Georges Tony Stoll

Triple Axel

Larys Frogier

Catalogue TRIPLE AXEL, Roubaix, 1

L’œuvre de Georges Tony Stoll rend perceptible cette extrémité où tout peut basculer, à chaque instant, vers la catastrophe. Elle est ce point liminal qui force les représentations normées et bien pensantes posées sur le corps, le sexe et la vie.

Ces photographies sont faussement qualifiées de mises en scènes de personnages ou d’objets du quotidien. Elles n’ont pourtant rien du récit documentaire ou du journal intime. L’artiste les qualifie de manipulations. Il conçoit longuement des confrontations d’objets et de corps, les matérialise dans le visible pour les photographier à l’aide d’un compact. Les objets peuvent être des vêtements, chaises, sacs…des formes découpées à partir de panneau de papier ou de plastique, des masses modelées ou peintes par l’artiste lui-même.Une tension, un geste, un drame, se déploie alors entre les objets et les corps saisis par le regard photographique. L’œuvre n’illustre pas la réalité quotidienne. Elle est un concentré de sensations qui bouleverse toute perception figée d’une réalité donnée. Manipuler, c’est produire des effets inattendus à partir de situations établies. Cette confrontation produit l’effet déstabilisant de ne pas savoir si on se trouve devant une photographie comme prise du réel ou devant une photographie comme fiction. Mais l’œuvre rend illusoire cette dichotomie entre l’enregistrement fidèle du quotidien et le récit. L’acte photographique de Georges Tony Stoll est un acte de l’effort, de la formulation et de la résistance dans un quotidien en crise. Il y aune volonté forcené de s’opposer à la passivité et au consensus mou. Dans la situation photographiée, rien n’est linéaire, rien n’est dicté. Au spectateur de regarder, d’associer et de ressentir. De sentir ces corps, ces objets, ces matières et liquides. À l’heure où l’idéologie du relationnel promeut une esthétique universelle du contact dans la précarité sociale, la maladie et le deuil, la photographie de Georges Tony Stoll résiste à cette séduction. Elle pose sans concession et dans l’urgence la question critique : qui parle, qui vit, qui s’expose.

Le corps n’est simplement dit, figuré ou qualifié dans les photographies de Georges Tony Stoll. Le corps, ce n’est pas un jeu. On le vit, on y vit. Du moins, on essaie d’y vivre. Certaines figures du corps nous rassurent comme un bel objet esthétique ou théorique. Mais les photographies de Georges Tony Stoll ne nous laissent pas cette possibilité. Elles mettent à l’épreuve le langage, le savoir, l’histoire qui nous constitue en tant qu’individu. Dans une de ses photographies, Alèze, construction, balle- 1995, un corps se tient debout, maculé de taches marron. De ce corps semble de prolonger une masse courbe qui est en fait un pan de plastique rose suspendu au mur et en fait percé de cinq large trous. Au sol, un panier rigide en plastique rose, une balle rouge, un sac en plastique bleu et un fil électrique, se posent en acteur de cette situation provocante. Un rapport simultané de fusion et de rejet, de dialogue et de lutte prend forme ici. L’œuvre force les limites entre la chair et l’objet, entre les matières plastiques et les matières corporelles. L’énergie circule, la sensation s’éprouve. Pour reprendre le concept de Gilles Deleuze, il y a la force d’un « devenir illimité », d’un « devenir fou » : on ne sait plus très bien où situer la rupture entre la masse et la ligne du corps, où poser la frontière entre la profondeur  et la surface du corps, où trouver le bon sens du mauvais sens. Tout est affaire de glissement : « c’est à force de glisser que l’on passera de l’autre côté, puisque l’autre côté n’est que le sens inverse. Et s’il n’y a rien à voir derrière le rideau, c’est que tout le visible, ou plutôt toute la science possible, est le long du rideau, qu’il suffit de  suivre assez loin et étroitement, assez superficiellement, pour en inverser l’endroit, pour que la droite devienne gauche, et inversement » (Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p19). De telles photographies du corps peuvent rebuter. Elles sont pourtant une invitation à user de l’image comme d’un bloc de sensations pour se positionner, et circuler dans son corps, dans sa chair, dans sa relation à l’autre. Ce n’est pas facile, il faut essayer.

La politique n’est pas déclamé ouvertement dans l’œuvre de Georges Tony Stoll. Il est pourtant profondément motivé. Ses dispositifs photographiques opèrent comme des interstices de vies invisibles et incontrôlables.  Le couloir-1996 est le titre d’une de ses séries développées en diapositives et destinée en une projection en boucle. Cette aventure d’un corps à moitié nu qui tente de traverser le couloir minuscule d’un appartement visualise ces espaces contemporains de l’intimité, anodins mais vitaux, dangereusement menacés aujourd’hui. Le couloir, c’est aussi la métaphore du passage où l’on s’expose, où l’on se met en danger afin de « joindre  les deux bouts ». Dans une société française où la peur du corps étranger gère et sape subrepticement tout droit à un espace de vie, à l’expérience sexuelle et amoureuse, et à la différence, l’œuvre de Georges Tony Stoll tente l’expérience et résiste. La politique existe aussi dans une représentation critique de l’homosexualité. Georges Tony Stoll photographie des corps d’hommes parce qu’il aime les hommes. C’est dit, c’est vu. Son œuvre ne promeut donc pas une imagerie propre et esthétisante du corps masculin traditionnellement exhibée dans la culture homosexuelle et tout à coup réprimée ou exploitée par une « dite population générale » quand bon lui semble. Les photographies de Georges Tony stol sont de l’ordre du déplacement et du dérangement d’une identité homosexuelle stable et unifiée. Elle provoque ce trouble d’oser expérimenter ces lieux du corps où l’identité individuelle se noue et se dénoue. Il a ainsi photographier la main d’un homme enserrant deux carottes terreuses enlacées à l’aide d’un lacet de tennis (Entente 2-1996). Il ne faut pas tant y voir l’ironie facile du stéréotype homosexuel, que le réel effort de la rencontre, de l’étreinte, du frottement et de l’entente. Faire face dans la marge, avec le regard en biais. C’est une lutte.

Georges Tony Stoll déclare « L’Art n’est pas un jeu. L’exposition n’est pas un jeu ». À chacun de voir.

 

X