Georges Tony Stoll

Eblouissements

Éric de Chassey

Parmi les œuvres récentes de Georges Tony Stoll, il en est une que pendant longtemps je n’ai pas comprise. IMAGES-VOIX – 2004 est une pièce sonore, ou principalement sonore : dans une salle vide et blanche, vivement éclairée (on voit aussitôt que ces prescriptions physiques renvoient bien à une certaine présence physique, voire visuelle, quoique paradoxale), une voix décrit successivement des images que le visiteur ne voit pas autrement que par l’audition. J’ai d’abord cru que ces images n’avaient pas de présence autre que cette description, qu’elles n’existaient pas autrement que dans l’imagination – d’abord celle de l’auteur-artiste, puis celle du récitant-artiste (dans une moindre mesure déjà), puis, enfin, celle du visiteur-artiste (nettement moins, mais un peu quand même, dans la mesure où l’on a tendance à créer une image visuelle de ce que l’on entend, pour peu que l’on y prête un peu d’attention). Puis je me suis rendu compte – mais tardivement, car, précisément, je n’ai guère d’imagination – que ces images existaient bien sous forme de photographies, dont beaucoup ont déjà été exposées ou au moins reproduites. Il n’y a tout simplement pas concomitance entre ces descriptions, les images mentales qui en naissent et les images visuelles et physiquement stables qui leur servent de modèles ou qui en existent par ailleurs. Et cette inadéquation est démontrée dans le travail même de l’artiste par la façon dont celui-ci réutilisera chacune de ces trente trois descriptions verbales dans la pièce radiophonique Pink odyssÉe – 2004/2007, les intégrant à un récit où elles se présentent comme des apparitions suscitées par une voix qui n’est pas celle du narrateur principal, ce dernier les découvrant comme des moments de son parcours au sein d’un château dans une forêt, des moments qui orientent et relancent son parcours.

Ce n’est pas que la description n’en soit pas exacte, mais plutôt que, comme toute description verbale, elle n’épuise pas l’image et, surtout, qu’elle y opère des choix, qui sont ceux de l’artiste certes mais qui ne sont pas forcément les miens lorsque je suis en position de regardeur. Quand on sait que, selon l’artiste, les images existent avant que d’être réalisées, que les photographies aussi bien que toutes ses autres œuvres sont pour lui la « mise en forme » de projets « prêts et donc terminés » (autre manière de formuler le passage de la sensation à sa « réalisation » dont parlait Cézanne, les sensations n’étant plus comme à l’époque du peintre aixois suscitées uniquement par des motifs pris dans la nature mais par tout ce qui peut affecter l’artiste et auquel il réagit), les allers-retours entre présence et absence, image et imagination, ici et ailleurs, plénitude et rien, manifestent un degré particulièrement important de complexité1. Et sans doute, si je n’ai pas compris cette œuvre – et vraisemblablement je ne la comprends toujours que partiellement – c’est précisément dans la mesure où elle désigne un noyau de l’esthétique de Georges Tony Stoll, ce qui fait de chacune de ses œuvres une instance particulièrement acérée d’un phénomène de migration des images, qui passent d’une incarnation à une autre sans heurts apparents, mais à chaque fois avec justesse (pour autant que l’on puisse en juger, par l’attrait qu’elles suscitent, par le plaisir qu’elles procurent, par les interrogations qu’elles exaspèrent), qui ne se fixent jamais tout à fait, ni dans une forme, ni dans un médium, ni dans un état de stabilité qui les renfermerait sur elles-mêmes.

 

IN-DÉFINITIONS

Le dessin est l’une de ces incarnations, celle même dont la récurrence sur la longue durée est la plus constante. Georges Tony Stoll s’est d’abord fait connaître comme peintre, dans l’effervescence d’un premier « retour à la peinture » après l’âge des avant-gardes, qui marquait internationalement le début des années 1980, le situant alors dans la perspective du néo-expressionnisme, dont le versant français triomphait dans les galeries et les musées, quoique avec moins de sûreté que les écoles nationales allemande, italienne ou américaine ressuscitées pour l’occasion. Pour simplifier les choses, on pouvait même le faire passer pour l’un des protagonistes d’une sorte d’école de Marseille, aux côtés de Gérard Traquandi ou de Georges Autard2. Après un retrait de quasiment dix ans, il réapparut en photographe, associé cette fois-ci, et sans beaucoup plus de pertinence, à une tendance préoccupée par l’exploration de l’intime voire par la définition visuelle d’un statut minoritaire ou communautaire (dans son cas, celui de l’homosexualité), aux côtés de Nan Goldin et autres Jack Pierson3. Pendant tout ce temps, cependant, la pratique du dessin continuait, avec plus ou moins de visibilité dans les expositions, non pas comme un à-côté traditionaliste, ni comme un laboratoire pour expérimenter la qualité des formes et des propositions avant leur réalisation dans un autre médium plus durable, mais plutôt comme une sorte de basse continue, un soubassement fondamental de la pratique artistique. D’où le grand nombre de dessins accumulés au fil des ans et dont le présent album donne une toute petite sélection, choisie et organisée par trois subjectivités travaillant de concert.

Il est difficile de définir avec précision et exclusive ce qu’est le dessin dans le cas de Georges Tony Stoll. D’une manière assez simple, c’est tout ce que l’artiste exécute sur une feuille de papier, y compris avec la couleur, sans préjuger des outils utilisés pour cela. Comme dans toute son activité, il serait en effet illusoire de prétendre opérer des classifications en fonction des matériaux : entrent dans la fabrique du dessin aussi bien le crayon, le fusain et l’encre que le collage, le découpage, le pastel, le crayon-feutre, le stylo à bille, la peinture acrylique, la peinture à l’huile. Les supports eux-mêmes incluent toutes les sortes de feuilles de papier, aux dimensions, aux grains, aux grammages et aux teintes les plus variées, depuis les pages de petits carnets à spirales jusqu’à des grandes feuilles de carton brillant. L’usage de la feuille pourrait dans un premier temps paraître seulement un moyen très superficiel d’opérer des distinctions à l’intérieur d’une pratique artistique qui, comme tant d’autres contemporaines, ne s’y arrête pas – sauf lorsqu’il s’agit de décider quel département de musée va acquérir telle ou telle partie de la production. L’une des caractéristiques de cet usage réside à première vue dans le fait qu’il emporte avec lui une sorte d’immédiateté et de rapidité d’exécution (l’artiste parle souvent de « dessins vites »), qui laisse penser que la feuille est le support privilégié d’une pratique décomplexée de la création, du fait notamment de l’accessibilité financière des matériaux (accessibilité toute relative dès lors que la feuille ou les pastels peuvent aussi être d’une fabrique et d’un achat très coûteux). Mais le recours à la photographie, du moins telle que pratiquée par Georges Tony Stoll, relève de principes trop similaires pour que l’on soit certain de la pertinence de la discrimination : pour peu que l’on ait un appareil, trouver son sujet, cadrer, appuyer sur le déclencheur et développer ne réclament pas plus de savoir-faire et ne paraissent pas plus précieux que prendre une feuille de papier et y tracer des formes.

Le dessin et la photographie – les deux moyens privilégiés par Georges Tony Stoll depuis une bonne dizaine d’années – ont en outre en commun la dialectique qu’ils instaurent entre l’immédiateté de l’exécution et la mise à distance de la monstration, puisque l’image créée diffère finalement de celle qui est montrée aux spectateurs dans le cadre des expositions, dans la mesure où s’impose la protection derrière un verre, puisque l’artiste a renoncé désormais à présenter ses images comme elles sortaient de l’atelier, en les punaisant simplement au mur ou en les contrecollant sur aluminium ou sur d’autres panneaux rigides, comme il le faisait par exemple dans son exposition à l’ARC du Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1996. Quant à la peinture de tableaux sur toile, il apparaît aussitôt – et c’est sans doute la raison de son retour à la fin de 2006, après des années d’absence – qu’elle n’est pas moins immédiate, qu’elle n’entretient pas moins de rapport indiciel à son auteur que les dessins et les photographies, qu’elle est tout autant la trace formée de sa subjectivité (dans l’usage qu’en fait Georges Tony Stoll, le rapport indiciel de la photographie à la réalité est en effet au moins autant de ce côté-là que dans les situations et les moments représentés, dans la mesure où ceux-ci sont organisés par l’artiste pour se conformer à une image intérieure).

Des différences existent bien pourtant, qui permettent de considérer les dessins pour eux-mêmes, qui ne sont pas seulement matérielles, à condition du moins que l’on garde à l’esprit que, en dernier ressort, l’œuvre de Georges Tony Stoll est un tout, simplement diversement incarné, différemment modulé. D’une part, à l’égard de la peinture sur toile, le dessin se distingue par son rapport à l’histoire. Le tableau emporte en effet avec lui toute une tradition qui en fait un objet malgré tout précieux, comme un dépositaire en quelque sorte définitif d’une qualité historique : ce que Georges Tony Stoll, dont l’esthétique tout entière s’oppose au définitif, ne peut combattre qu’en limitant la taille de ses toiles, la bornant à des dimensions qui n’atteignent même pas celle du format raisin de certains papiers, ou en singeant la forme picturale par le labeur artisanal du canevas de tapissier. D’autre part, à la différence de ce que fait, malgré elle en fait, la photographie, le dessin ne peut prétendre – et il ne le cherche pas – à saisir les corps comme des êtres singuliers, qui ont été là, dans un lieu et dans un moment précis.

Si, dans les mains de Georges Tony Stoll, la photographie aussi bien que le dessin opère une formalisation abstraite qui confère à chaque élément présent à la surface de l’image une valeur égale, comme une composition (le rectangle du viseur est alors un élément fondateur de l’image, d’une manière similaire au rectangle de la feuille, ce qui explique que les photographies ne soient pas recadrées au tirage), la dialectique entre présence et absence ne peut y être exactement de même nature : un fragment de corps dessiné, aussi précis soit-il, n’entretient jamais le même rapport à la réalité qu’un fragment de corps photographié. L’opération d’abstraction y est pour ainsi dire plus immédiate, dans la mesure où l’artiste n’a pas à faire en sorte que le caractère figuratif de la photographie soit minoré. Le dessin est plus immédiatement perçu comme in-fini que la photographie ou que le tableau, voire que la sculpture (puisque celle-ci présente forcément des objets qui sont des intrusions stables dans le monde), il impose donc moins de détours pour conserver ce caractère d’in-fini (plutôt qu’indéfini) qui est au cœur du travail de Georges Tony Stoll (ce qui exclut – presque entièrement et l’on reviendra sur les exceptions – la pratique du dessin au trait, dans la mesure où celui-ci affirme une séparation entre plusieurs éléments, une coupure au sein de la totalité).

 

CIRCULATIONS

Georges Tony Stoll parle lui-même de sa pratique artistique, dans toutes ses manifestations, comme d’une exploration d’un territoire, qu’il nomme « territoire de l’abstraction », présentant ce dernier comme « ce trou noir, que je peux situer entre la réalité et la fiction, mais dont il m’est impossible de décrire les limites, les formes, les échanges » ou comme ce lieu « où tous les phénomènes se rejoignent et forcent la réaction, la contradiction et ainsi l’invention »4. Dans aucun des moyens qu’il utilise il ne veut décrire le monde extérieur tel qu’il apparaît, même s’il sait aussi enfoncer le clou du trivial lorsque celui-ci se présente (je connais peu d’artistes qui aient su faire un usage aussi abstrait de la saucisse en sachet ou des chaussures de sport, pour prendre des objets que l’on retrouve dans plusieurs de ses photographies). Il se conduit ainsi à puiser à l’intérieur de lui-même ce qu’il donne à voir dans ses images, non pas dans une hostilité au monde (encore que cela puisse à l’occasion être le cas, puisque les esprits exigeants sont aussi des esprits révoltés quand cela en vaut la peine), mais dans une relation au monde où celui-ci a été digéré par sa propre subjectivité.

Il n’est pas étonnant dans ces conditions que des formes similaires circulent dans l’ensemble de son travail, et connaissent des incarnations différenciées dans plusieurs techniques – ce qui n’empêche pas bien entendu les surgissements soudains et parfois uniques de certaines formes. Cette circulation peut parfois laisser penser, surtout lorsque l’on considère les dates des différentes réalisations, que l’on a affaire dans certains dessins à des études ou à des esquisses pour des réalisations futures, dans des médiums plus stables. Mais il n’en est rien, ou plutôt les dessins d’esquisse, quand ils existent effectivement (pour des sculptures ou des installations par exemple, ou pour d’autres dessins, sous formes de croquis dans des petits carnets) ne sont-ils clairement que cela, sans possibilité d’aucune existence autonome (à la différence des dessins rassemblés dans ce livre). La réapparition des formes dans les différents médiums n’est rien d’autre que la manifestation d’un territoire précis, que la connaissance de l’œuvre dans sa globalité aide peut-être à mieux parcourir, de même que les signes conventionnels dans la cartographie permettent à tout un chacun de se repérer et de tracer une route assurée (de diriger des mouvements de troupe judicieux ou de bombarder les positions ennemies en cas de cartographie militaire).

Les dessins sur papier peuvent connaître éventuellement des incarnations plus provisoires sur des murs, en version agrandies. Ils ne sont alors jamais exactement les mêmes dans les deux cas, l’artiste s’adaptant à la surface à couvrir en modifiant ses formes. Mais l’on peut reconnaître par exemple de grandes proximités entre les formes au trait tracées sur un des murs du Schloss Solitude en 2004 – cinq formes allongées pourvues chacune d’une croix dans leur partie en disque – et celles qui composent Sans titre (couleurs) 2 – 1985, une peinture à l’huile plus tard retitrée Constructions anormales – 2007 : la version murale est comme l’éclatement et la multiplication par scissiparité du dessin réalisé vingt ans auparavant, qui comportait seulement deux de ces formes oblongues, chacune marquée dans leur partie circulaire d’une ou deux dizaines de croix. Un autre dessin mural de la même exposition, grande baudruche diagonale au trait, remplie d’un noir épais sur la partie supérieure, ressurgit également, en couleurs et au pastel, dans Horizons- 2007, sans plus aucun contour défini.

Les formes des dessins reviennent aussi dans les sculptures, sans que l’on puisse systématiser l’antériorité de la présence sur le papier par rapport à son incarnation tridimensionnelle – ainsi des sortes de maisons en contreplaqués dorées de Mon chef d’œuvre – 2003, qui trouvent leurs équivalents dans des dessins comme ExtrÊmes – 1985 ou Pont abstrait – 2006, voire dans deux des dessins à l’encre de la série Stuttgart – 2004 (où ils sont associés aux mêmes signes en goutte que dans Pont abstrait – 2006), et qui apparaissent également, dans une version non-peinte et partielle, dans la photographie Coins – 2001, et en version de carton dorée dans Sunset – 2003 (posées au sol de l’atelier devant une plaque de carton entaillée). Certains dessins ont d’ailleurs une existence principale dans des photographies, comme la petite tête clownesque au feutre noir fixée sur un mur dans Portraits – 1999 ou les trois formes allongées supportées par un arc de cercle, feuille placée en décor d’un homme torse-nu avançant avec détermination dans Station – 1999 (les mêmes formes exactement, mais en noir et non en rouge, sont reprises dans un dessin de la série Stuttgart – 2004).

Un plus grand nombre encore de photographies font un usage direct de formes que l’on retrouve isolées sur des dessins. Les ronds de couleurs que des personnages placent sur leur tête ou sur leur corps – qui, parfois, les oblitère littéralement – connaissent des versions sur fond monochrome dans PensÉe abstraite n°2 – 2006 et PensÉe abstraite n°3 – 2006 ; ils prennent un tour franchement ornemental dans le collage Constellation n°11 – 1988. Le pochoir floral qu’un homme porte à la bouche dans le polyptyque photographique Illuminations – 1999, figure comme motif au fusain dans Profond – 2003. La forme bulbeuse que l’un des personnages a placée sur le haut de son corps dans l’un des trois écrans de la vidéo Que fait le minotaure quand il est seul ? – 1997, comme une tête monstrueuse, réapparaît telle quelle dans trois images du collage photographique Jeux n°11 – 2005, puis en pastel multicolore, simplement inversé, dans le Caustique lunaire n°2 – 2006 et enfin dans une version réalisée par empreinte d’une forme découpée, dans FORME PRÉCISE – 2007. Les croix de papier adhésif qui parsèment le mur et l’épaule d’un modèle dans Sans titre (Mes anonymes) – 1998, étaient les seuls motifs de certains dessins de la série Conversations – 1987…

Mais surtout, plus que ces récurrences littérales, ce sont des situations formelles que l’on retrouve d’un médium à l’autre. Les échos constants entre les dessins, les sculptures, les photographies, les vidéos et les peintures, conduisent à considérer les formes que les dessins présentent pour elles-mêmes, en les décontextualisant pour ainsi dire, comme des attitudes et des orientations autant que comme des signes. Les tracés interrompus par un bord vertical de la feuille dans la série des Conversations – 1987 ou dans Translation – 1987 suggèrent un glissement que les dos fragmentés du diptyque photographique Sans titre (Les parfaits amoureux) – 1996 présentent comme un acte érotique. La macule noire qui vient ombrer la forme irrégulière de Futur – 1985 n’est pas moins sale que la tache colorée qui bizarrement s’étale sur la joue des personnages de T Rex – 2005 ou de Homme qui rit – 2003. Les corps nus basculés sur les bords des tables ou carrément tombés, dans les photographies Homme actif – 2002 ou TombÉ – 2003, orientent dans un sens similaire la vision des rassemblements de formes oblongues, comme des silhouettes déformées, que l’on trouve dans les papiers découpés Fort – 2006 ou Riche – 2006, cette similitude étant rendue explicite par la juxtaposition dans une même image, répétée trois fois, d’un dessin similaire et d’un nu sur une table dans l’assemblage photographique Mystery Tour 9.3 – 2007.

Deux séries au moins de dessins jouent d’ailleurs explicitement de cette possibilité de mettre en parallèle une forme dessinée par l’artiste et une photographie : Autistic Dream – 2004/2006 qui organise des circulations, ici harmonieuses, là antagonistes, entre des fragments de corps trouvés dans des magazines et des tracés à l’encre ; et Double version – 2006, qui repose plus largement sur un principe de résonance entre des photographies prises par l’artiste puis découpées et des dessins au crayon.

Ces récurrences sont importantes en elles-mêmes en ce qu’elles signalent une véritable cohérence de l’œuvre de Georges Tony Stoll, qui ne s’écartèle pas entre différentes parties que l’on ne saurait réconcilier qu’en faisant appel à un style autographe, à une sorte de touche ou de vision subjective. Elles permettent ainsi de corriger une tendance qui réserverait un peu facilement la sexualité et le rapport au corps à la photographie et à la vidéo, l’architecture et la mise en situation à la sculpture, l’abstraction et une certaine sorte de délectation formelle au dessin et à la peinture. Ces attributs circulent en réalité librement au sein de l’œuvre tout entier, comme un regard attentif le laisse intuitivement percevoir. De telle sorte qu’aucune définition ni des formes, ni de leurs rapports, ni des contenus iconographiques, ne devrait venir empêcher cette circulation – sauf à opérer une réduction dommageable. C’est pour cette raison notamment que les catégories traditionnelles de figuration et d’abstraction trouvent mal ici à s’appliquer – quand bien même elles continueraient à avoir un sens ailleurs, ce qui n’est pas certain. Si les formes employées par Georges Tony Stoll ne sont que rarement explicitement mimétiques (les maisons citées, les profils humains stylisés qui apparaissent dans My baby is so cute – 1985 ou Bruce crie 1, 2, 3 – 1987, sont quelques exceptions), elles ne sont pas non plus sans significations autre que plastiques. Si elles demandent toujours à être  considérées pour elles-mêmes ou dans le strict rapport avec leurs voisines sur une même feuille (ce qui serait une bonne définition à minima de l’abstraction), elles portent manifestement – mais c’est à notre intuition que cette manifestation s’adresse, non pas à la raison déchiffrante – un rapport vif aux formes du monde (ce qui serait une définition à minima de la figuration). Pour dire les choses dans le sens inverse, chez Georges Tony Stoll, la figuration est toujours résiduelle et l’abstraction en devenir (et cela vaut aussi bien pour les dessins que pour le reste de l’œuvre).

 

RÉMANENCES

Le fait que les titres des œuvres comportent les dates de réalisation de chacune d’entre elles permet de se rendre compte que cette cohérence est également perceptible dans sa dimension temporelle. À dire vrai, la sélection des images rassemblées dans ce livre et leur ordonnancement se sont faits sans jamais avoir à l’esprit une quelconque chronologie. Ce n’est qu’a posteriori qu’il est apparu que les images dataient pour la majorité du milieu des années 1980 et du début de la décennie 2000. Cela vient bien entendu du fait que Georges Tony Stoll est censé s’être arrêté de produire des œuvres d’art entre 1986, de retour d’un séjour à Düsseldorf où il a abandonné la peinture, jusqu’en 1993 – mais, comme le montrent certaines œuvres ici reproduites (datant de 1987, 1988, 1991 ou 1992), cet arrêt n’a été que partiel et n’a pas affecté complètement le dessin ; celui-ci a continué en sous-main. En réalité la période où le dessin est le moins présent est précisément celle des années 1990, où la photographie occupe presque entièrement l’artiste et où elle prend en charge les qualités communes avec le dessin que j’ai signalées plus haut –  immédiateté, facilité technique.

Plus étonnant est le fait que, de part et d’autre de cette période de vingt ans, il est difficile de remarquer des évolutions, du moins des évolutions suffisamment claires pour qu’elles permettent de dater à coup sûr une œuvre. Non seulement il existe une circulation des formes et des situations formelles d’un médium à l’autre au fil des années, sans logique de contamination dans un seul sens exclusif, mais il y a aussi rémanence des solutions plastiques. Peut-être faudrait-il pour comprendre ces rémanences recourir à des explications psychologiques, qui les justifieraient par des événements de la vie de l’artiste, ou par l’évolution de sa vie psychique, voire par celle de sa condition physique. Mais je ne suis pas équipé conceptuellement pour me livrer à une telle opération. Si je n’ai pas d’imagination, je n’ai pas non plus de sens psychologique, j’espère que le lecteur voudra bien m’en excuser. Je doute, de toutes façons, qu’elle soit forcément fructueuse, tant les différences entre les dessins réalisés à trente ans et ceux réalisés à cinquante ans me paraissent peu substantielles.

Cela ne vient pas de ce qu’un système esthétique, bâti sur des décisions prises une fois pour toutes, gouvernerait l’ensemble de son travail ; nulle rigidité idéologique n’y préside. Je crois plutôt que la migration des formes chez Georges Tony Stoll tient surtout à ce que celles-ci sont toujours le résultat de quelque voyage intérieur – prenant souvent la forme d’une véritable hallucination (un peu à la manière dont Miró disait s’être mis dans un état d’hallucination pour peindre ses « paysages de rêve » des années 1920) – qui retrouve sur son parcours des événements, des sensations, des situations similaires quoique à chaque fois un peu différentes. Il y a bien des inflexions dans le travail, mais elles sont visibles dans chaque objet produit, sans logique externe à celui-ci, et ne font pas système, ne dessinent pas une évolution linéaire, qu’il serait possible de résumer. Elles tiennent à la fois à la spécificité de chaque projet – notamment à la taille de la feuille, à sa nature, au médium choisi – et au moment où celui-ci est réalisé – aux circonstances internes et externes dont il se nourrit, à la conscience de son inscription au sein d’une totalité en devenir. De telle sorte qu’on peut au plus remarquer que certains éléments présents dans les années 1980 disparaissent par la suite – notamment les profils silhouettés de têtes ou la tendance des formes à s’ancrer sur un bord au moins de la feuille – tandis que certains autres apparaissent – par exemple les sortes de cornes d’abondance vides que l’on voit sur des dessins comme THE Space Cowboy n°3 – 2006 ou Double version n°31 – 2006 ou encore PensÉe abstraite n°18 – 2006, le centrage d’une forme isolée, se détachant monumentalement sur un fond uniforme. Mais de ces remarques, on ne peut guère tirer de règle générale, tant l’expérience montre que les figures et les dispositifs oubliés peuvent tout à coup revenir (j’écris tout à coup, mais cela n’a rien d’un surgissement, plutôt d’une calme rémanence) ou disparaître sans crier gare, en l’absence de tout principe téléologique.

 

CARTOGRAPHIES

L’un des effets les plus évidents de cette cohérence des œuvres de Georges Tony Stoll est de rendre peu à peu sensibles ceux qui les regardent à ce que l’on pourrait appeler des effets de reconnaissance (au sens aussi où un éclaireur opère la reconnaissance du terrain que le reste de la troupe parcourra). Il est évident que tout travail artistique ayant partie liée avec l’abstraction joue de ces effets, dans la mesure où il invite le spectateur à chercher des cohérences non plus dans le rapport au monde extérieur mais dans le monde qu’intrinsèquement dessinent la répétition et la multiplication des motifs. Mais, de même que l’artiste dit explorer dans son travail un « territoire de l’abstraction », de même nous sommes à notre tour invités à participer à notre manière à cette exploration. Les dessins apparaissent alors comme autant de moments d’une cartographie incertaine, qui nous permet progressivement, au fur et à mesure que nous suivons l’artiste dans son voyage, de nous orienter. Il ne s’agit cependant en aucune façon de proposer des signes conventionnels dont la signification serait établie une fois pour toute comme dans un manuel. C’est la récurrence des signes qui leur donne un sens pour nous, la façon selon laquelle chacun d’entre nous repère, à sa manière, avec ses inflexions propres, telle ou telle récurrence, dans telle ou telle situation.

Dans son fameux traité Les règles du dessin et du lavis, consacré aux « plans particuliers des ouvrages & des bâtimens », qui fit autorité en France au XVIIIème siècle et pendant la plus grande partie du XIXème, Buchotte pouvait écrire: « Les règles et les maximes, que nous prétendons enseigner dans ce Traité avec tout ce qui aura quelque rapport à ces sortes de dessins, sont donc absolument nécessaires ; car j’ai remarqué que de tous les écoliers de feu M. la Bossiere le fils, qui n’enseignoit que la pratique du dessin, ceux qui n’avoient pas de théorie ne se trouvoient pas en état, après avoir appris un an entier sous lui, de faire l’original d’un dessin, ne sachant pas quand il fallait une grosse ligne ou une déliée, une teinte forte ou une faible, une ombre courbée ou une adoucie ; ainsi ils ne savoient que copier des dessins, & si ces dessins étoient mal entendus, ils les faisoient de même ; à quoi nous prétendons remédier par des règles & des maximes que nous donnerons dans ce Traité, dont les unes seront fondées sur les effets naturels, & les autres sur des principes de convenance […] Nous expliquerons dans les Sections suivantes de quelle maniere on doit représenter chaque chose, & dans quel détail on doit entrer pour chaque carte, tant pour les positions que pour le paysage, & l’on verra dans les planches la façon d’exprimer toutes ces choses en petit. »5 Rien de tel ici (et j’avoue que je viens de citer ce texte classique surtout parce que, dans sa rigueur affichée, il recèle une poésie qui me le rend attachant). La récurrence des formes ne parvient jamais à constituer un système de signes récurrents (ce n’est pas son but, aussi bien). Certains dessins semblent certes faire un état des lieux des signes utilisés : ainsi un dessin de la série Stuttgart – 2004, où dix objets/formes que l’on retrouve dans d’autres dessins sont reliés un par un par des pointillés, les présente comme liés par un réseau ; ainsi Cartographie sublime – 2007, figure une sorte de portant en grille, mais une grille incomplète en bas à droite, qui présenterait des trophées amorphes. Mais ce ne sont au mieux que des répertoires. Leur présentation visuelle laisse penser qu’ils sont en eux-mêmes une sorte de proposition d’exploration, plutôt qu’un outil pour comprendre les autres propositions.

Les formes qui apparaissent dans les œuvres de Georges Tony Stoll ne sont donc pas des signes sur lesquels on s’arrête pour chercher à leur donner une signification certaine et limitée, mais bien plutôt des signaux d’orientation, qui donnent une certaine direction à nos interprétations, ou à nos dérives imaginaires et visuelles à partir d’eux. Ils ne viennent pas fixer nos dérives possibles ou y mettre un terme, mais au contraire les rendre possibles, nous remettre en route. Ils nous permettent tout au plus de nous situer, encore faut-il préciser qu’en réalité ils conduisent plutôt à nous dé-situer, à nous déporter du monde où nous agissons pour nous guider plutôt au sein d’un monde en partie autonome, « ce lieu de débat et de conquêtes », ce lieu dont il ne faut pas « chercher [le] nom ni [l]a localisation, en prenant le prétexte qu’il ne sert plus à rien de rêver au monde », ce lieu dont les dessins proposent une cartographie provisoire et sans cesse recommencée6. C’est en ce sens qu’ils ont un rôle à la fois politique et métaphysique, puisqu’ils fonctionnent, pour reprendre une métaphore de l’artiste, comme « un trampoline sur lequel il devient obligatoire de s’entraîner pour un saut toujours plus haut et plus beau » (on aurait tort de ne lire dans cette phrase qu’une réflexion sur le travail de l’artiste, ce sont les spectateurs aussi qui sont ici invités à sauter grâce aux œuvres)7.

 

TERRITOIRES

En 1982, au moment même où l’œuvre de Georges Tony Stoll débutait, Gerhard Richter décrivait comment « les tableaux abstrait sont des modèles fictifs, parce qu’ils rendent manifeste une réalité que nous ne pouvons ni voir ni décrire, mais dont nous pouvons déduire l’existence » (cette déclaration avait lieu dans le catalogue de la Documenta 7, qui marquait aussi le jeune artiste marseillais par l’action de Beuys, entourant deux arbres de morceaux de granit ou de béton)8. Le travail de l’artiste est évidemment de chercher à rendre visible des morceaux de cette réalité, de manière certes précaire mais la précarité est une condition de la vie humaine. Il est cependant évident que dans son cas le monde présenté n’est nullement séparé du monde où nous évoluons ordinairement, qu’il ne s’agit pas d’un ailleurs qui dévaloriserait le monde matériel mais plutôt d’une ouverture à l’intérieur de ce monde, qui y dessinerait d’autres mondes possibles. Ce que l’artiste nomme le « territoire de l’abstraction » n’est pas fermé sur lui-même mais entretient des rapports multiples avec la vie, quoique d’une nature difficile à préciser et à nommer – puisque aussi bien la nommer serait la réduire et la limiter, ce qui lui serait profondément contraire. Selon les déclarations, l’artiste insiste sur sa « peur du monde », sur la façon dont son art « sert à mettre en place ce conflit [qui] naît du refus de la fusion et de l’identification de la différence », sur les sensations qu’elle suscite et qui « nous permettent de parler en face de cette œuvre ou en face de son souvenir, de raconter l’état du monde, de l’analyser, mais aussi d’inventer une histoire, une autre histoire même »9. Deux dessins au fusain – Anamorphose – 2006 et Projet – 2006, la conjonction des titres est un heureux hasard – me semblent exemplairement incarner le processus d’exploration de ce territoire dans sa relation au monde extérieur. L’un comme l’autre sont caractérisés par leur apparence non pas hésitante mais accidentée, les lignes inscrites sur le papier ne formant pas des contours tranchants, qui séparerait et ordonnerait un visible idéal au sein du monde. En ce sens, le deuil est bien fait de l’un de « ces grands mythes de maîtrise de l’art d’Occident » qu’a exposé Hubert Damisch dans son Traité du trait, et les saccades des coups de ciseau sur les silhouettes découpées de certains dessins de 2006 et 2007 en sont un autre témoignage (rare exception, la série Stuttgart – 2004, qui apparaît de ce fait comme un recueil de projets qui auraient vocation à être réalisés autrement, une série de maquettes)10. Les deux dessins manifestent une volonté de déprise, une inassurance véritablement humble (au risque de me répéter, je rappellerai que l’humilité n’est pas la modestie, qu’elle n’empêche nullement l’ampleur des ambitions, simplement le fait-elle en ne prétendant à aucune maîtrise, ni de soi ni des autres). Les traits y sont concentriques dans le premier et marquent une direction verticale dans le second, à cause en particulier de leur densité accrue sur la partie supérieure de la forme en pointe de flèche ; tout en ne cessant pas de suggérer des orientations contradictoires. Ils indiquent ainsi une attitude visuelle et une action mentale qui conjoignent dilatation et enfouissement, surgissement dynamique et prolifération éparpillée en une multitude d’entrelacs.

 

INSTABILITÉS

On aurait tort, on l’aura compris, de vouloir saisir ce qu’il en est de ces images par les seuls moyens de l’analyse intellectuelle (Buchotte, dans la langue du XVIIème parlait d’« entendement », et ce terme indique bien à quel point il s’agissait en ce cas de pouvoir traduire le visible en audible, en mots). C’est à notre sensibilité (mais la sensibilité peut être intelligente) qu’elles s’adressent. Ce sont des expériences sensibles, dont les acteurs sont nos yeux mais aussi tout notre corps, qu’elles convoquent. Il ne s’agit pas de comprendre des images mais de s’en imprégner, de les laisser plutôt nous saisir, comme elles le font littéralement dans certaines photographies, s’imposant comme des marques sur des corps humains (des croix de ruban adhésif, des ovales de papier), jusqu’à parfois oblitérer ces derniers, à remplacer leur visage par des cibles multicolores. En ce sens, la feuille de papier est bien un support vivant, l’équivalent d’un corps. Elle interagit avec l’image qui s’y fond lorsque l’artiste s’en empare et la transforme, par empreinte, par collage, par badigeonnage, par imprégnation, par inscription. Ainsi, dans Anamorphose – 2006 et dans Projet – 2006, le blanc de la feuille participe-t-il pleinement à l’activité de l’image, à égalité avec les traits d’épaisseur variable qui le marquent, surgissant comme figure positive à tel endroit et à tel autre se retirant comme un arrière-plan négatif, en une suite de palpitations.

Aucune de ces images-corps ne prend pourtant de caractère définitif. Si les images circulent et migrent d’un médium à l’autre et d’un dessin à l’autre, s’infléchissant à chaque fois comme la main s’adapte à chaque corps qu’elle veut caresser, elles ne s’arrêtent jamais tout à fait sur le support. Celui-ci les retient simplement d’une manière précaire. J’ai dit ailleurs à quel point le dessin de Georges Tony Stoll relève d’une esthétique de l’entre-deux qui en fait le prolongement de la tradition biomorphique d’il y a trois-quarts de siècle et ne veux pas y insister11. Il ne s’agit cependant pas d’abord de repérer ici ou là des similitudes formelles avec certains collages ou tableaux de Jean Arp – ces similitudes existent bien, elles témoignent d’une connaissance intime de l’œuvre de l’artiste alsacien, et l’on pourrait d’ailleurs y ajouter celles entretenues avec certains dessins de Blinky Palermo, ce biomorphiste paradoxal (dans la mesure où ses œuvres furent bien ces « souffles » que décrivait Beuys)12. L’important est plutôt que les dessins de Georges Tony Stoll se présentent selon le modèle du surgissement et de l’apparition (ou de la disparition, c’est selon).

Alors que dans la vie courante, nous n’avons généralement de cesse de tout saisir, de tout maîtriser, les êtres comme les choses, les images sont ici proprement insaisissables. Lorsque la forme dessinée est particulièrement stable dans son genre, elle est mise en branle de l’intérieur. Ainsi les spirales des deux Sans ressources – 1992, quoique d’une seule couleur et bien centrées, deviennent incertaines du fait que la peinture y a été déposée à l’aide d’un pochoir, par un rapide badigeon, dont l’inégale densité est très visible. Ainsi le cube de Compilation 2 – 2007 contient-il à peine le tourbillon de traits qui le remplit. Ainsi encore les touches heurtées qui remplissent le rectangle principal de La place favorite – 1986, le rendent-elles soudain particulièrement agité, comme une présence sanguine, voire sanguinolente, avec le même degré de carnalité que dans une œuvre de Philip Guston. La façon dont, dans nombre de dessins des années 1980, le cadre semble interrompre une figure est une manière également de suggérer que l’image a comme été saisie au vol, et qu’une partie s’en est déjà échappée, à moins qu’elle attende de venir se prendre sur la surface de révélation du papier. Même dans un collage comme Constellation n°7 – 1988, à la composition généralement stable, il suffit que les quatre rectangles roses qui se trouvent de part et d’autre des bords latéraux apparaissent comme des carrés tronqués (puisque leurs dix voisins sont tous des carrés) pour que l’impression existe qu’il s’agit d’un défilement de deux rangées de carrés sur un paysage bleu et or, qui pourrait se poursuivre. Plus récemment, THE Space Cowboy n°1 – 2006 ou Compilation 1 – 2007, suggèrent une mise en mouvement ascensionnel d’un carré, avec des sortes de lignes de vitesse sur la partie inférieure (en écho à la période « dynamique » du suprématisme? – peut-être, mais certainement sans le projet utopique qui accompagnait les réalisations de Malévitch).

Ces formes ouvertes et glissantes sont ainsi l’équivalent des actions suspendues des photographies et l’on ne sait s’il faut se réjouir ou se désoler qu’aient été abandonnés les projets un moment envisagés par l’artiste d’animer en film une de ces images, de les mettre littéralement en mouvement, au lieu de laisser aux spectateurs le soin de le faire ou pas, selon leur imagination. Ce que nous avons à regarder pour l’instant ce sont des « formes indomptables […] des formes qui exhibent leur particularisme, qui l’offrent aux regards pour dérouter tout ce que le savoir permet comme assurance »13.

La gamme de couleurs utilisée par Georges Tony Stoll – pour autant que l’on puisse parler d’une gamme, tant la diversité est grande – est l’un des principaux facteurs de suspension des images dans l’entre-deux. Non pas que la couleur y manque jamais de précision. Elle peut aussi bien être particulièrement vive – dans les Abstract – 1985 par exemple, où les feutres ont été utilisés pour leur aptitude à l’épanchement et à la diffusion – qu’apparemment plus austère – se réduisant à des gradations de gris, ou jouant seulement de la couleur du papier. Elle peut être très explicitement subtile – par exemple dans les pastels à plusieurs tons comme Horizons – 2007 ou THE Space Cowboy n°3 – 2006 – ou au contraire jouer d’une crudité presque kitsch (mais d’un faux kitsch, qui fait beaucoup songer à celui manié avec dextérité par Michael Buthe, grand amateur lui aussi, dans les dernières années de sa vie, de l’or, de l’argent ou du rose) – dans Bruce Crie 1, 2, 3 – 1987 ou les deux Constellation n°11 – 1988  et Constellation n°15 – 1988. Mais elle garde toujours, alors même qu’elle parvient souvent à ce que l’on peut reconnaître comme une harmonie, une certaine acidité, quelque chose de rugueux, d’irritant (comme un papier de verre, plein d’éclats lumineux, mais qui est indéniablement râpeux si l’on s’en approche de près).

Il est rare en effet qu’un dessin de Georges Tony Stoll puisse être considéré comme pleinement apaisé, réconcilié. Il existe toujours en son sein une puissance douce-amère, quelque chose qui dérange et que l’artiste suggère lorsqu’il parle, fréquemment, de la présence de « la peur  » et de la possibilité de « la vivre simplement dans l’instant du regard » ou lorsqu’il écrit que le lieu de ses œuvres doit être une « place inconfortable, et cela malgré la qualité esthétique de l’œuvre  »14.

J’avais envie à propos de ces dessins d’employer le terme de « fantômes », dans la mesure où ce sont des apparitions fugaces, qui reviennent de manière subreptice, sous des formes nouvelles ou dans le souvenir que rien ne prépare. Dans un e-mail du 12 juillet 2007, Georges Tony Stoll emploie le terme d’« éblouissement » et je crois qu’il est plus juste. Ces dessins sont des éblouissements, puisque ce sont des rencontres précaires qui suscitent à la fois un sentiment de reconnaissance intuitive et une sensation irritante d’incompréhension. Une lampe peut éclairer mais lorsqu’elle est projetée dans votre face, elles vous aveugle, vous éblouit. Ce n’est que dans l’après-coup que l’excès de lumière peut être interprété, que les indications pour s’orienter s’y déchiffrent. Au moment où il vous atteint, vous ne voyez proprement rien. Les dessins de Georges Tony Stoll s’approchent parfois au plus près de ce rien, non pas comme un lieu assignable, mais comme une défection, un repli, à l’intérieur des images et des corps, à l’intérieur de la beauté. Si ce n’était pas à cet endroit précis que ce rien advenait, il ne serait que du négatif, facilement courtisé, et non pas ce Rien que cherche l’artiste lorsqu’il écrit : « je voudrais connaître la ou une représentation possible du Rien, et cela en me servant d’une avalanche de traits et de mots […] et l’illusion de l’épopée serait alors la force du travail à accomplir »15. Un travail que ces dessins nous aident peut-être à accomplir à notre tour.

 

 

1 . T. Stoll, e-mail à l’auteur du 12 juillet 2007. Ce texte a été nourri de discussions et d’échanges, nombreux au fil des ans, sur le travail de l’artiste avec Serge Le Borgne, Vincent Simon, Élisabeth Ballet, Fanny Gaudry, Élisabeth Lebovici – et surtout avec l’artiste lui-même.

2 n 1982, il apparaissait aux côtés de Gérard Traquandi dans une exposition à deux au Musée Ziem de Martigues, à l’invitation de Joëlle Pijaudier (catalogue avec un texte de Claire Stoullig).

3 e façon claire et nette, Dominique Baqué a montré comment « la sphère de Stoll n’est pas celle de l’intime, mais celle du « sous-sol » » (« S’aventurer dans les territoires de l’abstraction », in D. Baqué et Élisabeth Lebovici, Georges Tony Stoll, Paris, Éditions du Regard, 2005, p.16 sq).

4  G. T. Stoll, « Donne toi la peine, écoute-moi raconter les mythes… »,  in É. Lebovici (dir), L’intime, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 1998, p.29, et « Mon chef d’œuvre – 2007 », février 2007, texte inédit, n.p.

5 uchotte, Les règles du dessin et du lavis, Pour les Plans particuliers des Ouvrages & des Bâtimens, & pour leurs Coupes, Profils, Elévations & Façades, tant de l’architecture militaire que civile, Paris, Chez L. Cellot, 1754, p. VII-VIII et p.169.

6 . T. Stoll, e-mails à l’auteur du 20 novembre 2006 et du 10 mai 2007.

7 . T. Stoll, « Mon chef d’œuvre – 2007 », op. cit.

8 . Richter, in catal. expo. Documenta 7, Kassel, 1982, t.1, p.85.

9  G. T. Stoll, « Je suis un homme… », in catalogue Georges Tony Stoll, ARC, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1996, n.p. ; « Donne toi la peine, écoute-moi raconter les mythes… », op. cit., p. 28 ; « Mon chef d’œuvre – 2007 », op. cit.

10 . Damisch, catal. expo. Traité du trait, Tractatus Tractus, Paris, RMN/Musée du Louvre, 1995, p.122.

11 oir G. T. Stoll et É. de Chassey, Le Caustique lunaire, Marseille, Moinsun, 2007.

12  J. Beuys, « Über Blinky Palermo. Gespräch zwischen Laszlo Glozer und Joseph Beuys », catal. expo. Palermo, Werke 1968-1977, Winterthur, Kunstmuseum, 1984, p.105.

13 . T. Stoll, e-mail à l’auteur du 10 mai 2007.

14 . T. Stoll, e-mail à l’auteur du 3 novembre 2006 et « in fi ni », texte inédit, juillet 2007, n.p.

15 . T. Stoll, e-mail du 12 février 2007.

 

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