Georges Tony Stoll

Panic Raide

Vincent Simon

Il y a comme une rupture dans la genèse de l’œuvre. Ainsi les deux mots présidant à son invention. Placés en ouverture de ce livre, ils sont donnés comme des indications rétrospectives (exprimant les impressions des artistes au sortir de leur visite du lieu où l’œuvre doit être exposée) et prospectives (relatives à ce que sera l’œuvre elle-même). La fluidité et le drapé semblent avoir été abandonnés dans la mesure où l’on ne trouvera d’image de l’un ni de l’autre. C’est qu’ils sont des noms de l’œuvre. Ils ne la définissent pas, ne se rapportant pas à elle, mais donnent deux sens possibles, comme des indications adressées au public, ainsi que le fait le titre.

Ces noms, « la fluidité », « le drapé », « Panic Raide », environnent l’œuvre. Ils font comme une atmosphère par laquelle elle s’annonce. Elle peut les démentir ou dialoguer avec eux. La structure à dominante horizontale de bois peint en vert napalm, suivant laquelle les autres pièces s’organisent, qui est comme la ligne de force de Panic Raide, par ses angles et ses cassures, semble répondre le plié au drapé, le papier au tissu, la violence à la nature, l’orient à l’occident. De même la disposition des tableaux, copies d’images fractales, peut être qualifiée d’éventail, dispositif témoignant d’un art dynamique du pli spécifiquement oriental, donnant naissance à un objet d’agrément ou de combat.

Nous qualifions Panic Raide de machine – une machine de machines. Chacune de ses pièces est autonome et ne fonctionne que comme incluse dans l’agencement global de la machine qui, elle-même, fonctionne à son tour en se connectant avec d’autres agencements. Ses pièces sont les tableaux, sculptures, objets, dessins animés, l’affiche, ainsi que ces noms desquels les artistes parent la pièce, la présentant au public dans cette nuée qui ne l’explique pas mais l’accompagne. Dans cette machine complexe les noms créent des lignes à suivre dans deux directions opposées, soit vers la pièce, soit vers son extérieur. Panic Raide est à l’origine un nom formidable, mi anglais, mi français, évoquant la peur suscitée par un événement inconnu, le dieu grec symbolisant la nature comme totalité, l’érection d’un membre ou l’état d’un homme ivre, nom donné à une plante graminée dont on dit que la culture et la transformation pourraient produire à rentabilité maximale du bio-éthanol. Le bataillon d’entonnoirs à vin planté à un endroit de la pièce fonctionnerait ici comme le point de jonction entre cette énergie possible et l’œuvre-machine, un bataillon de bouches par lequel elle s’alimente, absorbant cet alcool pour en irriguer ses parties.

Yann Géraud et Georges Tony Stoll opèrent à la manière de cinéastes, par découpage et montage. L’œuvre est faite d’éléments hétérogènes assemblés sur le banc (la chaîne ?) de montage de la structure directrice qui peut être perçue comme une découpe dans un continuum potentiel. En effet, la structure de bois peint en vert a un début et une fin mais ne se clôture pas. La ligne doublée qu’elle trace dans l’espace l’excède et se poursuit à l’infini, suivant des inflexions qui restent inconnues. Il en résulte un « film en trois dimensions » structuré par les lignes de force des pièces assemblées et toutes les lignes interstitielles qui passent entre les plans, ainsi que toutes les lignes potentielles qui rayonnent des lignes réelles. Plutôt que représenter l’éclatement, Panic Raide le pratique en se présentant comme un faisceau de forces multiples enregistrées sur un plan d’immanence. Chaque pièce de la machine porte en elle la marque de la division et de la répétition. Elle peut déplier ses plis à l’infini, par répétition créatrice. Une affiche, copie mécanique d’un dessin à l’encre, faisant co exister un ovale et un cube – ou plutôt l’assemblage de trois quadrilatères le signifiant – irréguliers ; des dessins animés répétant les mêmes mouvements rudimentaires à l’infini ; des tableaux recopiant la génération mathématique d’images fractales, etc.

Ainsi conçue, élaborée et fonctionnant sur le mode de l’extériorité – l’agencement de pièces hétérogènes dont le montage crée une totalité incertaine mais déterminée -, l’œuvre n’existe que par le dehors et au dehors. Son abstraction fonctionne en maintenant toutes les parties séparées, laissant ouvertes les possibilités de circulation et créant des espaces pour le travail de ceux qui la rencontrent. Si l’œuvre n’existe ainsi que par le dehors, elle doit être circonscrite. Il faut l’approcher, la cerner ; l’observer plutôt que la définir. Au lieu d’être rapportée à un modèle ou une idée, elle demande une approche empirique : être approchée de l’extérieur et suivie dans les lignes qu’elle trace, les échos et les connexions qu’elle établit entre ses parties, connexions toujours ouvertes et susceptibles de conduire à de nouveaux embranchements. Elle doit ainsi être l’objet d’une enquête quantitative plutôt que d’une évaluation qualitative, enquête qui prendra la forme d’une expérimentation des séries de correspondances qu’on peut repérer dans Panic Raide.

Les correspondances se répètent en parcourant l’œuvre. La ligne brisée de la structure identifiée comme ligne de force se retrouve dans celles suivant lesquelles se déploient les images fractales, ainsi que dans celle du dispositif en éventail suivant lequel sont accrochés les tableaux représentant ces images. On peut repartir des formes hélicoïdales générées par certaines fractales pour redescendre le long de l’arc dessiné par l’éventail de tableaux et rencontrer le bataillon d’entonnoirs dont les cônes inversés sont destinés à guider le liquide suivant un mouvement lui-même en hélice. Là un saut est opéré vers le film d’animation diffusé sur un moniteur qui donne à voir, dans leur désynchronisation, quatre copies d’une cible molle dont les anneaux irréguliers et concentriques décrivent de maladroits mouvements circulaires.

Un temps d’arrêt s’impose à ce moment du parcours : Panic Raide semble relever d’une optique d’imprécision. Les tableaux d’après images fractales rappellent les recherches optiques de Kupka au sujet des disques, des tourbillons, de la réfraction, la propagation et la déformation d’une même forme dans un milieu aqueux, et produisent d’une façon similaire ces ratages nés de la main, de son imprécision fondamentale. Les cibles molles, quant à elles, nous rappellent les roto reliefs de Duchamp. Précisément, par leur échec perpétuel à produire l’effet d’illusion d’optique visé par un tel dispositif – suggérer la troisième dimension à partir des deux premières –, elles évoqueraient plutôt la mésaventure de la première rotative en plaques de verre de Duchamp qui explose (littéralement) en pleine révolution, renvoyant l’art du côté de l’essai et de l’erreur.

Le caractère aléatoire et donc incertain de l’œuvre, signalant l’irruption toujours possible d’un accident qui fera dérailler la machine ou dévier sa route, trace un autre parcours possible dans la pièce : la cible tricolore légèrement décentrée et aux contours approximatifs peinte sur un panneau doré posé contre le mur (qui pourrait aussi bien être un tableau tombé du mur) répond aux cibles molles en révolution sur le téléviseur, en passant par la pantomime d’Individu A, Individu B, formes gribouillées tentant manifestement d’établir un contact et version abstraite d’un duo burlesque, dont les ressorts comiques sont la chute et le coup de pied au cul. Cet accident, qui se répète dans les différentes parties de l’œuvre, avait déjà été rencontré dans la structure fractale dont le développement est aléatoire et dans l’action de la main copiant ces fractales. Cette main de l’artiste que l’on retrouve plus loin sectionnée jusqu’à l’avant-bras, en deux exemplaires, dont les cartons qui soutiennent le plan pourraient bien contenir d’autres copies. Une pièce multiple qui fait fuir la pièce à laquelle elle participe vers un embranchement interprétatif. L’artiste vends-t-il sa main au collectionneur – qui plus est en plusieurs exemplaires ? Reproduit-il avec ironie le moulage fétiche de la main du grand artiste ou du grand auteur exposé dans certains musées historiques ? Tranche-t-il son bras pour le punir de son incapacité à parvenir à la perfection ? Réalise-t-il la métaphore duchampienne : « je décidai de me couper les mains » ?

Sans doute Panic Raide résiste-t-elle à son environnement, en même temps qu’elle s’en nourrit, car elle travaille à l’intérieur. Avec elle, la résistance constitue un rapport au sujet comme autre. Elle se connecte à notre actualité, celle de sa fabrication puis de son existence, sur ce mode-là, impliquant le refus du commentaire. Les artistes ne délivrent pas un point de vue sur le monde mais une multiplicité de signes et de formes pouvant entrer en écho les uns avec les autres. L’œuvre, ainsi, résiste à la fois au commentaire mais aussi à l’univocité et à l’unification du sens. Autrement dit : elle se refuse autant à être un commentaire qu’à être elle-même l’objet d’un commentaire. Elle n’est pas une belle intériorité organique, signifiante et subjective, dans laquelle s’articulent le point de vue des artistes et l’image du monde. Elle est à la fois une machine et un corps vivant et un assemblage de formes physiques intelligentes. Elle est une unité de production, née de l’alliance des artistes pour le travail, et en tant que telle elle n’invite pas le public à la consommation, mode passif de réception, mais l’incite à une nouvelle production, dans la tentative de l’appréhender. En tant qu’agencement, elle est en connexion avec d’autres agencements. Le travail – et la responsabilité des artistes en cela qu’eux seuls peuvent prendre ce travail en charge – réside dans cette proposition d’agencements nouveaux. Il apparaît clairement avec elle que l’œuvre d’art ne communique pas, c’est-à-dire qu’elle ne délivre pas des informations sur l’état du monde, mais travaille à maintenir l’intelligence en éveil en lui lançant sans cesse de nouveaux défis.

Si Panic Raide est une machine, celle-ci ne vise à aucune perfection technique, mais assume plutôt l’infaillibilité de la panne, et s’en réjouit.  Panic Raide se présente comme une ligne brisée prise dans un tourbillon maladroit, une machine immobile et silencieuse, par endroits parcourue d’approximations de mouvements, soit une machine qui fait preuve d’umour, au sens où l’entendait Jacques Vaché (dans une lettre à André Breton écrite depuis le front en avril 1917), « la sensation d’inutilité théâtrale (et sans joie) de tout ». Il n’est pas question pour elle d’être « néo », néanmoins, c’est une œuvre en laquelle ressurgit indéniablement l’esprit dada. Dada qui est né durant la première guerre mondiale et dont le rire répondait, en lui tournant le dos, au concert patriotique et sanglant des Nations. Panic Raide ne cherche pas à être drôle, elle rie. La preuve : elle apparaît dans un ancien temple. Or nous nous rappelons de la déclaration de Picabia dans L’œil cacodylate (1921) : « L’Art est partout, excepté chez les marchands d’art, et dans les temples de l’Art, comme Dieu est partout, sauf dans les églises ».

X