Georges Tony Stoll

Peinture et photographie chez Georges Tony Stoll. Le renversement des valeurs

Vanessa Morisset

in Revue Esse n° 76, « L’Idée de peinture », 2012

 

Depuis Baudelaire, la hiérarchie entre peinture et photographie a beaucoup changé. Pour le poète, la photographie devait s’en tenir au rôle de « très humble servante » de la science et des arts[1]. Aujourd’hui, après leur longue histoire entrecroisée, peinture et photographie peuvent entretenir un rapport inverse. Ainsi dans l’œuvre de Georges Tony Stoll, la peinture est passée au second plan par rapport à la photographie et obéit même à sa logique. Son travail dépasse le stade de la « photographie plasticienne »[2] qui accède au rang d’œuvre d’art, comme les grandes photos en couleur de Jeff Wall ou Cindy Sherman qui constituent de véritables tableaux très élaborés, à la place de la peinture.

Chez Georges Tony Stoll, la pratique conjointe de la photo et de la peinture décline toutes les formes possibles. Après des premières toiles abstraites puis quelques années d’inactivité artistique, la peinture s’est immiscée au sein de ses images lorsqu’ a commencé à pratiquer la photographie, pour réapparaître récemment en tant que telle, dans des œuvres sur papier ou sur toile,  seule ou mêlée à des photos: peinture sur photos, photos sur peinture ou photos de formes et d’objets peints… Mais dans la multiplicité de ses apparitions, la peinture est réduite à une extrême simplicité, à la fois démystifiée par une lecture décentrée de son histoire et restreinte à des aplats de couleurs, quelques formes élémentaires et des empreintes. Car, dans son absence radicale de savoir-faire- l’appareil utilisé est un autofocus avec un flash de base et aucune retouche ni recadrage ne sont jamais opérés – la photographie fournit à la peinture un modèle de travail rapide qui va à l’essentiel. Le renversement des valeurs est total, « faire de la photographie est simple »[3], et faire de la peinture, encore plus[4].

Si les premières peintures de Georges Tony Stoll au milieu des années 80 appartenaient à une mouvance picturale définie, le néo-expressionnisme[5],  ses peintures plus récentes, commencées autour de 2006, semblent provenir de nulle part et sont particulièrement surprenantes. Les toiles d’une série intitulée Absurde (Peinture), 2011, par exemple la n°7, composée de deux empreintes de peintures rouge et jaune symétriques, ou la n°11, un fond vert pomme avec quelques formes allongées laissées en réserve puis recouverte de peinture argentée, sont déroutantes tant leur composition apparaît rudimentaire et fortuite. Et c’est bien de ce côté qu’il faut chercher pour les comprendre. Elles sont une tentative pour explorer à l’extrême une méthode travaillée pendant des années en photographie, la simplicité comme moyen de provoquer la surprise. Il peint notamment beaucoup par empreintes, ce qui est une manière de transposer la technique photographique à la peinture. Si l’artiste revendique souvent de réaliser ses photos les yeux bandés, ses dernières peintures sont l’accomplissement le plus dépouillé de cet idéal. Ainsi, ces quelques mots à propos de ses photos leur convient parfaitement:  » Alors, il reste possible de dire que ce travail est effectué dans le noir des paupières de mes yeux bandés. Ce travail n’utilise que certains types de ressources facilement exploitables, en partant d’apparitions simples et conformes à un sens du bizarre, de la bizarrerie de son ambition hasardeuse, sans rien imaginer d’autres que provoquer un étonnement et une forme de plaisir »[6]. Le bizarre comme but, le hasard comme méthode et un certain plaisir collatéral qui reste à définir sont en effet les constantes du travail de Georges Tony Stoll, en photo et en peinture.

L’étonnement et le plaisir sont souvent mêlée à un sentiment de terreur, terme qui revient aussi fréquemment dans les textes de Georges Tony Stoll[7] et qu’exprime bien la récurrence de corps à l’envers et de têtes coupées.

A peine plus sophistiquées que les précédentes, d’autres toiles de 2011 se composent de fonds de peinture appliquée sommairement, au gros pinceau ou par empreinte, sur lesquels de petites photos découpées sont collées. Dans la série A l’envers, ce sont des corps d’hommes, le plus souvent nus ou en costume, qui sont coupés horizontalement au niveau de la tête ou des jambes, parfois verticalement de sorte qu’il leur manque un bras ou une main. Mais surtout, ils sont tous collés à l’envers et donnent ainsi l’impression de chuter dans un précipice de peinture. Dans un documentaire réalisé récemment[8], l’artiste raconte avoir été frappé dans sa jeunesse par les corps suspendus dans l’espace dans les toiles de Guido Reni. Dans les peintures de Georges Tony Stoll, les personnages mythologiques ou bibliques des tableaux de l’italien sont évoqués, mais démystifiés et transposés à notre époque. De même pour les têtes coupées de deux tableaux jumeaux fushia et doré Constallation Absurde, n°1 et n°2, 2011  où seule une petite photo de tête d’homme a été collée en bas, au centre.  Tous deux évoquent la tradition des têtes de Goliath, Holorphène ou Méduse, du Caravage à Klimt, en les réduisant à l’essentiel: l’étrange sentiment provoqué par la vision de cette radicale mutilation dans le cadre esthétique du tableau. Par la simplicité de ses peintures, Georges Tony Stoll hérite sans détour de la plus grande tradition picturale.

A côté des peintures qui comportent des photographies, de nombreuses photos mettent en scène des peintures, des formes peintes  découpées ou des objets peints, faisant de la peinture un accessoire au même titre que d’autres éléments récurrents, baskets, tissus, morceaux de papier…

Parfois c’est un tableau entier qui apparaît, comme dans Attraction picturale, 1999, au titre révélateur, où un homme qui se cache le visage de la main se tient devant une peinture accrochée au mur. La tête de l’homme, coiffé d’un étrange bonnet (de ski?) entre en compétition avec une non moins étrange figure beige et marron, représentant un objet imaginaire, entre le tuba et l’os à moelle. Un jeu de regard s’instaure alors, l’attention du spectateur sautant de l’un à l’autre, cherchant à voir l’homme qui lui échappe et se rabattant finalement sur la peinture, mais le satisfait-elle? Elle ne se suffit en tous cas pas à elle-même étant un élément parmi d’autres dans la composition de la photographie.

Parfois c’est la peinture qui cache des personnages photographiés. Sur un collage datant de 2007 intitulé Rouge, bleu, jaune, de minuscules silhouettes d’homme collés sur une fonds rouge semblent menacées par deux formes ovales jaunes et bleus peintes sur l’image. Mais le plus souvent, les formes sont peintes, découpées et utilisées comme accessoires par les modèles qui posent. Quelques photos présentent en effet des têtes d’hommes masquées par des cercles ou des ovales de couleurs qu’on devine être des cartons scotchés sur leur peau, notamment Blue Action 5, 1997, Homme-cible, 1999 ou Magenta, 2003, versions assagies du thème de la tête coupée, qui renvoient à l’anonymat  tout en maintenant l’impression d’inquiétante étrangeté d’un visage recouvert. Contrepied du Saint suaire sur lequel la figure du Christ réapparait, ces photos rappellent l’intérêt des surréalistes pour les visages cachés, en particulier Magritte, chez qui c’est un motif quasi obsessionnel[9].

Enfin, dans une photo plus ancienne très singulière, la peinture s’immisce de manière très secondaire mais provoque un effet visuel inversement proportionnel, à tel point que la tension de l’ensemble repose sur elle.

Dans Ma main, ta main, 1997, une main en plastique, déjà présente telle quelle dans d’autres photographies est ici sommairement barbouillée de noire, sortant de la manche d’un pull, au centre de l’image[10]. Une fois remis du premier choc causé par la vue de cette main noire, le spectateur découvre qu’elle fait pendant à une autre main, réelle celle-ci, posée de l’autre coté d’une assiette. Un magnifique verre de cristal brille de sous ses éclats, tandis qu’à l’arrière plan quelque chose scintille, il s’agit de papier bulle protégeant des tableaux qui réagit à la lumière du flash. Enfin, des serviettes en papier, verte, rouge et blanche, forment une sorte de ronde des couleurs qui parachève l’ambivalence de l’ambiance générale de l’image: un contexte de fête que la main mal peinte vient ruiner. Réduite à si peu, la peinture reste donc centrale. Tel est le paradoxe, dans l’œuvre de Georges Tony Stoll, la peinture est minorée mais reste omniprésente.

A travers ses photographies, il reprend aussi à sa charge des éléments jugés secondaires dans la tradition picturale, comme les fonds d’or ou les ciels, les détails ou les personnages secondaires.

Les grands panneaux dorés qui symbolisaient l’éternité dans les peintures médiévales, déjà réintroduits dans l’art contemporain par Yves Klein et ses Monogolds[11], sont fréquemment évoqués. Toutes recouvertes de peinture dorée, une série de constructions récentes plus ou moins volumineuses, qui s’apparente à des châsses médiévales, sont exposés pour elles-mêmes ou introduites dans des photos, par exemple L’Architecte préparé, 2011 ou dans une vidéo de la même année, intitulée Mon chef-d’œuvre, en références aux travaux de compagnonnage. Mais ce sont aussi de grands pans dorés  exhibés par des personnages dans les photos,  en réalité des papiers cadeaux ou sacs à sapins, qui évoquent  avec distance l’or médiéval. Comme chez John Armeleder, les objets échappés des fêtes de Noël sont l’occasion de revisiter l’histoire de la peinture à travers des matériaux de pacotille, représentatifs de notre époque.  Mais,  dans l’œuvre Armleder de la magie de la fête persiste[12], alors que chez Georges Tony Stoll elle s’efface au profit de l’efficacité de la composition photographique. Dans La Coulée sévère, 2005, un homme torse nu, en pantalon d’ouvrier taché de peinture blanche tient d’un poing ferme un plastique doré (sac à sapin) qui forme un triangle isocèle, de sa poitrine jusqu’au cadre de la photo. Masquant en partie le corps de l’homme ce triangle taille dans la photo un espace totalement abstrait, une trouée vertigineuse, qui ferait presque croire que l’on peut s’y engouffrer comme on passe à travers le miroir. Dans bien d’autres images, on retrouve le motif de l’aplat doré, comme dans La Raison, ou Le cache doré deux photos de 2009, ou un homme tient à deux mains un papier brillant, sans que l’on sache s’il l’affiche ou s’il se cache derrière. Mais comme dans La Coulée sévère, crée un espace ouvert sur l’imaginaire, proprement pictural.

Cette ouverture sur l’imaginaire s’éprouve de même dans les photos de ciels réalisées depuis une dizaine d’années où les créations du hasard se rencontrent à l’état pur.  Certaines sont en couleur, telle que Construction parfaites de 2010, où on pourrait croire que le ciel se réveille pour donner naissance  un monde nouveau, d’autres sont en noir et blanc, devenant ainsi très abstraites, comme Peinture n°3 de 2010.  Tous rappellent en tous cas les ciels animés de la peinture baroque, ou encore ceux de Friedrich.

Certaines photos reprennent enfin des détails de peintures, l’artiste ayant saisi au vol un geste, une position du corps, une expression. On pourrait par exemple relire une image telle que Les Activistes, 1996, généralement interprétée au premier degré comme revendication identitaire, en la comparant à des scènes de genre, en s’intéressant au geste de la main du personnage qui n’est pas très éloigné de celui du Saint-Jean Baptiste de Léonard de Vinci, ou encore en s’attardant sur l’attitude de ce trio par rapport au groupe d’hommes qui discutent au premier plan de la Flagellation du Christ de Piero della Francesca. La similitude entre ces deux scènes ne ferait-elle pas des Activistes une reprise actuelle, décentrée et démystifiée, du célèbre petit tableau?

Des échanges entre peinture et photographie, du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, on conclut souvent que la photographie gagne à fréquenter la peinture, parce qu’elle y acquiert une valeur artistique. De même dans les rapports entre peinture et cinéma: lorsqu’il se penche sur la peinture, le cinéma devient un art noble. Or, en observant les œuvres,  c’est manifestement l’inverse qui est advenu. Grâce à aux images mécaniques, la peinture est revenue de la surenchère romantique et est redevenue, comme elle l’était notamment au Moyen-Age, une activité créative ordinaire.

 



[1] Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie », Salon de 1859, publié dans la Revue française. http://etudesphotographiques.revues.org/index185.html

[2] Voir Dominique Baqué, La Photographie plasticienne, un art paradoxal, Paris, Editions du Regard, 1998.

[3] Georges Tony Stoll, La Photographie, texte inédit.

[4] Georges Tony Stoll pratique aussi beaucoup le dessin, mais comme l’a montré Eric de Chassey cette activité est comme « une basse continue » dans son travail, qui se poursuit indépendamment du reste. Voir Eric de Chassey, « Eblouissements », Georges Tony Stoll. Dessin infini, Paris, Septembre éditions, 2007, p. 31

[5] Eric de Chassey, ib.

[6] Georges Tony Stoll La Photographie, id.

[7] Comme le fait remarquer Laurence Bossé dans leur entretien de 1996, in Georges Tony Stoll, Paris, MAMVP, 1996

[8] Documentaire réalisé par l’association Belladone à l’occasion de l’exposition « Georges Tony Stoll » à la Galerie, Centre d’art contemporain, Noisy-le-sec. L’artiste évoque Guido Reni à propos d’une autre œuvre, une photographie d’un corps nu en équilibre sur une table, mais son intérêt pour les corps dans le vide peut se percevoir dans bien d’autres œuvres.

[9] On raconte que lorsque Magritte était enfant, sa mère s’est noyée et a été retrouvée avec sa chemise de nuit rabattue sur le visage, d’où la récurrence de ce thème dans l’œuvre du peintre surréaliste.

[10] La main en plastique est notamment présente dans la photographie Dedans, dehors, 1995. Quant à la main peinte, elle est le thème même d’une vidéo de 1998, Le Jour où j’ai décidé de me peindre les mains en bleu. Comme l’a analysé Elisabeth Lebovici, cette dernière est une citation d’ Yves Klein. Mais, à la différence d’ Yves Klein qui fait de ses modèles des pinceaux vivants lui obéissant pour réaliser une toile, ici le modèle se peint lui-même sans recevoir d’ordres et sans réaliser d’œuvre qui le dépasse. Voir Dominique Baqué, Elisabeth Lebovici, Georges Tony Stoll, Paris, Editions du regard, 2006 p. 73.

[11] Il y a plus d’un point commun entre Yves Klein et Georges Tony Stoll: outre l’intérêt pour le doré et la peinture du corps, il y a aussi le vide…

[12] Voir Michel Gautier, B comme Armeleder, 20/27 n°2, Paris, M19, 2008.

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