opposition au sain du discours médical), le libertaire et l’anarchiste (en opposition à une prise de parti politique normée). Et de fait, plusieurs photographies de Stoll peuvent se regarder « à la lisière » de l’idiotie, sans y souscrire totalement. À la fois parce que l’œuvre de Stoll se tient délibérément à l’écart de tout humour – auquel il se dit radicalement étranger –, et parce que, jusque dans l’incongruité idiote des postures, c’est peut-être autre chose qui est en question : la recherche de la rigueur, ou plutôt de l’exactitude. Aussi incongrues soient-elles, les postures du corps sont « exactes ». Elles occupent une place singulière, irremplaçable et nécessaire dans le cadre de l’image. Le corps doit s’encadrer, se configurer ici, de cette façon et de nulle autre.

D’où aussi l’importance des gestes que l’on pourrait qualifier de « déictiques » : montrer, pointer du doigt, désigner, saisir.

De profil, torse nu, regard concentré, un homme fume. Son geste est la quintessence de l’acte de fumer, d’inhaler de la fumée, comme son regard, que le titre de l’image – Télévision (1998) – invite à penser qu’il fixe un poste de télévision, est l’essence même du regard. Torse nu, de dos, un autre homme étire le bras, dans une sorte d’effort maîtrisé que laissent supposer les muscles tendus de la nuque : il montre, désigne ou saisit, – l’on ne voit pas sa main (Sans titre. Les Parfaits Amoureux, 1996).

Cette rigueur, cette nudité du geste nécessaire – et non contingent – trouveront sans doute leur accomplissement dans la vidéo Harmony (2003), construite, comme beaucoup de photographies de Stoll, sur le mode de la séquence, et qui, mettant en scène deux personnages muets austèrement vêtus de costumes noirs, désigne d’une voix neutre les déplacements – ou, plus exactement, les actions – de ces deux corps dans l’espace du cadre : se relever, aller vers la droite, s’asseoir, se courber, tourner la tête, etc.

Pour autant, l’exactitude des corps ne saurait masquer leur énigme. Aucun corps féminin dans l’œuvre de Stoll, comme si de ce corps-là l’artiste ne pouvait ni ne voulait parler. Ce sont des corps masculins à demi-nus – slips, chaussettes, formes plastifiées qui encagoulent ou drapent le torse – qui peuplent l’univers de Stoll. Univoquement masculins, à n’en pas douter, mais pas pour autant homosexués. Certes, Stoll n’est pas de ceux qui dénient leur homosexualité, mais rien (ou presque) dans ses photographies ne renvoie aux mythes codés de l’homosexualité militante, – scénographies sado-masochistes, icônes efféminées ou viriloïdes, travestis ou drag queens… Plus que la sexuation ouvertement affichée, ce qui passionne Stoll est la dialectique de l’intérieur et de l’extérieur, de l’organique et de l’épidermique, de la profondeur et de la surface. Rêve d’un corps machine qui fonctionnerait à la perfection…

Mais la maladie advient, cette maladie que Stoll vit dans sa chair et qu’il ose penser comme un réveil, – comme la quintessence même du réveil. Comme une forme aiguë de lucidité. Nietzsche l’a formulé en des termes proches, forgeant le concept de « grande santé », non pas celle du silence des organes, et pas davantage celle du corps pacifié, mais celle d’un corps qui, de la maladie, saurait faire une expérience puissante, novatrice, inédite, et qui saurait en rire. Le grand rire dionysiaque…

Stoll, lui, invente : « L’invention est un moyen magnifique de résister. » La résistance, toujours et encore… Stoll invente ces corps solitaires ou en groupe, comme des fratries unies par un même désir farouche de rébellion. Et de jouissance, sans doute. Toujours impeccablement positionnés, on l’a dit, dans une sorte de rectitude altière même lorsqu’ils sont renversés. Masqués, souvent, par des formes plastifiées aux contours aléatoires ou des formes géométriques pures, colorées, qui font signe vers le modernisme pictural et confèrent une dimension éminemment plasticienne, sculpturale, à l’œuvre. Homme cible (1999) : un pur cercle noir tient lieu et place du visage. Blue Action (1998) : déclinaison sensuelle des inclinations d’une nuque, tandis que le profil est masqué par un carton ovale bleu turquoise, jusqu’à son dévoilement partiel, vite dénié, puisqu’à la fin de la séquence il se recouvre à nouveau. Funny Drama 5 (2002) : visage contre le plancher, seules la nuque et les épaules s’offrent au regard, comme si le vrai visage était cette forme plastifiée blanche, percée de trois orifices, posée sur le sol, en un exact parallèle avec le visage refusé. Mais la plus intrigante image est sans doute Trex (2005) : un homme en veston noir et chemise blanche, posture hiératique. Son visage est maculé d’une tache. Qu’est-il advenu ? C’est un visage et ce n’en est pas un. Une tache – éclaboussure de couleur ? marquage génétique ? l’on n’en saura rien – est venue défigurer la chair, la beauté pâle de la carnation. Et pourtant, à l’intérieur du cadre, cet homme est vivant, comme si la tache blasphématoire lui conférait une force identitaire supplémentaire.

Point de visage, donc, dans le corpus de Stoll : « Le corps est intéressant quand il n’y a pas de visage. » Trop de visages chez Richard Avedon ou Robert Mapplethorpe, auxquels Stoll rend pourtant hommage. Refus de psychologiser, d’intérioriser, de spiritualiser. Dès lors, l’histoire du visage coïnciderait avec une séquence historique allant du portrait anthropométrique d’un Bertillon aux images neutres de « l’Autre Objectivité », celle d’un Thomas Ruff notamment.

Des corps, rien que des corps, pas de visage : comment, de nouveau, ne pas songer à L’Acéphale de Bataille ?

Nées de son désir de vivre l’expérience photographique, Stoll qualifie ses images d’« apparitions » : non pas spirituelles, moins encore mystiques, mais sensuelles et intelligentes. L’apparition dialectise le haut et le bas, le noble et l’ignoble : du corps elle donne l’exacte présence, de la couleur elle saisit la vie, de l’informe (Chaise et sculpture, 1997, et Objet C387, 1998) elle consume l’énigme, de l’humain elle aime jusqu’à l’inhumanité du meurtrier.

Hors du refuge intimiste, dans la mobilité des passages, dans la traversée des espaces, mettre en lumière ce qui était dans la demi-obscurité : désigner ce qui apparaît, dont on ne reçoit pas toujours les « annonces », et constituer enfin l’art « comme un point de rencontre qui permettrait d’autres rencontres hors de l’art ».

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