Georges Tony Stoll

Pink Odyssée – 2004/2007

Pink Odyssée

 

Roman-photo radiophonique

 
Voix : Olivier Le Borgne, Serge LeBorgne
Guitare : Luca Lioni
Chanson : Elio Della Noce
Prise de son : Anne Pascale Devigne, Loic Duroc, Xavier Lévèque, Pierre Monteil
Mixage : Benjamin Vignal
Réalisation : Christine Diger
Réalisé au sein de l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture, avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication.

 

Histoire pour une pièce radiophonique.

 
Le lieu, un château. Le narrateur, un résident. Le château est un lieu de travail quelque part dans une forêt. Le narrateur ne s’attend à rien, il est là, il organise une vie qu’il souhaite certainement confortable. Le château donne ce qu’il peut principalement donner, un espace de travail, bien entendu particulier. Le narrateur s’installe donc, il cherche les meilleurs points de repère, en se laissant entraîner par la situation particulière du château qui est en fait en dehors de tout contact avec la vie réelle. L’expérience du château et celle du narrateur se confrontent dans une marche forcée, perpétuelle, qui entraîne le narrateur dans une odyssée phénoménale.

Le texte est dit par deux voix d’homme. Les deux voix doivent avoir des intonations distinctes sans être très éloignées l’une de l’autre quant à leur force et leur présence. Il y a certainement une confrontation entre les deux voix, même si elles ne se disputent aucun espace privilégié. Elles tenteraient alors de  s’accorder.

La voix du narrateur doit prendre sa vitesse, c’est d’une épopée dont il s’agit. Elle raconte un cheminement qui va aller en s’accélérant.

La voix qui narre les images doit par contre garder tout au long des descriptions la même intensité, la même distance descriptive. Il faut simplement que l’auditeur sente l’apparition, et qu’il puisse bien la voir devant lui, exactement comme le narrateur la voit.

Je suis là, dans cet endroit depuis une heure ou deux, le soleil est rond et pâle dans le ciel presque blanc, bleu blanc, comme un voile éthéré qui recouvre cette partie du monde, résumée au château et à ses deux bâtiments annexes, et puis la forêt derrière, surtout derrière. Je n’aime pas le château, et ici, je sais que rien n’est normal pour moi, je le sens. L’organisation à l’intérieur des bâtiments paraît réduite, confinée, assujettie à un ordre secret et par conséquent précieux, voire compliqué pour mon sens du déplacement. Il faut que je me décide à aller vite pour comprendre les arcanes de cette organisation, je me sentirai tranquille, enfin, calme, et mon séjour ici me paraîtra peut-être agréable, enfin, je n’en sais rien, car pour le moment ce qui est le plus important est que je reste conscient de tout, ici ou plus loin d’ailleurs, voilà le vrai mystère. Je suis maintenant dans la circulation en arc de cercle entre le château et les deux bâtiments, une circulation semi lunaire. Je sais que je vais prendre la circulation tous les jours et plusieurs fois par jour pour aller du bâtiment où est mon appartement à l’autre où sont les bureaux, et aussi la machine à café, les machines à laver, la photocopieuse, enfin là où  règnent tous les objets qui servent à vivre normalement. Il y aura du vent dans la circulation, la pluie sera plus enveloppante, le brouillard plus épais, un voyage annoncé, et j’avancerai en fermant les yeux sur le bord de la Lune, un désert colossal comme un corps sur lequel je marcherai les pieds nus. Je remarque très vite les deux arrêts du bus qui sont plantés dans les pavés comme deux oriflammes, deux rappels incontournables du monde réel que j’ai quitté forcé et insatisfait, à la limite de l’oubli, et c’est sûrement mieux ainsi. Je ne croyais plus pouvoir entreprendre quoique ce soit, pas par ennui ni par mélancolie, mais là-bas, j’étais tenaillé inlassablement par la fatigue devenue au fil du temps trop intriguante, cet envoûtement malsain. Je décide donc de prendre le temps de m’acclimater, j’avance lentement sur les pavés ronds de la circulation, le déséquilibre me convient, je m’amuse sans sourire, et je m’approche d’un des deux bâtiments, je me hisse sur les pieds pour voir ce qui se passe à l’intérieur, et

un homme nu se tient debout devant une porte peinte d’un bleu vif posée contre un mur. L’homme et la porte sont dans un coin dont le sol est un damier de carreaux noirs et blancs. L’homme soulève sans effort un long rectangle fait dans un tissu qui paraît suffisamment rigide pour que ce rectangle lui serve de paravent. Mais rien dans la manière qu’il a de soulever le rectangle ne sous-entend qu’il cherche à cacher en partie son visage et sa nudité. De la base du rectangle apparaissent les pieds de l’homme dans des chaussettes de grosses laines.

Je le regarde, je n’arrive pas à voir quelle tête il peut avoir, mais je ne suis pas inquiet, je n’ai pas besoin à ce instant-là de rencontrer quelqu’un, je ne suis pas très sûr d’en avoir envie, comme je ne suis pas très sûr d’avoir envie de me souvenir de quelqu’un. Et puis l’homme se cache, non ? J’aime cette idée pour le moment et je le laisse faire, je décide de ne pas en savoir plus et j’avance un peu plus loin, toujours le long du bâtiment. Je n’aime pas les fenêtres, leurs petits carreaux en font des meurtrières efféminées, et je sais que  de l’intérieur, on ne voit plus très bien ce qui se passe dehors, la vue est grillagée, troublée, ainsi interdite, et se sortir de là est obsédant à la longue pour le regard. Je monte le petit perron double, ouvre la porte avec la clef qui est celle aussi de mon appartement et celle de la bibliothèque, de la buanderie, et quoi d’autre encore, je n’en sais rien. J’entre et il fait chaud. Je reste sans bouger dans un premier hall immaculé. À ma droite, il y a une fenêtre qui donne dans un bureau, mais je ne peux rien y voir à cause du rideau en coton blanc qui est tiré. Je tourne la tête vers la gauche, vers le couloir qui suit l’arc de la façade, là où se tenait l’homme que j’ai aperçu et qui a disparu. Mais juste dans l’entrée du couloir, sur la droite,

un sac en plastique de grande taille et d’une couleur rouge vif s’étale de tout son long sur la surface d’une porte. Le sac est retenu par le haut par un petit morceau de scotch épais. La porte ouvre une pièce dont apparaissent les deux carreaux d’une fenêtre qui sont d’un noir profond, alors que les murs et la porte sont totalement blancs. Une lumière éclatante chauffe la surface du sac qui se transforme alors en une langue en sang.

Je pense aussitôt à la langue d’un géant émasculé, un géant qui ne pourra plus donner d’ordre, la langue montrée comme le trophée d’une victoire espérée. La langue me plaît sans avoir envie de la lécher, peut-être parce que mon regard est pris par le noir des carreaux derrière elle, un noir parfait dans la lumière. Il renvoie le rouge sang à sa réalité, et il est le plus fort puisqu’il connaît le secret du combat. Je n’ai pas envie de rentrer dans la pièce, il faudrait pousser la porte, toucher ce morceau de chair, non, la langue doit rester loin de moi. Je recule alors de quelques pas et retourne dans le hall. Je cherche le bureau, il y a trois portes blanches devant moi, j’hésite, pas longtemps, je suis pressé de demander quelque chose, n’importe quoi. J’ouvre la première après avoir frappé deux coups, personne ne m’a répondu, et

deux chaises, séparées seulement d’un mètre, se font face à face par leur dossier. Sur le dossier de la chaise de droite est enfilée une veste de costume d’une couleur crème, alors que sur celui de la chaise de gauche est enfilée une veste de costume d’une couleur sombre, peut-être bleue. Les deux chaises sont installées dans un espace dont le sol est fait de lattes de bois d’une teinte marron foncé. Le mur derrière les deux chaises est peint d’une couleur grise clair passée et devient dans la lumière blanche un écran brumeux.

Je n’aime pas la couleur de la veste claire, elle est sale, mais je ne veux pas non plus porter l’autre. Mais c’est idiot, personne ne va m’obliger à le faire. Je m’avance dans la pièce, dans la lumière pâle qui passe par les meurtrières, et un peu plus loin, sur ma gauche,

une boule recouverte de bandelettes dorées et ses deux excroissances coniques deviennent une tête de chat. Cette tête repose sur un petit cylindre en or lui aussi, le tout au centre d’une surface en bois vernis qui renvoie donc l’image inversée de la tête de chat. Derrière, sur un panneau en bois blanc ont été écrits en ligne des suites de petits chiffres …67, 68, 69, 70, 71, 72 , 73… et en dessous …185, 186, 187, 188, 189, 190. 191… La lumière naturelle venant de la droite renforce précieusement le volume doré de la tête de chat et son équilibre sur le petit socle.

Je suis dans une vieille bande dessinée, je vis les aventures d’un terrien dans un système de planètes froides, incroyablement habitées par des êtres inconnus et méchants, qui prient tous des dieux infernaux et capricieux. Moi, je ne crois en rien et je ne caresse donc pas la tête de chat. Je suis un homme qui ne respecte aucune loi, je ne m’incline pas, mais quand même, ce chat doit posséder sûrement un pouvoir dont il faudra peut-être se débarrasser plus tard. Pourtant j’aime l’or, il refroidit mon esprit sensible qui s’échauffe à la moindre rencontre, et il calme mon ardeur à désirer être un premier. En fait, seuls les chiffres écrits sur le panneau m’attirent, il y a là certainement un raisonnement complexe dans leur démonstration, mais je n’ai pas le temps, et puis je ne vais rien comprendre. Au fond, dans une sorte d’alcôve qui déroute la construction parfaite de la pièce, dans un renfoncement étrange donc, dans cette pénombre,

un homme est de dos, la tête légèrement baissée vers l’avant, presque contre un écran dont la toile est en plastique noir. L’homme tend son bras gauche vers l’extérieur, et il porte sur l’arrière de l’épaule une croix faite avec deux bandes de scotch rouge. La lumière blanche éclaire totalement le dos nu de l’homme et la croix rouge, et devient  une constellation de petites étincelles argentées, qui s’éclate à la gauche de sa tête sur la surface plastique de l’écran qui n’est pas cachée par le haut du corps de l’homme.

L’homme est tout à coup en face de moi, il ne bouge pas, il doit pourtant  savoir que je suis derrière lui. Rien ne l’oblige à se retourner, je ne le cherchais pas, je le regarde et il doit le sentir. Son dos est beau dans le noir du plastique troublé par la lumière, ce dos projeté dans un feu d’artifice silencieux. Là, il fait très chaud, je recule et me dirige vers la porte. Je veux retourner dans mon appartement blanc. Je ne peux rien ici aujourd’hui.

Plus tard. Je me suis installé, j’ai changé de comportement, tous mes vêtements sont rangés correctement dans l’armoire très haute qui est dans ma chambre, très petite dans l’appartement, pas aussi petite que la cuisine mais quand même. Un après-midi ou une nuit, lorsque je serai allongé sur le lit à une place en train d’exercer mon activité préférée, non, mon corps reposé sur le lit à une place,  je m’envolerai vers le haut, non, mon corps se soulèvera vers l’avant et une fois droit, il s’élèvera vers le haut dans la direction de la flèche noire que forme l’armoire dans le petit espace de la chambre, très haut de plafond. Donc, mes vêtements sont rangés, mais pas les livres ni tout ce que j’ai apporté de chez moi. Je me suis certainement dit que j’allais avoir besoin de choses devenues importantes ou essentielles dans un désert, un rouleau de scotch, une paire de ciseaux, un pot de margarine américaine, une règle, des crayons gras, peut-être une gomme, et des photographies. Elles, celles-là, je n’ai pas vraiment choisi de les emporter avec le reste, elles sont venues toutes seules et je ne me suis rendu compte de rien. En général, je les laisse faire, elles croient qu’elles me servent à être rassuré sur la destinée de mon savoir, comme des preuves de l’acharnement dont je dois me servir pour comprendre ce qui risque de se produire dans leur espace réduit. Bon, je les laisse donc faire, mais certaines, dans le lot, sont plus remarquables que d’autres, celles-là s’illuminent comme des annonces publicitaires, elles prennent les premières places sans complexe, elles se savent incontournables et attendent les applaudissements. Bon, maintenant je suis assis à la grande table de travail qui ressemble à un morceau d’iceberg et je n’ose passer la paume de ma main droite tellement je crains d’être brûlé. Pourtant, la surface m’attire, je n’en ai rarement vue d’aussi blanche, d’aussi large, d’aussi raide, vierge, belle comme le froid. Bon, je n’ose pas encore installer toutes mes choses, non que je craigne polluer ce morceau immaculé de banquise, mais je traîne, voilà ma seconde activité préférée. Mais pourtant, il va falloir le faire, je ne veux pas d’une relation obscure avec la table, elle doit me servir à virer hors de moi tout ce qui fait quand même mon esprit particulier, elle va m’aider à me nettoyer. Rien ne se passe, je remue mollement les genoux, puis je sursaute sur la chaise, rien de grave, ce n’est qu’un exercice. Je tourne la tête vers le mur de gauche, il appelle le plein, et

dans un espace de grande taille, coincés entre deux murs peints d’une couleur rouge poussiéreuse, sont installés avec une certaine organisation un ensemble d’objets reconnaissables : deux colonnes de cartons pleins, des rouleaux de toile cirée jaune, violet, orange, certains déroulés en partie, un monceau d’outils, pinces, scies, marteaux, tenailles, ainsi que trois sacs en plastique noirs de grande taille, pleins et ronds. Le sol est fait de lattes de bois peintes d’un blanc sale, et l’installation est violemment éclairée par le haut. La couleur des murs et la lumière des projecteurs transforment les objets en sculptures étonnantes.

Ici, la pièce de mon petit appartement devient bien-entendu plus grande, elle s’évade. Moi, je reste assis, je regarde, mes jambes ne tiennent plus en place, elles veulent s’échapper . Dans le mur, devant moi, tous les objets, devenus des marques étrangères sous la lumière éclatante des projecteurs, m’impressionnent, et Je suis sûr de l’envie presque adolescente de montrer à tous ce que je rêve de réaliser un jour, par exemple le spectacle de mon intempérance quand je me sens trop énervé. Je me calme, je regarde maintenant mes mains posées sur mes genoux, je les trouve vraiment trop petites pour être les mains d’un homme qui bouge beaucoup. J’inspire, je remplis mon ventre, je le gonfle à fond, et je souffle jusqu’au bout de l’expiration en faisant bien le bruit, sans écho, le ventre maintenant bien serré, bien plat, dur comme une pierre tombale. Je devrais pouvoir faire la même chose quand une idée se coince au travers de ma gorge, il faudra essayer. Je ne suis pas nerveux, je me suis laissé prendre par ma curiosité. Chaque fois que je suis devant quelque chose que je sais particulier, par exemple une rencontre, je deviens tendu, mon regard, qui décide de tout à ma place, s’énerve, il cherche sans rien attendre, il trame ce qu’il voit comme un scope avide de précision. Mon regard est un geste tendu vers d’autres gestes, inlassablement, et moi, il faut toujours que je le suive irrémédiablement, c’est comme ça. Bon, je me lève et parcours la pièce comme le dessin d’un nouveau territoire, sans que je me mette à pisser, je n’en ai pas envie là. Les empreintes que laissent mes chaussures de sport sont suffisantes, elles sont transparentes, même sous la lumière des projecteurs, mais moi je les vois parce que je les sens. Cet endroit porte pour le moment mon nom, et je l’écrirai peut-être sur un des murs. Il ne fait pas très chaud, j’ai envie de discuter, d’en savoir un peu plus sur mes voisins. Je n’entends aucun bruit d’homme ou de femme, je n’entends rien alors que je sais que des hommes ou des femmes existent, je le sais, ils m’entourent, tant pis. Je mets une chemise en laine et un pantalon en velours. Je ne peux aller me présenter les pieds nus, je mets donc une paire de chaussettes noires, très chaudes tout à coup. Mes pieds sont corrects, j’y vais. Dans le couloir, il y a deux portes, je me mets devant la porte de gauche, je commence toujours par la gauche, la surprise pour moi est toujours plus grande quand je commence par la gauche, même si je n’aime pas forcément ce que je découvre.Et puis, il est vrai , je n’ai pas besoin d’être toujours ébloui, et puis, à quoi je m’attends lorsque je suis impatient, à une douche de confettis dorés, qui m’enseveliraient tout entier, au point même de m’étouffer ? À une avalanche de sucs sucrés et secrets, inconnus de mon palais et de ma bouche qui reste souvent ouverte pour … ? Non, je n’ai rien à envier de particulier, seule la gauche est le seul point de départ d’un trajet. Je me plante donc devant la porte, je sonne, et personne ne répond. Celle qui lui fait face, celle de droite, est ouverte, je m’approche, et

un homme porte un costume qu’il a dû confectionner lui-même dans un tissu en papier d’un jaune vif. Il colle l’avant de son corps contre un mur recouvert du même tissu, et dans lequel il a l’air de vouloir disparaître. Son crâne rasé, ses deux bras et ses pieds nus l’empêchent certainement d’y arriver.

L’homme ne s’intéresse pas à moi, il ne m’a peut-être même pas entendu. Il tente son coup, mais il est perdu d’avance, je le vois et je ne lui dis rien. Je n’aime pas être présent devant un effort incongru, même si, ici, je suis attiré par la texture du tissu en papier et par sa couleur. Je regrette sûrement de ne pas avoir ce genre d’idée pour occuper le temps ou autre chose. Je suis jaloux, oui jaloux,  je suis un homme jaloux de ceux qui sont des aventuriers et donc qui m’intéressent. Là, je ne veux pas imaginer ce qui m’intéresse, même si je sais qu’en prenant le temps de bien observer ce qu’est en train d’essayer de faire cet homme, je comprendrais qu’il ne cherche qu’à connaître certaines sensations physiques, le déhanchement régulier, presque méthodique, de son bassin contre la surface du mur jaune en est une preuve… Je jette encore un coup d’œil rapide, et je ferme la porte pour qu’il reste tranquille. Puis je regrette de l’avoir fait, cet homme cherche peut-être à être vu. Je ne suis pas content de moi, fermer les portes, quelle histoire ! Je me vois faire le même geste, prendre la même décision dans d’autres circonstances. Je suis un cerbère, mais le cerbère de qui ou de quoi ? Je retourne dans mon appartement, il est temps de finir de l’occuper. J’ouvre la valise et sors un à un tous les ustensiles  qui me servent à faire mon travail quand je lui suis disponible, plutôt quand j’accepte d’être absolument vaincu. Il ne me faut pas beaucoup de temps, tous étaient préparés, empaquetés, ficelés même, et tous sont là maintenant sur le morceau d’iceberg qui ne s’échappe pas. Après, je m’assois sur le petit canapé noir, je bois du café noir, et puis je ferme les yeux, et le son dans ma tête est clair, je l’entends à nouveau.

Plus tard. L’eau de la douche est très chaude, puissante, elle ébouillante mon corps qui n’en a pas besoin, il brûle déjà d’impatience d’être contre un corps. Mais il se laisse faire, il cherche même à se faire prendre, il se recouvre de cette ardeur, il bande, mais moi, je ne veux pas du corps de l’eau, je suis sous la douche parce que je m’ennuyais. Je cherche dans l’armoire un slip et des chaussettes. La chambre est vraiment blanche, je n’ai toujours pas tiré les rideaux en coton épais parce que je crains le vis-à-vis avec l’autre partie du bâtiment. Je me suis mis dans la tête qu’il fallait être correct et ne pas imposer aux autres ma nudité. Je vis, à l’intérieur, nu, et ici, donc, les rideaux tirés. Le petit lit est impeccable, bien raide, une place pour un corps raide, qui ne doit, dans cet espace hissé vers le haut, penser qu’à se reposer. Ne rien partager. Le corps raide doit être seulement allongé face à l’armoire fusée. Je ne vais pas sortir, je dois encore rester ici et chercher quelque chose à faire de précis. Car je connais les moyens faciles de passer le temps, par exemple mes pieds, regarder mes pieds, les caresser, les masser, les imaginer dans l’herbe, le sable, la boue, et puis remonter, et tout ce qui tourne autour du corps en entier s’emballe, et je risque de recommencer à… Acte démentiel ? Non, acte juste dans l’inconfort de l’ennui. Non, n’avoir aucune idée reste un piège qu’il faut faire déminer. Je me sers un café et retourne dans la pièce. Je m’installe à la table, j’élimine toute pensée vulgaire, je suis seul sur le bord du morceau d’iceberg. Je tends le bras et prend un magazine acheté à la gare, je fais le pari que je comprendrai le sens du texte d’un article sur… Je tourne la page et

un homme dont on ne voit que le torse et le haut des jambes est allongé sur un bandeau de toile cirée de couleur rose fuchsia. Il porte un tee-shirt blanc et un pantalon en jean usé. Sa main gauche repose mollement sur son ventre. De la poche gauche de son pantalon, une éruption de matière brillante de couleur bleue s’étale sur le haut de la cuisse et les coulées dessinent là une étrange trame de vaisseaux fins.

Bon, j’invente, je suis entouré de phénomènes, l’homme du magazine en est un exemple parfait. Vivre accompagné d’une éruption insolite de glaire bleue est parfois un vrai miracle. Cette apparition me sublime, je suis un étranger, oui, l’homme est un magicien, je fais ce que je veux de ma force, et je sens que faire éclater à distance un tube de peinture enfermé dans ma poche est simple, par la juste concentration de mon désir d’événements phénoménaux. Ma poche est alors un volcan portable, la lave bleue irradie une autre lumière, le public souffle enfin d’admiration, voilà le mystère de l’homme qui joue avec le sens des apparitions. Dans le texte, à côté de l’image, il y a beaucoup de mots dans de longues phrases, l’homme allongé fait parler de lui. Bon, je tourne la page et

un homme nu est assis à une table, devant une fenêtre dont le store blanc a été baissé. La table est recouverte d’un tissu imprimé de cercles rouges sur fond marron foncé. Le dos de l’homme est très droit et sa main gauche est cachée entre ses cuisses. L’homme regarde calmement. Posée sur le bout de la table, à la gauche de l’homme, une figurine en carton, la tête et le torse rayés de bandes noires et blanches, regarde elle aussi calmement.

Lui vient d’être surpris. Pourtant, il ne paraît pas agacé ou intrigué par une quelconque intrusion, si jamais il s’est laissé surprendre. Mais, la figurine près de lui représente-t-elle vraiment une indéniable compagnie ? Ou cette intime association n’est-elle pas simplement due au hasard ? l’homme avait envie de sentir une présence, il a trouvé une tête ronde au-dessus d’un tronc, la tête dessinée comme une cible, et le tronc comme le torse d’un bagnard, le tout en carton, et il a installé ce qui est devenu, peut-être grâce au besoin, un drôle de corps, là, près de lui, et moi, je les trouve beaux, enfin, ils sont à leur place et cette lumière leur va bien. J’ai même envie de dire que je trouve qu’ils sont simples et courageux, enfin, ils ont réussi à échapper aux sarcasmes des autres animaux, et maintenant, ils sont loin. Et moi, je ne me demande pas si leur relation est au beau fixe, si l’un des deux n’a pas vraiment choisi l’autre, si la moitié de corps en carton se sent convaincue d’être vue ainsi, à cette place, à côté de ce compagnon d’infortune, etc., enfin, toutes ces sortes de questions habituelles qui ne servent qu’à remplir la conversation. Dans le texte du magazine, les mots de la langue que je ne comprends pas les racontent à leur façon, ils disent que… non, non, là je m’ennuie. J’ai besoin de la nuit tout à coup, sortir, dehors, aller à la bibliothèque, parcourir la circulation éclairée par les lumières des projecteurs qui font du château un gâteau meringué prêt à imploser, entrer dans l’autre bâtiment et monter aux étages, et voir d’en haut. Je referme le magazine, je m’habille à la hâte, je sors précipitamment comme si un feu me coursait irrésistiblement, et dehors, le brouillard expulse ce lieu de son monde, et le mirage doré dans les feux des projecteurs donne une autre version du château et de ses deux bâtiments qui finalement me plaît : je suis en effet dans une vraie, grande pâtisserie géniale. Je me glisse à l’intérieur de la moiteur froide, elle fait du bien à mes joues, j’aime définitivement marcher dans cette nuit opaque et m’amuser à croire en une rencontre mirifique. Dans le bâtiment, les escaliers sont eux dans la lumière totale qui ne laisse aucune ombre se dessiner. Je gravis rapidement les deux étages, je suis pressé sans raison, j’invente que je suis attendu, qu’ainsi il ne faut pas perdre le temps, mon regard est fatigué, je risque de devenir aveugle, et sourd, et estropié, je suis à bout de souffle, etc… La bibliothèque est maintenant mon seul refuge… elle est vide… J’hésite à y pénétrer… J’ai besoin d’air, j’ai même faim tout à coup, je ne m’en sors pas… Mais, je ne suis plus tout à fait seul, car sur le palier de l’étage, un peu plus loin, sur ma gauche,

un homme devant un morceau d’écran noir est habillé d’une chemise blanche au col grand ouvert. Il lève les deux mains vers le haut autour de sa tête comme s’il venait d’être surpris en train de fauter, comme s’il était menacé. Ses yeux et sa bouche sont fermés par des ovales de même taille et de couleur rouge magenta. L’expression du visage de l’homme reste indifférente, presque molle, alors que les ovales collés sur ses yeux et sa bouche accentuent une impression comique dans son attitude.

Cet homme pourrait être lui-aussi raconté dans l’article du magazine. Il me fait penser à quelqu’un que j’ai connu, peut-être rencontré dans un des cirques du passé. Ce personnage me dit autre chose, je suis surpris par le calme, la sérénité presque éclatante de son visage dans cette composition grotesque, les bras levés comme un suspect, le visage grimé comme à la parade. Je me reconnais, la chemise blanche pourrait m’appartenir, le col grand ouvert est une de mes marques… j’étouffe vite.…Mais je ne suis pas au spectacle, l’homme ne me ressemble pas, son port n’est pas assez arrogant ou au contraire, ne laisse pas assez transparaître mon manque total d’humour lorsque quelqu’un, n’importe qui, tente de faire de moi un clown de foire médiocre. J’abandonne donc ce personnage à son sort, j’abandonne l’idée de ressemblance, j’entre dans la bibliothèque et ferme un instant les yeux… Je suis troublé, et c’est la première fois depuis mon arrivée. Et maintenant, les yeux ainsi fermés, je suis obligé de me demander en quoi l’homme sur le palier est un souvenir, le souvenir de celui que j’ai pu être. Quand étais-je cet homme avec sa chemise au col grand ouvert, prêt à grimer son visage avec des pastilles de couleur, et de cette couleur, et pour quel effet ? L’incident des pastilles collées sur les yeux et la bouche est d’une clarté formelle éclatante, mais au contenu impénétrable, enfin à cet instant, dans la bibliothèque du château qui devait être, dois-je le rappeler, un havre plein de découvertes irrésistibles. Voilà ce qui me met mal à l’aise avec mon regard, à qui je dois tant. Mon regard sait ce qu’il doit remarquer, scruter, décider de ce qui doit analyser, puis conserver. Voilà pourquoi je ferme les yeux. Ici, je le répète, je ne veux me souvenir de rien.

Plus tard. Non, je ne suis pas très content de moi. Depuis une heure, je ne sais quoi faire dans cet appartement. J’ai sorti mes livres, je les ai arrangés sur la table de travail, une ligne droite, une espèce de succession contrôlée par mon intérêt, les livres pourraient être en lice, je serais le grand jury, même si je n’aime pas vraiment l’idée d’un concours. Non, je les ai simplement mis les uns à la suite des autres selon mon intérêt immédiat. Ce qui revient au même. Je n’arrive pas à les ouvrir, prendre celui-là qui m’inquiète toujours, il est brillant, lourd, et beau, il est difficile, il est fort quand je cherche un exemple, je ne peux penser qu’à son intrigante justesse d’analyse, à sa folie sans nom. Ce livre invente, il me passionne, me terrorise, me torture même par son intrépide violence. Ce livre me dit tout, me montre tout, il est le premier. Il me regarde, il m’appelle, il m’ordonne presque de le saisir, de l’offrir, de me plonger dans son intelligence pour que je la recopie, mais je n’en fais rien. Et puis, je reste troublé par le dernier événement. En revenant ici, par hasard, en avançant dans la circulation semi-lunaire je me suis hissé à nouveau pour regarder au travers des carreaux d’une des fenêtres du couloir du rez-de-chaussée du premier bâtiment, et

une forme en tissu d’un rouge vif dessine sur un mur une espèce

de flaque suspendue. Devant cette flaque, le bras d’un homme est tendu vers le haut et se finit par un poing excessivement serré. La lumière blanche éblouit le bras et le poing tendus et elle les double d’un galon d’un noir très profond.

Il était clair que quelqu’un possédait ce poing, mais était-il nécessaire pour lui de le montrer, et surtout dans cette mise en scène ? Il se servait de la flaque rouge sur le mur pour le rendre très visible et le poing tendu devenait ainsi une torche d’un blanc phosphorescent, une torche incontournable. Que pouvais-je faire de tout ça ? Le geste m’était-il adressé, je veux dire personnellement ? L’homme au poing tendu devant cette marque rouge savait-il que j’allais passer devant cette fenêtre à ce moment ? Le sentait-il ? Avait-il reçu l’ordre de m’avertir d’un danger quelconque ? Mais de quel danger serait-il question ? Est-ce que chaque fois que l’on tombe sur un poing tendu et de surcroît serré, on doit assurément penser à un danger imminent ? Suis-je en danger dans le château, ou suis-je en danger n’importe où ? Mais alors, le poing tendu devant la marque rouge serait un rappel à l’ordre ? Je repris ma marche rapidement, décidé à tout tenter pour ne plus poser d’interminables questions, qui tracent toujours mon existence de sillons éteints, à jamais stériles si je n’arrive un tant soit peu à trouver des réponses, à les calculer de la manière la plus exacte pour  relever après mon esprit vers l’inconnu. Mais tout ce qui a l’air de se passer ici n’est-il pas inconnu ? Il est clair que je suis arrivé dans mon appartement l’esprit ému, et qu’il m’a fallu du temps pour résoudre mon inquiétude. Je serais donc ici attendu ?

Plus tard. Je devrais recommencer à boire, mais je préfèrerais ne pas. De toute façon, je suis sûr que je n’ai plus envie du corps du vin rouge, bien chaud, bien sucré, bien amer, bien riche en extases annoncées, je n’ai plus envie de ce corps-là dans mon corps, qui veut lui d’autres corps qui lui  ressemblent essentiellement. Si je réfléchis bien, le corps du vin est bon parce qu’il est lourd, mais facile à transporter d’une pièce à l’autre par exemple, et j’ai compris malheureusement ou heureusement, son système d’occupation. Il s’installe doucement, il prend place, il donne à savourer, et cette saveur devient unique, elle a le pouvoir. Et dans la tête, qui se trouve bien, lentement éblouie, naît le besoin. Et puis, il y a le bruit si fort du liquide qui coule de la bouteille, entre la sortie du goulot et son éclatement dans le ventre du verre, il y a sa couleur, il y a son odeur, et la tête veut plus de ces saveurs et de leurs effets audacieux, elle en redemande, pour se sentir gonflée, prête à gambader, à dire et à faire les folies les plus dangereuses, les plus contre-nature, et surtout tout effacer dans le poids du vice, d’un trait, pour recommencer plus tard, encore tout excitée. Mais bon, je ne comprends pas vraiment pourquoi je pense au vin et à ses composants extatiques, lui est et reste dans le passé, même s’il y aurait certainement beaucoup à dire sur cette histoire de passé, quand par exemple, quel événement, etc. Là, je marche dans la circulation semi lunaire, je veux aller boire un café dans la cafétéria, m’asseoir à une des deux longues tables, peut-être rencontrer un autre résident, peut-être essayer d’être en contact, pour un moment, me mettre à l’épreuve de la conversation, alors que ma bouche se trouve sèche, n’a pas envie de chercher les mots, a besoin de se contenter d’elle-même. À l’intérieur du bâtiment, je m’approche de la porte qui est la plus grande du hall, une porte à deux battants, je l’ouvre mécaniquement, et

une tente de toile verte doublée de jaune occupe la majeure partie d’une pièce au plafond bas. Par l’ouverture de la tente, dépasse un rassemblement de jambes nues d’hommes ou de mannequins en cire, raides et immobiles, qui disparaissent dans un tas de vêtements défaits. Devant la tente, un minuscule banc d’enfant peint en blanc est entouré d’un désordre de vaisselles sales en plastique bleu, d’un paquet de chips à moitié vide et d’un cendrier plein de mégots éteints.

Ah ! Voilà, je fais une randonnée dans la montagne, je porte une tente dans un sac sur mon dos, je porte le poids de la maison pour la construire là-haut, à chaque fin d’étape, et j’aime la sensation du dénivelé encore plus forte. Nous dormons à trois dans cette tente, dans le même désordre. Le matin, je regarde le ciel puissant, et la montagne est une construction terrible que je gravis inconscient. Maintenant je ne sais plus où est cette tente, je ne marche plus avec cette envie de hauteur, comme je ne mange plus de chips. Je veux récupérer les jambes de mannequin, les installer dans mon appartement, une armée d’hommes coupés me rappellera que je suis ici en mouvement. Je le ferai plus tard, il me faut d’abord un café. Je laisse la porte ouverte et descends les escaliers vers la cafétéria où il n’y a personne et où la machine à café est éteinte. J’ai raté l’heure. Je remonte, je vais chercher mes jambes, mais la tente a disparu, et dans un coin de la pièce,

deux hommes sont face à un mur. Celui de droite est de profil, il porte un costume sombre et regarde au loin vers la gauche. Celui de gauche est de dos, il porte lui aussi un costume, il est penché légèrement en avant et tend un doigt de sa main droite vers le mur. Sur le mur, un morceau épais de viande rouge est suspendu par une longue bande de scotch, comme un trophée ou comme une preuve. Le morceau de viande est exactement entre les deux hommes et l’homme de droite n’a pas l’air d’être préoccupé par cette présence, alors que celui de gauche a l’air de la montrer.

Ces deux hommes sont en conférence, je referme donc la porte. Dehors, il fait tout à coup très jour, le soleil est toujours blanc et le château a l’air de sommeiller. Je dois aller faire un tour à l’intérieur, je me le promets depuis mon arrivée, même si mon intérêt pour les fastes que s’offrent les riches et les conquérants, est plus que réduit. Tous les grands volets blancs du bâtiment sont fermés, la lumière du jour est donc interdite, sauf un jet par le haut qui passe par la série d’oculi autour de la coupole centrale du corps du bâtiment. Je ne comprends pas pourquoi cette interdiction. À l’intérieur, il y a une odeur de renfermé, de fête finie, et l’or des moulures s’éteint. Je traverse les deux premiers salons, je suis sous le plafond de la coupole du troisième et je n’arrive pas à voir clairement ce qui est en train de se tramer dans le délire de corps à moitié nus mêlés aux nuages qui s’élèvent sereinement, alors qu’en bas, il fait très froid. Je remarque dans une des boiseries l’ouverture d’un petit couloir, je le prends, j’arrive dans un petit cabinet privé, et

la tête et les épaules d’un homme torse nu disparaissent à l’intérieur d’un sac en tissu blanc. Ses bras sont croisés sur son torse et ses mains disparaissent elles-aussi à l’intérieur du sac. La forme du sac transforme l’homme en une moitié de fantôme grotesque.

Une voiture passe devant le château lentement, mais ce que j’entends surtout est l’appel éraillé d’un corbeau, aucune réponse. Il essaie encore une fois puis se tait. L’homme dans le sac ne bronche pas. Je n’avais pas vu la couleur des boiseries du cabinet, rouge et or, ni senti la présence froide de l’odeur âcre du bois brûlé dans la cheminée. L’homme ainsi encapuchonné ne craint rien, il se sait protégé, lointain. L’odeur est insupportable, et je passe devant lui sans le frôler et me dirige vers un autre cabinet en enfilade, et

un homme se tient droit devant un canapé, dans une pièce où règne un désordre indescriptible. L’homme porte un lacet fin en cuir autour du cou, un short blanc et une paire de chaussures de marche. Près de l’homme pend bizarrement du plafond une corde. L’homme écarte les bras, ses mains sont grandes ouvertes, sa tête est renversée, et, de sa bouche, il éjecte un jet d’eau transparente, comme une fontaine.

Je me mets bien devant lui, je veux me rafraîchir, l’eau qui jaillit de sa bouche est en effet claire, l’homme fontaine est là pour ça. Je ne suis pas dans un désert, même si je peux parfois, souvent, imaginer mon corps traversant un vide parfait, le regard tendu vers mes pas silencieux, dans le lieu exceptionnel du lien unique avec l’absence. Je suis ainsi prêt à rassembler tous mes efforts dans mes jambes pour qu’elles me mènent au loin,  plus loin que l’imaginable, et m’en sortir, assoiffé et satisfait. Ici, la pierre taillée domine et joue à perturber la vue vers l’horizon, l’isole dans des coins, des circulations qui finissent toujours dans l’épaisseur de murs borgnes, et il faut peut-être ici s’habituer à perdre la vue. L’homme fontaine fait quand même son travail, il respire bien, il crache haut. J’imagine la corde presque autour de son cou, il ne pourrait rien en faire de plus. Je ne bois pas l’eau qui jaillit de sa bouche, la soif a disparu étrangement. Et puis, il faudrait que je me hisse jusqu’à ses lèvres et que je les couvre de mes baisers attendus. Je n’en veux pas. Je le laisse donc et me dirige vers une petite porte qui donne dans un couloir étroit. Plus loin, vers la sortie,

un homme se tient droit devant une chaise qu’il cache avec son corps. Sur le sol, à la droite de la chaise, traînent un sac en plastique contenant quelque chose qu’on ne peut pas voir et un petit haut-parleur noir, le tout entouré par un réseau peu important de câbles électriques. L’homme porte un costume foncé, une chemise blanche et une cravate en laine noire. Ses bras pendent le long de son corps et ses pieds sont rapprochés. L’homme est immobile, son regard est absent, il paraît calmement figé.

Là encore, il faut que je trouve une quelconque ressemblance avec un autre, par exemple un portier d’immeuble, serviable avec ses employeurs et intraitable avec l’étranger qui n’a pas été annoncé. Je serais curieux de savoir à quoi lui servent les deux petits haut-parleurs puisque aucune sonorité n’emplit l’espace du couloir… Je veux un son, un son qui écrase celui qui traîne dans ma tête, je veux un son inventé, je veux inventer un son mais je ne sais comment m’y prendre. Il y a justement cette vibration éternelle à l’intérieur de ma boîte crânienne  qui fait résonner autrement les nouvelles du monde, mais c’est une occupation précise qui parfois me rend amorphe et éteint et sourd, et même laid. Parfois, je n’entends plus rien, je suis envahi par un écho qui ramène mon attention au point de départ et je me sens obligé après de tout recommencer… L’homme dans le couloir doit, quand il le peut, quand on l’autorise, se passer un ou deux airs connus qui lui plaisent, il danse sur ses pieds, il se voit sur une scène, et il y va. Il possède sûrement un micro et son fil dans une des poches de sa veste, il harangue ceux qui passent, peut-être même des foules, pour vanter les mérites d’un service sécuritaire, ou simplement il chante des airs amoureux, des airs que tout le monde retient parce que l’amour raconte toujours la mêm chose. Je n’en sais rien après tout et je m’en fous. Je fonce vers la sortie, et en traversant un des halls, je me retourne et l’enfilade des pièces de réception dans leur hauteur ordonnée ressemble aux soutes d’un paquebot transatlantique vidées de leurs machines fumantes, dans un décor de cinéma exubérant. Dehors, la neige est froide dans le soleil rond. Je marche dans des traces de pas peu profondes, je prends la place d’un autre, je n’imagine pas qui il peut être, j’ai envie seulement de refaire ses pas qui sont ceux d’un géant. Je me dis que j’aurais dû plus jeune apprendre à jouer de l’harmonica. Là, il serait dans ma poche comme à l’accoutumée, je le sortirais et je m’amuserais à inventer quelque chose à partir du fameux son qui est dans ma tête et en fairel une mélodie… L’harmonica serait mon objet fétiche, mon compagnon de virée, à jamais… J’ai trop froid tout à coup.

Plus tard. L’ascenseur ne fonctionne pas aujourd’hui, il est coincé quelque part, sûrement entre deux étages, le deuxième et le premier, le premier et le rez-de-chaussée. Je ne trouve pas très grave qu’il soit hors service, mais j’aime simplement prendre l’ascenseur parce qu’il n’y en a pas dans mon immeuble. Alors je m’amuse à l’utiliser même pour descendre un seul étage, ici je suis riche, je suis riche et paresseux. Avant de descendre les marches, sur un des murs blancs, devant moi,

trois visages d’hommes, collés expressément les uns aux autres apparaissent dans la lumière totale qui éclairent ainsi le lien très fort qui les relie. Leurs yeux, aux pupilles claires éclatées, sont grands ouverts, comme leur bouche. Celui du milieu a les lèvres violettes, celles des deux autres ont une couleur naturelle. La lumière blanche ne les éblouit pas, car les trois visages cherchent à être vus, la lumière les illumine.

Je reconnais que les trois hommes regardent au delà de moi, on le voit dans leurs yeux, bien au delà, et ils veulent que le monde les voit, c’est simple, ils sont là pour ça. Je suis transparent, non, je suis invisible, et eux, ils disent « regardez-nous !  nous sommes rares ! nous ne nous montrons jamais ! cette fois est la bonne ! regardez bien ! nous allons disparaître dans l’infini météorique ! vous devez garder de nous une image unique ! c’est la dernière ! la dernière ! ». Je comprends ce qu’ils veulent, ils sont nerveux et exaltés, ils tendent leur cou comme des affamés de la lumière, ils la  colonisent, ils ont gagné. Allez oui pour une dernière fois, une fois rare pour un souvenir éternel, comme des icônes enflammées qui s’offrent à une foule en transe avant de s’envoler dans les parfums éthérés de l’azur… Moi, je suis en équilibre entre deux marches, un pied dans le vide, et je voudrais bien savoir pourquoi l’homme du milieu a les lèvres violettes et pas les deux autres, qu’a-t-il bu ou mangé, quel fruit sucré, quelle liqueur colorée ? A-t-il trop embrassé comme un adolescent qui s’est épuisé à recommencer ? Est-ce la folie de se retrouver ici dans cette cage d’escaliers, où traînent des relents majestueux de parades décapitées, qui chauffe son sang à l’endroit exact des lèvres, et seulement là ?… Je pose enfin mon pied sur la marche, je reste à distance, car moi aussi je possède des lèvres violettes, ou pourpres, enfin, c’est la même chose, mais je ne sais pas comment cela est arrivé, m’a-t-on très fortement mordu il y a longtemps ?… Alors ce visage-là n’est pas un exemple… Est-ce que j’ai besoin d’un exemple ?… Alors, j’invente, j’ai envie, même besoin de me joindre à eux et de coller mon visage contre celui de droite ou plutôt celui de gauche, et peut-être même prendre la place au centre de celui aux lèvres violettes, enfin, car maintenant je désire comme eux être vu depuis le lointain, à jamais. Non, je suis presque n inconnu, je le répette, je suis invisible, voilà ce que tout mon être est. Je finis vite de descendre les marches, je sors du bâtiment précipitamment, je glisse sur la neige glacée qui recouvre la première marche, je me rattrape vite à la balustrade, ne tombe pas, souffle un peu, et je veux m’éloigner enfin dans la forêt.

Plus tard. Je n’ai pas beaucoup de choix, enfin, maintenant, là, devant l’ascenseur qui marche à nouveau. Je peux aller dans la forêt, mais elle est froide, je peux aller dans l’autre bâtiment et boire un café, si par chance la machine est allumée, je peux aller dans la bibliothèque et feuilleter n’importe quel livre, ils sont tous bons pour passer le temps, même si je n’ai pas grand intérêt pour la plupart des sujets qu’ils traitent. Je peux essayer de comprendre les textes noirs dans tout le blanc du papier. Je m’imagine en train de lire ou de regarder les images, sagement assis dans un des fauteuils en cuir, une jambe croisée sur l’autre, rasséréné. Un vrai polyglotte en fait, qui se débrouille bien à la moindre occasion où il est obligatoire de communiquer, et même avec le chinois, le japonais, la langue la plus obscure du pays le plus étrange, le polyglotte comprend toujours et peut-être même, il donne son avis. Enfin, essayer d’être quelqu’un pour m’éviter. Bon, je me couvre, il fait vraiment très froid dehors. Dans la circulation semi lunaire, personne n’attend le bus, j’espére qui ? Je rentre rapidement dans le bâtiment, je monte au premier, et là,

un homme se tient devant une porte fermée. Sur le sol, entre l’homme et la porte, sont empilés un sac de voyage vide, des vêtements pliés, des chaussures, des journaux, et même sur le côté, une petite bombe aérosol au capuchon gris argenté. L’homme est de dos et il porte un slip de couleur bleu marine. Il croise ses mains au niveau du bas de son dos comme quelqu’un qui attend patiemment que quelque chose se passe, et il montre ainsi l’intérieur de ses mains qui est peint en bleu cyan.

Je regarde mes mains, je les trouve vraiment petites, trop petites, comme si le cerveau, en faisant le corps, avait perdu le temps avec une autre partie, et qu’il ne les avait pas finies, enfin qu’il n’avait pas mis les mains et les pieds aussi à une taille normale d’homme. Mes pieds et mes mains ne sont pas efféminés, ils sont réduits. Bon, je remarque que les mains peintes de l’homme en bleu ont la même taille que les miennes, je ne suis pas seul à posséder un tel handicap. Cette constatation tempère un peu ma honte, car j’ai honte d’avoir des mains pareilles, et parfois, j’ai envie de les couper, les éliminer vraiment, et après, d’avoir deux beaux moignons, un handicap de plus, mais celui-là phénoménal au point de me faire gagner de l’argent. Mais, bon, l’homme reste devant la porte, va-t-elle s’ouvrir ? Il pourra ranger toutes ces affaires. Il fait peut-être simplement un inventaire, là, à l’étage, à cette heure, avant de soustraire de sa vue l’inutile.

Plus tard. Non, je ne vais pas dans la forêt, je ne crois pas être inquieté par sa taille, qui est paraît-il colossale, une vraie contrée. Mais s’y perdre serait le moyen facile de voyager sans l’avoir décidé et à peu de frais, et voir ce qu’elle donne, la forêt, qui a l’air en effet de venir de loin. Il suffit de prendre l’allée de petits bouleaux bizarrement taillés entre les deux bâtiments, fermer les yeux et marcher sans avenir d’orientation. Je n’ai pas compris où ici se lève le soleil et où il se couche. Pour moi, il se lève et se couche au même endroit, je le crois. Le froid de la brume l’éloigne de la terre, alors, il ne l’aime plus. Et puis, le soleil fait ce qui lui plaît. Je reste droit à l’orée de l’allée, je ne bouge pas. Une petite éminence fait disparaître sa ligne grise dans la barrière de branches hérissées, et le regard qui cherche le fil des pas se perd déjà.  Je n’hésite pas, je n’avance pas, je ne suis pas curieux de voir mes jambes tracer seules, en-dehors de ma volonté, sans ma raison. Pourtant, j’aime savoir mes jambes indépendantes du reste du corps, les voir prendre le pouvoir sur le reste du corps, l’emmener où bon lui semble sans s’occuper de sa résistance. Cela leur arrive souvent et elles traversent la ville, satisfaites de l’effort continu, leurs pas restent réguliers, presque mécaniques, et je suis un aveugle qui se réveille loin, mais réellement loin, et cela me fait du bien puisque le paysage a changé. Non, là, en ce moment, dans cette contrée, je ne suis pas assez contraint, peut-être même pas du tout, ou peut-être d’une autre façon. Alors je les retiens et je ne lâche rien. J’ai remarqué l’autre jour une porte sur le côté du bâtiment, j’ai compris qu’elle menait aux toilettes pour le public qui vient voir le château. Des gens en effet viennent de loin pour le voir de près, traînent autour sur les pelouses, se cachent dans les coursives basses, ils gravissent lentement les grands escaliers pour sentir leur majesté, et lui est satisfait de toute l’attention que ces anonymes lui portent, et il se gonfle. J’invente, je n’ai encore vu personne traîner par ici. J’ai envie de pisser, je me dirige vers la porte, je l’ouvre, et il y a un petit hall creusé par l’ouverture d’un escalier serré qui descend en colimaçon vers le sous-sol, comme dans une boîte de nuit. Il y a une odeur d’urine mêlée à des relents de produits d’entretien, ce qui est pire que tout. En bas, la pièce principale est étrangement spacieuse, et

une chaise est appuyée contre un mur peint d’une couleur pâle indéterminée. Sur le sol, fait de lattes en bois marron, à la droite de la chaise, serpentent une prise blanche et son fil électrique. Le dossier de la chaise est caché par un tableau, la représentation d’une forme rose bizarre avec un œil central de couleur bleue. Sur le siège de la chaise, devant le tableau, est posée une poêle à frire d’où émergent deux cornes de diable en plastique rose.

Je m’habitue à l’odeur, je vais pisser dans un des deux urinoirs, en jetant un coup d’œil à la chaise. C’est surtout le tableau qui m’attire, l’œil du cyclope, ou plutôt l’œil bleu du cyclone rose qui va m’emporter vers le paradis des bêtes de la nuit, l’orifice jadis noir crépusculaire qui s’offre là comme l’orée de l’antre du plaisir. Je souris, je remonte ma braguette, et je suis maintenant dans la foule bigarrée d’une fête électrique, rien ne va plus, tout va bien, et au centre d’un cercle réduit de corps chauffés à moitié nus,

un homme porte un tee-shirt sur lequel est écrit au feutre un texte de quelques lignes et dont les mots sont en lettres majuscules. L’homme a la tête penchée vers son torse, ses deux bras sont relevés vers l’avant, et il est sûrement en  train de dire à haute voix le texte écrit. Dans les plis du tee-shirt, on peut lire … il doit apprendre… préfère son couteau… jaune dans la nuit invisible… pieds affamés de terre…

L’homme cherche à dire le texte et rien ne sort de sa bouche. Je connais cet homme sans en être, une fois encore, vraiment sûr. Mais, suis-je sûr de le reconnaître ? Mais, est-ce que je le vois ou est-ce que je le revois ? Lui ne bouge pas, trop absorbé par son travail, le texte écrit sur son ventre doit être certainemen essentiel, il doit le faire passer, même si les garçons qui l’entourent se sont maintenant envolés. Moi, je ferme les yeux, je cherche un rythme qui fasse bouger mes pieds, et même mes bras, un rythme qui m’élance, je veux ressembler aux garçons, je ne m’intéresse pas à ce que disent les mots du texte de l’homme, je les connais, je les ai peut-être écrits. Non, non, cette écriture ne me ressemble pas, j’en suis sûr, je le veux, et puis l’odeur m’incommode et je ne la veux pas non plus dans mes narines, et puis je n’arrive pas à danser, je n’en ai plus l’habitude, pas en compagnie, c’en est trop. Je trouve la rambarde et monte rapidement le petit escalier, toujours les yeux fermés. Une fois dehors, j’ouvre les yeux et je ne suis pas dans un désert, même s’il n’y a personne, encore personne, et finalement cette absence de compagnie me va bien, je ne crois plus être fort en assemblée, je ne sais à qui parler, quoi remarquer, et surtout je ne connais plus aucune de mes anciennes manières pour obtenir un quelconque profit. Alors, malgré l’odeur nauséabonde des toilettes, qui maintenant suffoque le souffle de ma respiration, malgré la crainte éprouvée devant l’homme et son t-shirt parlant, je décide, déséquilibré par les pavés glissant, de ne pas être inquiété.

Plus tard. Je n’ai rien fait depuis mon retour, je n’arrive à rien engager, je traîne sur le lit à une place, je ne me touche même pas et en face de moi, l’armoire ne me sert à rien, elle ne décolle pas non plus. Allongé de tout mon long, je suis un estropié, ce sont mes yeux qui me rendent borgne et mes jambes maintenant qui ne m’aident plus à foncer, qui ne me servent donc à rien. Il me faudrait des béquilles, de celles qui sont en aluminium léger, les plus chères bien sûr, elles brillent plus dans le soleil, donc elles se montrent mieux. Mais pourquoi ? Les yeux, c’est d’accord, ils ont trop bu et trop fumé en plus du reste. Justement le reste, je suis mélancolique, mais ce qui devient ennuyeux est que je ne regrette rien, enfin je me fous de ce qui s’est passé avant. Je suis facilement mélancolique alors que je ne me souviens de pas grand-chose, quelques petits détails qui me font soit plaisir soit m’ennuient. Bon, les jambes, c’est plus compliqué, cette raideur intransigeante est nouvelle, le sang ne circule plus de la tête aux muscles des cuisses et des mollets, jusqu’aux pieds. Il traîne dans les artères et puis les veines, il le fait exprès, et alors tout s’ankylose. J’ai beau faire l’effort de parcourir de long en large la pièce principale de mon appartement, le sang reste presque statique, au compte-goutte, voilà, il circule au compte-goutte. Mais c’est de la faute au cerveau qui s’endort trop lourdement. Enfin, avant, et cela pas tout le temps, il était réveillé par le regard, il voyait, percevait, analysait, sous-entendait, il imaginait, il s’irritait, il se remuait avec bonheur, il se nourrissait bien sans fin, et il répondait selon la qualité de ses humeurs. Maintenant, les rares fois où il m’arrive d’ouvre les yeux, mon cerveau garde tout pour lui, il emmagasine peut-être et il ne partage pas, il est devenu avare, impotent, gonflé, il ressemble à tous les autres cerveaux, il s’ennuie lui aussi. Bon, et puis je n’arrive toujours pas à rentrer dans la forêt, alors que je pourrais ainsi avoir des choses à raconter, des émotions, tout le monde aime les histoires autour d’un homme diamétralement seul, de surcroît éclopé, qui marche dans la forêt, avec ou sans béquilles s’il les a oubliées ou perdues ou vendues, un homme qui imagine un monde abracadabrant et qui est écouté, car les histoires de forêts, fournies en présences suffisantes et exceptionnelles, impressionnent toujours les âmes fragiles, non ? Des exemples ? Non, je n’ai pas envie de me faire remarquer moi aussi, et puis je ne sais pas le faire. Et puis, pour moi, le noir est le noir. Mais, je me répète, je m’attends à quoi ?  Je ferais mieux d’y aller, dans cette forêt et de me perdre pour comprendre peut-être combien c’est bon.

Plus tard. Je suis dans l’autre bâtiment, celui de la machine à café, je cherche quelqu’un avec qui parler. Justement, j’ai deux tasses dans les mains, un café noir et un capuccino, cela facilitera le contact, enfin, je n’en sais rien. Je rentre dans le couloir du rez-de-chaussée, là où des faits divers se trament vraiment, enfin, d’après ce que j’y ai déjà vu, je m’enfonce dans la circulation semi lunaire, celle du couloir, puis je décide de frapper à la première porte qui est vitrée avec les mêmes petits carreaux que les fenêtres. Personne ne répond. J’insiste, je tiens maintenant les deux tasses coincées entre les doigts de ma main gauche, elle tremblote, la porte n’est pas fermée à clef, j’entre dans un petit hall, prend l’escalier qui est raide, et sur le palier il y a deux autres portes closes. Je frappe à celle de gauche, pas de réponse, mon excitation d’être accompagné un moment dévore ma crainte, j’ouvre donc celle de gauche, et

deux hommes se tiennent droits devant un mur recouvert d’un panneau en bois peint en blanc. Le plus petit des deux  est un peu en retrait par rapport à l’autre. Ils portent des costumes sombres presque identiques, des chemises blanches et la cravate du plus grand est de couleur rouge alors que celle de l’autre est grise. Un peu plus loin, sur le panneau en bois, est fixée en hauteur une forme ovale peinte en rouge magenta, comme un troisième visage, et sur le sol gris clair, sont alignés en ligne contre le mur, trois petits tasseaux de bois. Les deux hommes regardent calmement, sûrement.

Ces deux-là veulent me reconnaître. Non, ils s’en foutent, ils me regardent comme ils regarderaient n’importe qui, surtout n’importe qui. Moi, ce que je vois est la tache de couleur sur le mur, derrière eux. Je pense encore à un œil, je dois vraiment me sentir épié, scruté, convaincu d’une faute quelconque, allez, poursuivi même sans que je m’en rende compte, puisqu’il n’y a jamais personne derrière moi, personne qui m’attrape par la nuque et me guide vers…. Bon, je plonge à l’intérieur de l’œil, tout est rouge rose, jusqu’à l’espace d’une petite pièce, une cellule, non, un débarras vidé de ses occupants, un espace de décontraction émotionnelle, donc sensorielle, donc musculaire, un voyage enfin merveilleux. Je pourrais m’installer là, réfléchir à mes émotions, la couleur est faite pour bander, je ne serais pas quoi inventer pour… Et puis, le regard des deux hommes me rappelle à l’ordre, je n’ai pas l’autorisation de m’envoyer en l’air devant eux. Je suis très agacé tout à coup, l’entrejambe me démange, mais je ne veux entraîner aucun combat, je ne connaîs pas ces deux gardiens et je ne peux rien tenter, je deviens amorphe, je ne veux que partager mes deux cafés. Je recule et referme la porte. Je bois une gorgée du capuccino et une du café noir, mes yeux se brouillent, mon souffle est court, j’espère encore, j’insiste encore, et j’ouvre la porte de droite, et

un homme se tient droit dans un espace blanc dont le sol est fait de dalles en plastique grises. Il est de trois quart, son torse est nu, il porte un pantalon Adidas rouge aux trois bandes blanches et une paire de chaussures de sport d’une marque non identifiable. Sa tête légèrement penchée vers l’avant est entièrement recouverte de bandelettes de scotch épais d’une couleur marron clair. L’homme  redresse son avant-bras droit et serre son poing. Les bandelettes lui font une autre tête bizarre et rendent son geste extrêmement tendu.

Je ne vois que les trois bandes blanches de son pantalon rouge, je ne vois qu’un ordre, un commandement à me mettre à genoux et à disparaître dans la masse du sol en plastique gris, pour ressusciter avec la même tête que l’homme et portant ce même pantalon. Cet homme est donc un prisonnier, voilà qui j’ai devant moi. À moins qu’il ne soit un comique troupier, un extravagant, un délirant perdu dans une pantomime effrayante, et qui fait son numéro sans chercher à comprendre l’absence de public ou qui s’est trompé de théâtre. Moi, je suis là, en face de lui et je le regarde sans envie. Je suis plutôt déçu, ma tension s’est calmée, je finis vite le café et le capuccino, je ne souris pas, je veux retrouver mon appartement et dormir vite sur le lit à une place, encore à une place.

Plus tard. Bon, voilà, en fait il est clair que je ne suis pas si seul, je le reconnais, je suis accompagné, Lui, il écrit, moi je traîne, Lui, il sait, moi je suis une bête, Lui, il est au-dessus, il prend le monde, moi je me branle. Lui, il est fort en tout. Je me suis installé de l’autre côté de la surface glacée, en face de Lui, les feuilles blanches disparaissent, Lui les noircit et ce noir l’entraîne et l’emmène dans le trou de l’abstraction, voilà, j’ai dit le mot, cet endroit. Lui vérifie tout le territoire, il engrange, il exploite, il fait exploser, il construit, et puis il recommence. Mais où ? Quelque part entre ce que l’on sait du jour et ce que l’on veut connaître de la nuit? Moi, je crois être plus attiré par un idéal de confort, avoir tout le temps chaud, manger convenablement, être tout le temps bien couvert, pratiquer surtout mes petites manies avec leurs petits récits, comme le petit ours prévoyant, peut-être stérile, non, impuissant, qui se contente de sa petite main, hélas trop petite. La présence de Lui me fatigue, tant de savoir, de rigueur surtout, quelle histoire ! Je me révolte, je le vire donc d’un geste de la main, mais Lui ne s’éloigne pas vraiment, Lui attend son tour, il se montre, il est arrogant, il est l’exemple qui éclipse irrémédiablement mon idéal fade de quiétude. Lui m’exaspère et il a donc raison de ma faiblesse. Je me résigne donc, je me laisse donc attaché à cette table qui est là pour Lui, je me tais et que Lui m’enveloppe, qu’il me fasse disparaître au plus profond de son ordre, et qu’il me foute la paix.

Plus tard. Le petit stock de feuilles noircies est suffisamment conséquent pour que je me sente en paix avec Lui. Dans la circulation semi lunaire, je me dis que je vais en faire des photocopies, je peux en faire assez et déposer ses tranches de récits un peu de partout, dans les halls, les escaliers, les couloirs, et même devant les portes des appartements de ceux qui restent de sacrés inconnus. Je me dis qu’ainsi, ils seront lus et que quelqu’un se mettra peut-être à discuter avec moi, d’accord pas d’accord, cela bien sûr si je suis retrouvé un jour dans ces dédales blanchis à la chaux, et cette randonnée, ce périple, cette épopée aura donc une vraie fin. La photocopieuse est dans le sous-sol de l’autre bâtiment, après la cafétéria qui est une fois encore vide, avec la machine à café à jamais éteinte et les décorations mortes sur les murs, enfin tout ce qui fait son charme rance. Dans sa pièce, la photocopieuse trône dans une semi pénombre presque étonnante, je me dépêche, les feuilles se multiplient dans leur musique sérielle, je traîne un peu les pieds sur les carreaux noir  et blanc, je m’endors un peu, et je finis par me raconter des histoires de révolutions puisque je suis dans un sous-sol. Sur la table, il y a des feuilles avec des vignettes colorées, je m’approche et j’en prends une , et

un bandeau d’une couleur bleue et d’une matière indéfinissable est tenu en hauteur par un homme dont n’apparaissent que le coude gauche et un morceau de son torse nu. Derrière l’homme, sur une chaise traîne un morceau de plastique transparent, et derrière la chaise, un bandeau de toile cirée couleur chair descend le long d’un mur.

Et sur la feuille suivante,

un homme nu est assis sur une chaise. Derrière la chaise, un bandeau de toile cirée couleur chair s’étend sur un mur depuis le plafond. Le haut du corps de l’homme est entièrement à l’intérieur d’une housse en plastique transparent. L’homme penche légèrement la tête en avant, il écarte les deux mains loin de son torse et ressemble ainsi à une sculpture vivante.

Lui fait son bricolage avec des objets et son corps, son corps contre des objets, à l’intérieur des objets pour voir comment cela se passe aussi. S’il a un public critique ou passionné, si des êtres applaudissent, envient son maintien précis, ou au contraire,s’énervent, trouvent ses manipulations indécentes, souhaitent le voir disparaître, cet homme transformera alors, avec plus de détermination, l’espace déjà réduit autour de lui en un laboratoire d’expériences plus intrépides encore, il le fera, j’en suis persuadé et cette idée me plaît. La distance parfois  indéchiffrable qui se place entre ses actions et le regard inconnu le stimule à perte de vue, et moi, m’électrise. L’homme est en face, là, dans la pièce de la photocopieuse, je me tiens droit enveloppé dans le sac en plastique, je respire, je suis  devenu une tornade de volonté, je vais tout faire exploser, je suis sur un champ de mines boréales, en hauteur, pas si conquérant que ça, mais quand même. Je sors de la pièce complètement révolté, je traverse rapidement la cafétéria et prend le couloir semi lunaire du sous-sol. Mes perplexités se sont effacées, le silence autour c’est moi qui le crée, ça je le dis, je n’entends pas les bruits comme ces êtres qui sont devenus des êtres si clairs, comment les appeler ?… Parce que moi, je pose éternellement des questions, tout mon temps et pas les mêmes questions, elles sont variables par exemple selon l’endroit où je suis et ce que je vois. Maintenant, je m’avance un peu plus loin dans le couloir, je prends ma respiration, je soulève mon pull-over, et voilà ce que quelqu’un en face de moi pourrait raconter,

un ovale est dessiné avec de la peinture rouge sur le torse nu d’un homme. À l’intérieur de l’ovale, est dessinée une constellation de sept grosses croix de la même couleur.

Sept croix, neuf croix, je n’en sais rien, elles sont les points de rencontre, peut-être les marques de balles, mon ventre est une belle cible, je m’en occupe. Je reste sans bouger un moment le pull-over soulevé, puis je tourne lentement sur mes pieds, je montre, je suis précis, je suis calme, je suis enchanté, je vibre, je tiens le bon rôle. Et puis ça suffit, j’avance, je passe la porte du fond qui ouvre sur un grand espace sombre, encore dans l’arc de cercle, et il y a des taches de lumière blanche, tantôt frétillantes, tantôt figées, et dans ces taches les mêmes histoires au bout du compte sont réalisées, je suis dans une halle d’expositions éphémères, non, l’idée ne me plaît pas, je suis plutôt dans une danceteria, je n’entends pas la musique, je sens ses vibrations iriser le sol d’effluves odorantes, je me laisse faire, et alors là, près de moi,

la maquette en plastique noir de ce qui doit être un cirque de trois montagnes est posée sur une table dont le plateau est recouvert d’un tissu jaune vif. Du coin supérieur gauche de la table, émerge le bras d’un homme dont les doigts de la main simulent une paire de jambes qui se dirigent directement et sûrement vers les montagnes.

Bon, plus loin, sur le côté,

une construction, faite de tasseaux de bois d’une hauteur de deux mètres, est installée dans un coin dont le sol est recouvert de carreaux noirs et blancs organisés en damier. Les tasseaux se soutiennent par le haut en un point central et forment ainsi l’architecture de ce qui pourra être un tipi, une cabane pour enfant ou un refuge pour adulte. La base des murs qui forment le coin est recouverte par un alignement de panneaux  d’isolation de couleur jaune vieillie. Les panneaux pourront servir à la réalisation des façades de la construction. Mais la construction et l’alignement des panneaux ne sont peut-être que des sculptures solitaires.

J’avance encore, je suis enflammé, je suis dans une fosse, non, un cirque et une foule étrangement nette me regarde me comporter. Pourtant je suis tranquille, tout ce qui se passe ici est normalement décidé, précisé, et parfait. Je regarde simplement, je ne me touche pas, enfin, je ne donne rien à voir de mon état. Il me faut seulement être présent pour que le jeu soit bien partager, enfin, compris, ce qui n’est pas vraiment sûr, il suffit de regarder, et moi, je sais que je me souviendrai de… Par exemple, là, plus loin,

deux hommes se tiennent droits devant un mur tendu d’un tissu en papier d’un jaune vif. Les visages des deux hommes sont masqués avec des morceaux de tissu troués aux yeux et à la bouche. Le masque de l’homme de gauche est de couleur bleu et celui de l’homme de droite de couleur rose. Les deux hommes sont nus, ils ont chacun un verre de vin rouge à la main, leurs avant-bras légèrement tendu vers l’avant, prêts à trinquer .

Voilà ce qui est clair, moi et Lui fêtons notre réussite avec fierté, même si nous ne savons plus ce qu’il fallait gagner, aucune importance, nous relâchons la tension, nous buvons du vin rouge, enfin permis. Et même si nous n’arrivons pas à entendre la musique, même si nous devons nous assurer que personne ici risque de vouloirs nous éliminer, nous empêcher de vivre nos ambitions, nous fêtons en effet notre assurance, et cela bien fièrement. Et puis, je suis ravi car en face de nous, à gauche,

 un homme torse nu nous regarde  calmement, la bouche légèrement ouverte. Il est moustachu, barbu, et il porte une boucle à son oreille gauche. Il a les bras tendus, il montre ses deux mains enfilées dans des gants de cycliste dessinés de bandes  noires et blanches.

À côté de lui, à sa droite,

le même homme nous regarde aussi calmement, la bouche légèrement ouverte, mais il croise ses deux mains gantées sur le haut de son torse.

Moi et Lui avons du travail, il n’y a plus de doute… Le château et ses deux bâtiments nous appartiennent, nous allons parcourir le labyrinthe des couloirs lentement, à tous les instants du jour et de la nuit, les rencontres seront franches, nous agirons, nous polluerons les esprits et surtout les corps, sans discrimination, consciencieux et joyeux, en vrais baroudeurs hypnotiques, et nous disparaîtrons en vitesse une fois le travail fini, comme des compères satisfaits… Voilà ce qui doit maintenant se passer…

Dehors, la neige est encore blanche dans le soleil rond, et les bruits de voix coulent dans la circulation semi lunaire comme des marées nouvelles. Elles rehaussent le château et ses deux bâtiments, ils sont devenus des météorites brillantes dans leur galaxie, et sur lesquelles règne l’emprise de la fiction éternelle…

On peut entendre une voix dire précisément,

un homme nu est allongé sur le ventre sur un rectangle de toile cirée rose chair. Le sol est recouvert de carreaux noirs et blancs organisés en damier. À la gauche de l’homme, une porte bleue repose contre un mur, et en face de l’homme, sur l’autre mur, une longue étagère court en hauteur. Sur l’étagère, on remarque la présence d’un objet qui ressemble à une grosse poulie. La poulie est presque dans l’axe du corps de l’homme qui étrangement tient ses deux fesses entre ses deux mains.

 

 

 

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