Georges Tony Stoll

« J’ai fait des gestes blancs parmi les solitudes »

Élisabeth Lebovici

(1)

« (…) JE SUIS POUR L’ART QUI VIENT DE LA FUMÉE DES BOUCHES D’ÉGOÛT EN HIVER. JE SUIS POUR UN ART QUI SE BRISE LORSQU’ON MARCHE SUR DE LA GADOUE GELÉE. JE SUIS POUR L’ART DES VERS DANS LA POMME. JE SUIS POUR L’ART DE LA SUEUR QUI NAÎT ENTRE DEUX JAMBES CROISÉES (…). JE SUIS POUR UN ART POLITICO­ÉROTICO-MYSTIQUE QUI PERMET AUTRE CHOSE QUE DE RESTER SUR SON CUL DANS UN MUSÉE. JE SUIS POUR UN ART QUI SE MÊLE À LA MERDE QUOTIDIENNE ET QUI S’EN EXTRAIT. JE SUIS POUR UN ART QUI IMITE L’HOMME, QUI SOIT COMIQUE SI NÉCESSAIRE, OU VIOLENT (…) ».

Claes Oldenburg 2

Un homme est assis, torse nu. Il est situé de profil au premier plan. L’un de ses bras repose sur sa cuisse, l’autre tient une cigarette, qu’il porte à sa bouche. L’homme fume. On ne sait pas ce qu’il regarde devant lui. À l’arrière, à côté de l’homme, dans le fond d’une pièce et non loin d’un rideau, il y a un poste de télévision allumé sur le plateau sous lequel apparaissent l’appareillage d’un magnétoscope et d’une bande vidéo. Il ne regarde pas l’écran. Un autre homme est assis à la même place. Torse nu, les deux bras posé sur ses cuisses revêtues d’un pantalon de cuir, il a le visage concentré, presque surpris. Il ne regarde pas l’image à l’écran. Le même homme est assis à nouveau. L’un de ses bras est replié, de façon que ses doigts touchent son menton et le haut de sa bouche. Il ne tient pas de cigarette entre ses doigts. Il ne fume pas. On ne voit pas son autre bras. L’écran est toujours allumé.

Dans chacune de ces trois photographies composant Télévision – 1998, on voit un visage émerger du gris télévisuel, une image vidéo se placer à côté de l’homme, sans que celui-ci semble y réagir. Cette absence d’interaction rend plus palpables l’indifférence ou la concentration calme de l’homme assis. D’autant qu’on fait face au visage sur l’écran, tout aussi indispensable que l’homme au premier plan. Maquillé de blanc, il est marqué d’une tache sombre, d’abord en forme de moustache de clown. La marque noire devient face à main, masquant le visage. Le visage se penche. L’homme à l’écran s’applique la masse sombre contre la joue, comme un moule ou une prothèse ou encore, un pansement. Action et inaction? La disjonction entre ces trois écrans catalyse également une discontinuité. Les images de Télévision s’inscrivent en effet l’une à côté de l’autre, le sens de la lecture induisant une succession, où l’un des personnages se substitue à l’autre, alors qu’on les voit dans le même temps. Le doute s’instaure quant aux relations spatiales et temporelles produites entre les trois images et au sein de chacune. Dans ces images défaites de leurs causalités, présentées en simultanéité, reste le trouble, le vertige, le danger. Il serait bon, ici, de rapprocher un tel effet de celui qu’entraîne, par exemple, la peinture de Gustave Courbet, L’enterrement à Ornans — un tableau que Georges Tony Stoll aime particulièrement. Organisé comme une procession dont le déroulement apparaît frontalement au regard, le tableau porte des personnages peints à leur taille propre, sans altération d’échelle entre les villageois d’Ornans, invités à poser in situ, et leur reconstitution en peinture : voilà ce qui distingue l’action démocratique de Courbet. L’art est mis en équivalence, mais aussi en danger, avec et par la vie réelle. «Après Courbet, dit Georges Tony Stoll, il n’est plus possible de retourner à la version consacrée du jugement Dernier : la mort n’est plus sanctifiée» 3. Le corps retrouve son espace social.

Avec Télévision, comme dans la plupart des images fixes ou vidéos de Georges Tony Stoll, l’action est, d’emblée, donnée comme contradictoire.

Que fait l’homme au pantalon Adidas rouge, vu de trois-quarts, torse nu, placé sur un sol gris et contre un mur blanc, la tête recouverte de bandelettes en adhésif marron et le poing droit serré (Que fait-il seul dans son pantalon Adidas – 1997) ? Que font ces deux bras présentés contre une forme de couleur rouge, l’un avec la main ouverte, l’autre avec le poing fermé (Poing 1 et 2 – 1995) ? Que fait cet homme en chemise cravate au col légèrement défait, visage barré horizontalement d’un trait de peinture bleue, grimage transformé en balafre, sourire de Joker, distinction autoproclamée (Homme qui rit – 2003) ? Et ce trio d’hommes rapprochés à l’intérieur du cadre, qui ne se regardent pas : simultanément sur deux images elles aussi rapprochées en diptyque, ils ont le visage fermé et ouvrent largement la bouche sur un cri (Les fixes et les hurleurs – 1997) ? Est-ce possible de les faire coexister sans induire une durée, depuis le cri jusqu’à son extinction finale bouche close, ou au contraire, depuis le silence jusqu’au hurlement? Oui, répond GTS. Oui, c’est possible à l’intérieur du cadre, grâce à ce qu’il appelle parfois « l’instantané-arrêté » de la photographie. L’action, terme qui dans sa définition, induit un engagement volontaire dans une opération — ne parle-t-on pas de tel industriel collectionneur, de telle ministre, comme un homme ou une femme « d’action » ? – suppose que l’acte en question s’effectue jusqu’à son accomplissement. Pourtant, lorsqu’on entreprend une action en justice, qui dit quand elle aboutira, quand elle se réalisera ?

Le verbe d’action, selon le Grand Littré, « ne peut s’employer qu’avec les verbes qui indiquent une action : il est ridicule de dire, comme font plusieurs, l’action de languir ». Si la photographie est une action, l’image, ce n’est pas le moindre de ses paradoxes, engrange ici une suspension du temps ; peut-être une langueur du temps, qui met en danger le réel. Ainsi cette construction de bois, formant un triangle, tipi posé sur un damier de carreaux noir et blanc et devant des panneaux d’isolation jaunes. N’est-ce qu’une étape dans l’élaboration d’une cabane, que les panneaux recouvriront ou fermeront comme les pièces d’un kit ? Sont-ce des éléments dysfonctionnels, ou complètement autonomes et séparés ? L’arrêt de l’image contamine l’action, défait son articulation, lui ôte ses enchaînements narratifs et lui garde son énigme : un personnage se substitue à un autre, leurs gestes deviennent mystérieux. Deux hommes, nus, vus de dos jusqu’à mi-corps, lèvent chacun un bras jusqu’à l’horizontale. Derrière eux, un mur rouge et un lavabo. Temps arrêté : Sans Titre (Les parfaits amoureux) – 1996. Un homme nu, assis sur une chaise, le visage entièrement couvert par un disque rouge et disposé devant deux larges bandes d’un noir bleuté, lève le bras et s’appuyant sur un autre chaise disposée à côté de lui, serre le poing, tandis qu’à ses pieds, sur le parquet, courent deux fils électriques (L’Homme à la tête ronde – 1996). Dans mes photos, dit Georges Tony Stoll, « il est en train de se passer quelque chose dont on n’a pas l’habitude. La performance est une action qui, sans être un acte manqué ou un faux geste, s’inscrit dans le champ de ce qui n’est pas usuel. » 4 La performance, en effet, nait de cette série de juxtapositions expérimentales, avec sa temporalité propre, sa spatialité et sa matérialisation spécifiques.

À l’intérieur du cadre, tout est possible et tout compte pareillement. L’absence de hiérarchie entre humains et objets, entre personnages et zones colorées, entre la peau des hommes et celle des peintures comme entre figures et fond est une qualité, dont les critiques ont fait le fer de lance de l’expérimentation artistique d’après la seconde guerre mondiale. Défaire les relations symboliques entre les objets, entre la figure centrale et sa périphérie, a permis de faire de la peinture « l’arène de l’action » comme le signalait le critique américain Harold Rosenberg. Faire de la peinture une arène, au-delà de la performativité du geste de mise à mort par l’artiste torero, c’est la déterminer comme un territoire, non plus comme un champ rectangulaire. Ce déplacement conceptuel amène le spectateur, non pas à « entrer dans une peinture (..) par un endroit précis (ni ou par une centaine d’endroits). N’importe où est partout et l’on entre et sort quand et où l’on peut » 5 comme l’expliquait l’artiste Allan Kaprow à propos de Jackson Pollock.

De sorte que tout est important au sein de ces images, que rien n’y est secondaire. Les objets usuels, conduits électriques, ampoules, chaises, chaussures de sport, valent autant que les constructions de bois, d’adhésifs ou les fragments découpés d’alèze plastifiée. Les trois bandes Adidas valent autant que les croix, les taches ou les cibles. Les formes colorées placées sur, à côté, ou en arrière des corps et dont les reflets, lorsqu’il s’agit de matériaux plastiques, sont augmentés par le flash de la photographie, importent au même titre que les corps d’hommes nus et habillés, tronqués ou entiers, cachés ou révélés par la lumière qui les chauffe à blanc. Aucun sujet transcendant ne vient convoyer dans l’image, les hiérarchies implicites instaurées entre droite et gauche, entre haut et bas, entre des positions et des échelles respectives telles que les a étudiées l’historien d’art Meyer Schapiro. 6 La contiguïté construit une circulation qui prime sur la causalité.

La machinerie des gestes apparemment banals est ainsi décalée, décalée du quotidien. De ces gestes, il ne reste que leur ressemblance ou leur dissemblance avec la mémoire inconsciente du corps ; une impression, une reconnaissance qui se trouble et se dissout. Le cadre photographique offre ainsi l’occasion d’une expérimentation et d’une vérification, buts que se donne Georges Tony Stoll dans chacune des performances qu’il met en place. Cette approche esthétique par l’expérimentation et la vérification est également celle que se donnaient les premiers happenings dans l’Amérique (ou l’Europe, ou le Japon) des années 1960, présentant l’événement réel comme une œuvre, sans que celle-ci apporte l’illusion de l’événement. Parmi les sources, elles aussi contradictoires, proposées pour l’explosion de ce que Laurence Bertrand Dorléac a appelé « l’ordre sauvage » 7 des performances, on trouve à la fois la guerre, l’holocauste, la décolonisation et les mouvements de libération, la négation de la figure et la transformation de la peinture en action, poursuivant une Tradition du Nouveau, qu’Harold Rosenberg conçoit véritablement comme une incursion du réel. Pour lui une peinture performative où « Les pommes n’ont pas été préalablement poussées hors de la table pour faire place nette à de pures relations d’espace et de couleur» inaugure un programme où « l’image, quel que soit ce qui y est ou qui n’y est pas, sera une tension », un risque, ou plutôt : un « Non constant » 8. La constance du « Non » dans chacune des images de Georges Tony Stoll, formule une position critique : celle d’un homme, qui, du fond de sa déraisonnable existence, dénonce l’absurdité des mécanismes dont les effets imposent de se reconnaître dans une norme, une conduite, une image.

« Les happenings sont des événements qui, pour dire les chose simplement, ont lieu. Pourtant, les meilleurs d’entre eux ont un impact incontestable qui est, nous en avons le sentiment, qu’ici il se passe quelque chose d’important, ils semblent n’aller nulle part et ne soulever aucun point littéraire particulier. Par contraste avec les arts du passé, ils n’ont ni commencement structuré, ni milieu, ni fin… Rien de clair n’est recherché et cependant rien n’est acquis, excepté la certitude qu’un certain nombre de faits auxquels nous sommes attentifs au-delà de la normale.», écrit Allan Kaprow en 1961 9. Il n’est pas indifférent qu’une des premières performances, comptabilisée comme telle, ait consisté à effacer un geste pour lui donner sa dimension contradictoire. Robert Rauschenberg demande à De Kooning de lui offrir un dessin, qu’il efface : Erased De Kooning, (1953). L’œuvre n’est pas conceptuelle, elle n’est pas qu’un processus, elle est une réalité et pas juste un reste survivant et détaché de l’action de l’artiste. Lorsque Eva Hesse écrit sur le programme d’un ballet en 1967 : « une fille qui est une sculpture », certaines critiques féministes commenteront ultérieurement cette phrase comme une référence à sa féminité et sa décision de devenir sculpteur — une question dont ces critiques soulignent l’importance cruciale pour l’artiste jusqu’à sa mort précoce. Mais la théoricienne Peggy Phelan a sans aucun doute raison de contredire ses consœurs. « Pour Eva Hesse, il s’agissait peut-être tout simplement d’une « fille qui est aussi une sculpture ». Si une sculpture tire son statut monumental de son immobilité et une jeune fille sa féminité de la danse, cette phrase est alors une remarque sur l’art d’apprendre à danser à une statue10. Eloigner l’immobilité, ou mieux, rendre à l’immobilité son mouvement, cette tension qui fait qu’une position est toujours à remettre en question est ce qu’incarne le souffle à la fois permanent et précaire qui traverse les images de Georges Tony Stoll. Ainsi la vidéo Sans Titre (Ibrahim) – 1997,combat entre un homme qui danse sur un bureau — à la façon du gogo­boy que Félix Gonzalez Torrès fit venir, tous les jours pendant la durée d’une exposition, animer d’une performance sa sculpture. Mais le mouvement ici n’a lieu qu’une fois et la caméra ne parvient jamais à faire le point, à le fixer et finalement, à le chorégraphier. Ici dansent à la fois l’être filmé et la caméra. Dans le frottement intime d’une approche et d’un échange, se produit un garçon qui est aussi une sculpture.

L’esprit du Black Mountain College, celui du Living Theater, de Greenwich Village, de la Factory ou du Judson Dance Theater a marqué ceux et celles qui ont voulu et veulent œuvrer dans le souterrain. Le séjour newyorkais de Georges Tony Stoll, à l’orée des années 1980, à la jonction des années post Stonewall et de l’expansion fulgurante de l’épidémie du sida, lui a sans doute permis de s’inscrire concrètement dans cette histoire. Celle, politique et poétique du corps vulgaire, portée tout autant par les mouvements minoritaires, féministes et homosexuels (par exemple) que par les collectifs plasticiens. Le Judson Dance Theater, par exemple, lieu de création interdisciplinaire à New York, regroupa, dans les années 1960, non seulement des danseuses et des danseurs (Trisha Brown, Simone Forti, Deborah Hay, Steve Paxton, Yvonne Rainer…) mais également des artistes formés aux arts plastiques et au mouvement (Robert Morris, Robert Rauschenberg), des musiciens ou des cinéastes (Brian de Palma). Les techniques, le phrasé et les formes scéniques spécifiques à la danse y furent abandonnées au profit de « geste-objets » et de pratiques corporelles ordinaires, tels que porter un meuble, monter un escalier ou dire un texte. Incluant des non danseurs, laissant place à l’improvisation, utilisant éclairages et costumes (ou nudité) dans un sens fonctionnel et anti-illusionniste, l’action devient alors une série de « tâches ». Le corps non spécialisé, « malodorant, respirant, désireux, quotidien » remplace la figure spécifiquement entraînée du danseur. « Le corps construit par les règles du comportement normatif est retourné comme un gant (par l’accent mis sur la nourriture, la digestion, l’excrétion et la procréation) et mis sens dessus dessous, en insistant sur le bas du corps, au détriment du haut » 11. Ainsi faut-il aussi comprendre les corps au travail dans les images de Georges Tony Stoll, refusant la pose et la canonisation, présents, non pour constituer ou breveter de nouveaux modèles esthétiques, mais à titre d’exécutants ou d’exemples. Le haut comme le bas, de la tête aux pieds et parfois tête en bas.

Les pieds, les chaussures de sport sont d’ailleurs des éléments récurrents des images de Georges Tony Stoll. Ainsi Absents – 1994 : Une jambe en l’air, propulsée depuis le premier plan, fuit vers le fond de l’image. Le pied, revêtu d’une chaussette de laine alors que la jambe est nue, s’arrête pile devant un visage, celui d’un homme nu, de face, reposant sur un canapé rose. La position du talon freine l’action de propulsion et le coup induit par la détente de la jambe : il s’arrête pile devant la tête. Il la masque. Le pied laineux de l’un cache la tête de l’autre. Il la mesure aussi. À l’image, un pied vaut une tête. Empêchant d’en distinguer les traits, le pied éclairé par le flash rend le corps de l’homme sans tête moins identifiable. Anonyme, il est cependant tout proche. «Dans le face à face avec le spectateur, il y a égalité entre celui qui prend et celui qui est pris en otage dans l’image. Ils partagent la même histoire. » De la même façon qu’un dos ou un crâne rasé, un bras ou une tête cagoulée, une tête bandée ou une tête tatouée d’un fragment de peinture : l’homme au nom propre devient l’homme commun.

Dans une pièce désordonnée, se tenant auprès d’une corde suspendue verticalement, un homme portant short blanc, chaussures de marche et lacet de cuir autour du cou, écarte les bras en position d’orant, ouvre les mains, renverse la tête bouche et éjecte de sa bouche un jet d’eau. Le diptyque Moi, comme une fontaine – 1999, dédoublant l’image en fontaine éructante et en fontaine sans eau, fait explicitement référence, ne serait-ce que par son titre, au Fountain de Bruce Nauman. Celui-ci, posant comme une fontaine, comme s’il était une œuvre d’art crachant de l’eau, a montré qu’il était possible de manipule le corps comme un outil ou un objet. « Si on peut manipuler l’argile et faire de l’art, on peut se manipuler aussi bien soi-même. Cela revient à utiliser le corps comme un outil, un objet manipulable », expliquait Bruce Nauman en 1970 12. En citant Fountain, GTS double l’image. L’atelier de l’artiste, lieu des performances ordinaires de Bruce Nauman, perd un peu plus son statut isolé, devient chambre, salon, bibliothèque, salle de séjour ordinaire, où le geste de l’artiste coexiste avec d’autres travaux, d’autres manipulations possibles, défaisant toujours un peu plus que Nauman, qui lui a déjà porté un sacré coup, le lien tracé entre personnalisation de l’artiste et « portrait ». Citation dérivée également, Le jour où je me suis peint les mains en Bleu – 1998 défait la chaîne humaine imposée par Yves Klein, lorsqu’il transformait ses modèles en pinceaux vivants ; «j’avais rejeté le pinceau depuis longtemps. C’était trop psychologique (…) Maintenant, comme par miracle, le pinceau est de retour, mais cette fois, il est animé. Sous mes ordres, c’est la chair elle même qui applique la couleur à la surface (…). Je pouvais dominer ma création d’un bout à l’autre pendant toute l’exécution. De cette façon, je restais propre. Je n’avais plus à me salir de peinture, pas même le bout des doigts » 13. Cette conception dominatrice d’un « theater pictural » exécuté par des femmes anonymes pour un artiste mâle apposant son nom propre au dépens de tous les autres, Georges Tony Stoll n’en montre pas l’effet, la valorisation picturale. Il n’est pas besoin de montrer l’institution du pouvoir, ni sa force, mais le passage de la réalité à la fiction que constitue le faire de l’action. Enduire ses mains de peinture bleue, consciemment, proprement, laborieusement, puis les contempler, c’est passer, dans l’image, d’un état à un autre, qui n’est ni réel, ni virtuel.

Car si les images sont des performances, c’est parce qu’elles n’existent en tant que telles, « instantanées-arrêtées », qu’à travers le cadre de la photographie (ou à l’intérieur de la vidéo). Et si la performance est un événement « live », alors, comment peut-on énoncer que des images sont vivantes ? L’événement, ce qui les fait advenir, c’est l’acte ou plutôt l’action photographique. Dans la majorité des images, celles qui sont faites en intérieur, le flash est la visualisation qui rend toute visualisation possible, puisqu’il met en lumière ce qui resterait autrement indistinct. « Je fais les images que je ne vois pas, dit Georges Tony Stoll, parce que je crois que les artistes ne peuvent travailler que dans l’obscurité. Il me faut faire une image que je n’ai jamais vue, non pas pour qu’elle m’éclaire, mais pour qu’elle transforme cette obscurité-là. Cette image n’est pas un songe, elle porte une part d’illusion, même si l’art est production d’objets réels ». C’est ainsi concrètement que l’image n’existe pas en dehors de la performance photographique, cet instantané d’espace et de temps, dont l’artiste dit n’accorder que peu d’importance à la « cuisine » de la fabrication. Comme chez Cindy Sherman, la photographie est un événement qui n’a pas de hors­champ, pas de prolongement en dehors des images, « copies sans original » s’inventant une mémoire au lieu d’en conserver le souvenir.

Celle, par exemple, d’un garçon, les paupières barrées d’un adhésif rouge et vêtu d’un slip blanc, tenant en équilibre sur une table, au milieu d’objets usuels, une tasse blanche, un fragment de briquet rouge, un paquet de cigarettes, un cahier, un classeur, entre autres choses, le rouleau de bande rouge comme le tableau au fond, qui luit de peinture rouge (Faites-le, 1999). Il n’y a pas d’image précédente, pas d’image suivante, pas non plus de référent visualisé ou imaginé préalablement. La performance photographique agit dans « l’écart, (le fossé, le trou) entre l’art et la vie» selon la formule de Robert Rauschenberg 14.

La performance photographique ne saurait cependant se passer d’un élément essentiel à l’action : le public, l’audience. Dans Trio A, l’une de ses pièces les plus célèbres (1968) Yvonne Rainer imposait à ses performeurs de détourner le regard ou d’accompagner de la tête un mouvement, « de sorte que l’échange était impossible avec les spectateurs. Mais, alors que le danseur ne regardait pas le spectateur, le spectateur pouvait évidemment regarder le danseur et le danseur connaissait l’existence de ce regard ». Même lorsque l’homme a quatre fois les yeux grands ouverts et la bouche fermée, quatre fois les paupières closes et la bouche légèrement entrouverte et qu’il apparaît, huit fois, frontalement à la surface de l’image (Sleep, 1997) sur un fond de couleurs mates (violet) ou brillantes (jaune, rouge, bleu), les reflets ou l’absence de reflets (re)mettent le spectateur à sa place, l’installent dans son altérité. Les travaux de Georges Tony Stoll rendent conscients par l’absence de regard échangés : « Tout ce qui exclut le regard fait du corps une énigme physique. » 15 Faire, c’est aussi faire obstacle.

Selon la formule Albertienne, la peinture est une fenêtre ouverte sur le monde. Avec Georges Tony Stoll, la fenêtre n’est pas ouverte, le miroir n’est pas tendu au spectateur, pour qu’il y regarde passivement et s’y contemple. Comme toute relation qui met en jeu l’altérité, un effort est à faire. Peut-être la fenêtre n’est qu’entrebaillée, peut-être résiste-t-elle, requérant de tout spectateur un geste en retour : sa disponibilité, sa vulnérabilité. Ici, l’art est un seuil, une «annonce», par laquelle le spectateur fait et défait son expérience, permettant d’« appréhender un mode de dépossession fondamental à qui je suis » 16, c’est à dire, à son tour, de s’exposer.

 

1. Guillaume Apollinaire, Merlin et la vieille femme, in  Alcools, 1898- 1912

2. Claes Oldenburg, extraits de Store Days, 1961

3. GTS et EL in Toa et Moa,  inédit

4. GTS, en conversation avec EL

5. Allan Kaprow, The Legacy of Jackson Pollock, 1958, trad fr (légèrement différente) L’Héritage de Jackson Pollock, in L’art et la vie confondus, Paris, éditions  du Centre Pompidou, 1996, pp.35-36.

6. cf. Meyer  Schapiro, Champ et Véhicule dans les Signes Iconiques, trad fr, Paris, Gallimard,1982 ).

7. Laurence Bertrand-Dorléac, L’ordre  sauvage, violence dépense et sacré dans l’art des années 1950-60, Paris, Gallimard, 2004

8. Harold Rosenberg, The Tradition of the New, in The Tradition of the New,

9. Allan Kaprow, Les happenings sur la scène newyorkaise,   op.cit p 48

10. Peggy Phelan, introduction, Art &Féminisme (trad fr),  Paris, Phaidon 2005, p. 27

11. Sally Banes, Greenwich Village 1963, avant garde performance and the Effervescent Body, Durham, Duke University  Press, 1993, cité par Amelia Jones, in Le Corps de l’Artiste, trad fr, Paris Phaidon 2005, note 47.

12. Willoughby Sharp, Nauman Interview, Arts magazine n°44 (mars 1970)

13. Yves Klein, d’après  un essai publié dans Zéro, 2 juillet 1961

14. Robert Rauschenberg : « la peinture est en relation avec l’art et la vie. aucune de ces deux relations ne peut être réalisée. (J’espère agir dans l’écart [the gap], entre les deux). »

15. E.L. interview Georges Tony Stoll, in Têtu

16. cf. Judith  Butler,  Faire et Défaire le Genre, conférence  non publiée en français, traduction Marie Ploux, 2004.

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