Georges Tony Stoll

Oh Tony it’s really weird

Larys Frogier

L’œuvre de Georges Tony Stoll fait l’objet de malentendus tenaces quant à son usage croisé de la peinture et de la photographie, quant à la confrontation qu’il établit entre des corps et des objets réels avec des formes et des espaces abstraits. Ces dernières années, la critique a vite fait de confondre ses œuvres à celles de Nan Goldin, prétextant que les deux artistes photographies des proches, souvent homosexuels, et qu’ils déploient un récit de l’intime au moyen d’une pratique photographique qualifiée « d’esthétique trash ». Or, il suffit de regarder les œuvres des deux artistes pour s’apercevoir que Georges Tony Stoll s’éloigne considérablement de toute forme de récit autobiographique. L’artiste ne prétend ni délivrer une fiction ni documenter sa vie mais plutôt déplacer le vécu quotidien vers une perception étrange, dérangeante des corps et des objets. Comme il le déclare lui-même :

Mais qu’est-ce qu’il y a de tellement quotidien, de véritablement intime dans mon travail ? tu en connais beaucoup de mecs qui s’asseoient sur une chaise devant une toile cirée couleur chair et qui s’entourent de plastique ? tu en connais beaucoup de mecs qui se mettent dans le noir avec des sacs plastiques sur la gueule ? tu en connais beaucoup toi des gens qui s’amusent à ça dans leur quotidien ? l’intime, c’est intéressant quand finalement cela nous ouvre les yeux sur le monde.

Georges Tony Stoll a débuté sa production artistique avec des tableaux abstraits avant de faire usage au début des années 90 de la photographie. Il serait pourtant erroné de considérer que l’artiste est passé d’une pratique picturale de l’abstraction à une pratique photographique du récit intime d’une réalité quotidienne. L’artiste échappe clairement aux tentatives de classification à l’intérieur d’un médium ou d’un genre artistique. Ces premiers tableaux représentent des masses colorées abstraites, flottant dans un espace indéterminé. Ce n’est pourtant pas la dichotomie éculée de l’abstraction contre la figuration qui intéresse Georges Tony Stoll. Son travail se concentre d’abord sur l’exploration de matières et de formes en confrontation. Un rond apparaît là, dans l’espace pictural, se fond ou bute contre une autre masse colorée. La peinture de Georges Tony Stoll n’a rien d’une abstraction lyrique et transcendantale. Elle vise simplement à déployer un rapport de force brute entre des formes. La peinture de Stoll ne procède pas par une abstraction de forme réelle vers une forme abstraite. Elles s’en tiennent au fait. Pour l’artiste, la forme abstraite est aussi réelle qu’une table, qu’une chaussure, qu’un corps posé dans l’espace tridimensionnel quotidien.

L’ensemble de l’œuvre de Georges Tony Stoll consiste d’abord à faire à faire éprouver les qualités matérielles et immédiatement signifiantes des objets issus de leur environnement : plastiques, corps, vêtements, aliments, papier… dans la vidéo Signal (1998), l’artiste a filmé une paire de mains qui, sur une table de bureau, est en train de triturer un morceau de viande au moyen d’une boule de billard, d’une agrafeuse, de petits bonbons et de feuilles de papier. Ces frictions entre des matières, des formes et des énergies hétérogènes produisent une expérience peu commune de l’objet quotidien, du corps et de la place du sujet dans l’espace public ou privé. Georges Tony Stoll réutilise sa réalité sans pourtant viser au documentaire, au récit autobiographique ou à la pure fiction. Ces expériences produisent des possibilités inattendues de la sensation. Elles constituent des ouvertures sur expériences troublantes et transgressives des limites : limites du corps biologique, limites des identités sexuelles, limites du statut social ou politique. Combinant et manipulant, l’artiste opère un déplacement des formes et des significations propres aux objets familiers. De fait, ses œuvres déstabilisent radicalement les rapports qu’entretient l’individu au vivant.

À l’occasion de l’exposition Close to me against you, Georges Tony Stoll a construit son propre territoire de l’abstraction. Avant de pénétrer dans cet espace particulier, le visiteur fait face à une bâche en polyester rouge (2,5 x 11 m) tendue entre deux cloisons. Cette vaste surface rouge opère autant comme une paroi que comme une aire de contact et de passage. L’intensité lumineuse et colorée que diffuse la matière synthétique tend à absorber le champ de vision et le corps du spectateur. Fendue en son milieu, la bâche rouge invite à entrer dans une salle. Celle-ci est totalement close par des murs que l’artiste a choisi de peindre en orange. Un rapport de contraste et complémentarité s’établit alors entre le rouge et l’orange. Le spectateur n’est définitivement plus dans un espace neutre et objectivement construit. Il éprouve une perte des repères spatiaux, ainsi qu’une quête d’un espace de liberté.

C’est au sein de cet espace abstrait coloré que viennent se déployer les figures. Il s’agit d’abord de dix photographies circulaires de 1m de diamètre, contrecollées au recto et au verso de cinq plaques en pvc qui sont suspendus au plafond au moyen de câbles métalliques. Ces photographies représentent des visages d’hommes posant devant des bâches rouges et noires, les yeux ouverts ou fermés. Une étrange sensation de flottement et de pesanteur se dégage de ces portraits agrandis d’hommes.  Déambulant dans l’espace, le visiteur vient comme buter contre ces figures de corps. Il se trouve moins devant des portraits identifiables que face à un corpus d’individus anonymes qui sont contenus dans un espace et qui, à leur tour, contiennent et construisent leur propre espace. Une bande sonore diffusant le souffle d’un homme durant un effort physique achève d’exacerber ces corps à corps particuliers.

L’étrangeté de la situation s’éprouve également au travers de deux projections parallèles et simultanées de diapositives sur la bâche rouge. La première série de diapositives fait se succéder des dessins abstraits tandis que la seconde montre un homme recouvert d’un sac en plastique, en train d’effectuer des mouvements devant un fond vert. Inutile ici de déterminer si la figure du corps prévaut sur la forme abstraite. Ce sont encore les rapports contradictoires et indéterminés de la sensation qui prévalent. Refusant de distinguer une peinture abstraite d’une photographie du quotidien, Georges Tony Stoll travaille dans les interstices de la différence et de l’ambigüité que sont la penture, la photographie, la projection de diapositives et la matière synthétique. Est-il nécessaire de distinguer l’abstrait du figuratif pour se situer dans l’espace ? Faut-il vraiment savoir que l’on est devant une figure humaine pour dire que l’on traite du corps ? Les croix, les points et les tracés peints puis projetés en diapositives constitue autant une cartographie du corps que la figure humaine. En retour, cet homme encapuchonné fait définitivement vaciller la figure humaine vers une corporéité anormale. L’anormal n’a rien de commun avec l’anormal. L’anormalité suppose toujours la détermination du corps en fonction de catégories morales et identitaires. Tandis que fondamentalement l’anormal provoque la perception inconfortable d’un corps qui a rompu avec sa forme anatomique ainsi qu’avec ses repères identitaires.

Il serait en effet trop facile de dire que Georges Tony Stoll produit un art homosexuel sous prétexte qu’il aime (photographier) des corps d’hommes. L’exposition du corps masculin cher Stoll relève moins de l’affirmation d’une identité homosexuelle que de la déclaration d’une corporéité volontairement décalée des stéréotypes identitaires, stéréotypes qui sont d’ailleurs construits ou subis par les homosexuels eux-mêmes. Les hommes présents dans les œuvres de Stoll, au contact de matière plastique ou d’objets divers, posant dans des situations inhabituelles (la tête recouverte d’un sac par exemple), exposent une nudité dérangeante. Ses photographies visualisent un corps masculin en train d’éprouver un danger lattant :

Finalement, les hommes dans mes photographies sont finalement en danger, je les place en situation difficile de danger. Je suis attentif à la façon dont les hommes tentent de survivre, de rester debout.

Dans l’épreuve du danger, certains pourront y voir des références à la disparition, comme par exemple des croix rouges sont peintes sur un mur ou sur un corps. Il serait pourtant vain d’établir un lien direct et didactique entre le corps et le signe de la croix comme le symbole du stigmate et de la maladie du VIH. Les œuvres de Georges Tony Stoll sont radicalement dépouillées de tout symbolisme qui véhiculerait une narration pesante, lyrique ou romantique du corps souffrant. C’est avant tout la simplicité et l’incongruité des mises en situation du corps qui diffuse un malaise de la vision et de la perception. Et c’est à partir de ce malaise que se déploie une forme minimale de récit qui est à décrypter et à prolonger par chacun des spectateurs. De même, il est nécessaire de préciser que les œuvres de Georges Tony Stoll ne cultivent en rien le danger ou le désespoir comme une fin en soi. Le caractère incongru des situations déploie très souvent un humour. Ainsi sur le mur du fond de la salle close, Georges Tony Stoll a produit une photographie de ciel imprimée sur une bâche de 2×3 m. Celle-ci opère comme une ouverture de l’espace sur un ailleurs. Mais il n’y a là rien de romantique ou de mystique. Tout  simplement contre l’énonce de la phrase qui vient en surimpression de cette photographie de ciel :  » Contre moi « . Entre les corps photographiés, les diapositives de formes abstraites, la cloison rouge et les murs oranges, la photographie du ciel parachève de troubler, en un clin d’œil, le rapport du visiteur à ce territoire de l’abstrait.

 

 

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