Georges Tony Stoll

La pesanteur du désir

Vincent Simon

L’œuvre de Georges Tony Stoll a pour ambition de représenter l’expérience humaine. L’artiste le signale en usant du terme d’épopée pour qualifier le contenu de ses œuvres, les inscrivant dans l’héritage des récits héroïques. Pour se faire, il a fait le choix de la figuration, plus que de la représentation. Stoll produit des images archétypales, simplifiées, situées à un certain niveau de généralité, d’abstraction, voire d’ébauche. Le terme « Figure » est suffisamment vague et abstrait pour désigner les individus qui peuplent ses œuvres. Humains, choses fabriquées ou naturelles et formes dessinées, ces figures sont dotées par l’artiste d’une vie propre dans un espace indéterminé.

La photographie s’est imposée au début des années 1990 comme médium principal et central de son œuvre.* Ce privilège lui revient sans doute en vertu de son immédiateté, Stoll pratiquant une photographie d’amateur – non savante – à l’exécution rapide, et de sa capacité à prélever dans le monde des figures qui apparaissent à ses yeux comme des signes qu’il pourra faire entrer dans son monde. Celui-ci est un univers parallèle qui se nourrit du réel, en prélève des morceaux, ses les approprie, les intègre dans de nouvelles configurations ; mais aussi un terrain de jeu dans lequel l’artiste règne en seul maître. En ce sens le monde de l’artiste, fictionnel et imaginaire, est la négation du réel en tant qu’il est négation de sa résistance, au profit  de l’affirmation du moi et de sa vision.

On comprend alors que la fonction documentaire de l’image photographique n’intéresse en rien Stoll. Il ne souhaite pas montrer les hommes et les choses tels qu’ils sont mais tels qu’il les voit et les comprend. D’où le recours à la performance et à diverses manipulations d’objets, ainsi que l’importance du collage, qui permettent d’introduire une discontinuité dans le réel et de le réorganiser selon sa fantaisie.
Quels sont les scénarios des œuvres de Stoll ? Le bras d’un homme entre dans le champ par le bord gauche de la photographie, puis cet homme avance sa tête et son torse, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ait traversé le champ et soit ressorti par l’autre bord. Le polyptique Le couloir – 1995 allonge, fractionne, séquence,  à la manière d’une chronophotograhie décomposant le mouvement d’un corps en une série d’instantanés, une action banale et triviale, voire dérisoire : traverser un couloir dans le sens de la largeur. Un tel scénario évoque les histoires de Samuel Beckett, écrivain particulièrement apprécié par l’artiste, chez lequel la réduction du contenu narratif, la tentative de s’approcher de la plus petite quantité d’action, produit un effet de loupe. Chaque mouvement du corps et de l’esprit est soumis à une analyse minutieuse comme dans l’œil d’un microscope – le grossissement produisant étrangeté ou grotesque, comme dans un miroir déformant. Dans l’œuvre citée, l’homme a offert au regard le spectacle d’un piètre exploit. On ne peut cependant pas lui retirer sa réussite et l’on doit reconnaître, dans sa modestie, la quantité d’efforts qu’il a demandé. Ainsi, cette traversée prend la dimension d’une épopée quotidienne.

Cette séquence au maigre contenu s’apparente à une chorégraphie, telle que la danse post moderne l’a redéfinie. Alors que le ballet classique et la danse moderne se sont attachés à élaborer des figures pures, contraignantes et réglées pour l’une, libres pour l’autre, les chorégraphes post modernes, tel Anna Halprin, se sont employés à explorer les mouvements du corps issus de la vie réelle, prosaïque et quotidienne. Plus que d’une écriture du mouvement, il est ici question d’une écriture du corps et d’une analyse de ses gestes. Porté sur la scène ou performé dans le cadre de la photographie, le geste banal perd son utilité et devient abstrait. Décontextualisation, répétition, ralentissement, arrêt dans l’image fixe, contribuent à délier signifiant et signifié, concentrant l’attention sur le premier qui se met à flotter.  On peut citer ici le film Gold – 2004 dans lequel un homme entre dans une clairière pour se diriger avec lenteur, exagérant et désarticulant sa marche qui devient danse, vers une forme floue, un sac doré dansant dans le vent.** Mais cette abstraction est impure dans la mesure où elle reste entachée de son origine vulgaire dont elle conserve la saveur. De ce double mouvement d’abstraction – des gestes, des états qui apparaissent comme faits pour l’image, qu’ils aient été ordonnés par l’artiste ou simplement captés par son regard – et d’enracinement dans la pesanteur d’une origine vulgaire, résulte la tension de chaque image. Dans Tombé – 2003, un homme nu est couché sur le dos à côté d’une table, comme s’il venait d’en tomber, le corps renversé, et offrant au regard le spectacle de la plante de ses pieds sales. Une tension s’établit entre le caractère abstrait d’une situation grotesque, la pesanteur manifestée par le corps chu, la saleté de la voute plantaire qui signale son appartenance au sol, et l’érotisme de la vision proposée. Le pied masculin, nu ou en chaussettes (dans les œuvres déjà citées mais aussi dans Absents – 1994 où le pied de l’artiste vient masquer le visage de l’homme qui lui fait face), ou encore évoqué par des chaussures de sport usagées (comme dans Objet C87 – 1998), est une figure majeure de l’œuvre de Stoll. Il signale l’ancrage des hommes dans le sol, la pesanteur de leur corps, mais aussi leur capacité à se mettre en marche et agir. Il est également un objet érotique – un fétiche – qui inscrit l’œuvre dans un imaginaire homosexuel, placé sous le signe du désir du masculin.  Ce pied masculin sale, on le voit apparaître au premier plan de La crucifixion de Saint Pierre du Caravage. C’est celui d’un homme qui soulève avec son dos la croix sur laquelle ses compères sont en train de ligoter le saint et offre en outre au regard le spectacle de son cul, conférant à cette crucifixion une intense charge érotique masculine. Ce goût du pied souillé nous rappelle évidemment l’article que Georges Bataille consacre au « gros orteil » dans la revue Documents (1929) qui affirme la puissance séductrice du pied en vertu de sa bassesse. On doit cependant remarquer que Bataille évoque un pied féminin quand il cite le plaisir éprouvé par le comte Villamediana quand il touche le pied de la reine : « Il était humain jusqu’au déchirement de toucher d’elle ce qui ne différait pas beaucoup du pied fumant du soudard. » Or chez Caravage comme chez Stoll, et l’on pourrait trouver la même chose chez Francis Bacon, c’est le pied du soudard qu’il s’agit de contempler et d’aimer. Non seulement sa souillure est actuellement présente, mais elle ne contraste pas avec le reste du corps et toute sa personne. Elle est plutôt l’amorce et l’annonce, autrement dit la proue, d’un monument de virilité. L’homosexualité ne désigne pas seulement une identité et une condition sociale. Elle désigne aussi une sensibilité. On peut dire qu’elle n’est pas tant affaire d’image, tant il est vrai qu’on peut en produire de nombreuses images fausses et sans doute aucune image vraie, mais de regard. Tout est question d’attention et d’intérêt. De même que Bacon, Stoll voit dans les chronophotographies de Muybridge non seulement l’apparition d’une façon spécifiquement moderne de représenter le mouvement, mais aussi le corps de l’homme qui marche, corps robuste d’ouvrier ou de sportif tel qu’il s’est imposé dans les académies d’art et de science au XIXe siècle comme modèle du corps viril. Celui qui aime les hommes pose un regard de désir sur leurs corps et leurs gestes qui le fait s’articuler à ceux-ci d’une façon particulière. Alors la pesanteur du désir éprouvé par l’artiste oriente et complexifie son regard. La prendre en compte, c’est réinscrire l’œuvre dans le vécu et lui restituer son épaisseur, mais aussi réintroduire le corps, cette machine désirante, dans une histoire des représentations de la masculinité au travers des récits héroïques et de leurs images.

* Ce qui n’est vrai que pour la partie supérieure, visible, de l’œuvre, celle-ci étant travaillée de façon sous terraine par l’élaboration et l’arrangement de formes dessinées et peintes.
** Il faut signaler que de la même façon qu’il photographie en amateur, Stoll chorégraphie aussi en amateur, c’est-à-dire avec une technique s’autorisant des raccourcis entre le haut et le bas que seule l’innocence de l’amateur permet.

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