Georges Tony Stoll

Georges Tony Stoll,
ou la présence

Catherine Grenier

Pendant de nombreuses années l’on a oublié que Georges Tony Stoll était peintre.  Il était devenu « photographe » et « vidéaste ». Et puis, l’artiste a repris les pinceaux et les crayons et il a enjambé ces années pour reprendre la peinture là où il l’avait laissée. Mais est-ce qu’on laisse quelque chose? Est-ce qu’on devient autre chose, quand on est artiste? Quand on a la personnalité complexe et rétive aux catégories de Georges Tony Stoll? D’ailleurs,  un artiste peut-il être autre chose que peintre?

Originellement, la peinture n’est pas un médium, c’est un questionnement. Le peintre adresse au monde la question de sa pictorialité: « Monde, veux-tu devenir image? » En général, dans notre époque moderne et rationnelle, le monde ne répond pas (on parle alors de l’opacité du monde), et l’artiste retourne sa question vers le spectateur. L’art devient alors le lieu d’une interpellation. Il se pare d’une dimension psychologique, pour se soumettre au test du regardeur. La question de la pictorialité se diversifie alors en toute une palette de possibilités : admirer le monde, le comprendre, le dénoncer, le fuir, le soumettre, le transformer… Les formes s’alignent ensuite sur le projet : abstraites, figuratives, réalistes, conceptuelles, etc. La réception étant devenue le vecteur déterminant de l’art, le regardeur (le collectionneur, le musée) constitue le vis-à-vis essentiel de l’artiste. L’art est tout entier contenu dans l’espace de la médiation intersubjective ou interinstitutionnelle (l’artiste est aussi une institution), et la qualité et la spécificité du médium artistique prennent une importance déterminante.

Il y a cependant des artistes, comme Stoll, pour qui le monde n’est pas opaque, ou du moins pas assez opaque. Des artistes assiégés par le monde, investis par ses effets, et qui saisissent toutes les opportunités de  trouver dans l’image un espace d’interposition. Pictorialiser le monde, pour ces artistes, c’est le médiatiser: détourner la violence de l’immédiateté, par le processus de la création. Un processus dans lequel le médium artistique, et même la forme, deviennent secondaires, face à un projet de médiation picturale du monde. Un face-à-face est ainsi instauré entre l’artiste et le réel, chaque jour renouvelé dans ses formes et ses enjeux. Un renouvellement qui pourra parfois dérouter le spectateur, étonné par la pluralité des formes produites par un projet pourtant essentiellement unitaire. Ainsi, après des années consacrées à la pratique de la peinture abstraite, le projet pictural de Stoll s’est plutôt incarné au travers de la photographie figurative et de la vidéo, puis d’une pluralité d’expressions alternativement ou simultanément abstraites et figuratives. Aujourd’hui l’artiste pratique la peinture, la sculpture, la photographie, l’installation, la vidéo, le dessin, la littérature et il a même pu s’aventurer à broder des peintures de laine et à créer une pièce radiophonique. De tout cela, on peut dire que c’est son projet pictural qui s’est diversifié, son approche du monde qui s’est enrichi. Comme l’on se risque rarement, désormais, à tenter de différencier abstraction et figuration, on distinguera plutôt des registres, différents et complémentaires, dans la restitution d’une expérience de la vie.

Dès ses premiers tableaux, l’approche du monde dont témoignent les oeuvres de Stoll est réaliste, on pourrait même parler d’un « hyper » réalisme. Non pas qu’il se rapproche des peintres empruntant leurs effets à la photographie, tout au contraire, puisqu’il pratique à ce moment là une abstraction graphique et colorée. Et quand il adoptera la photographie, il fera souvent cohabiter ses motifs avec des éléments abstraits issus du domaine pictural. Mais sa peinture, comme sa photographie, relèvent d’une attention minutieuse et sensible à la perception du réel. Stoll est hyper-réaliste comme on pourrait dire d’un poète qu’il est hyper-sensitif: il a un sens décuplé de la réalité du réel. C’est pourquoi, de la peinture à la photographie puis à nouveau à la peinture, son travail n’est jamais symbolique, ni allégorique. Tout ce qui est à voir est donné dans ce qui est montré, et donc, pour reprendre la formule de Rauschenberg, « si vous ne prenez pas ça au sérieux, il n’y a rien à prendre. » Artiste né à l’art dans le sillage des adeptes de la phénoménologie, Stoll n’éprouve pas le besoin de créer une fiction pour rendre compte du monde. Ainsi, il a très vite adopté le principe selon lequel toute forme est une figure et même, plutôt, un corps. Si on les envisage dans cette perspective, l’abstraction diffère bien entendu de la figuration, mais cette différence n’est pas l’essentiel. L’essentiel est de rester dans une fidélité absolue au niveau de réalité auquel appartient ce corps. Trop conscient de la complexité du monde, Stoll va toujours vers le plus simple, vers la littéralité dans tout ce qu’elle peut avoir de dérangeant, ou encore de poétique. Lorsqu’après un arrêt dans sa création de plusieurs années il adopte la pratique photographique, il crée des images saisissantes dans leur littéralité : une main bleue n’y est qu’une main peinte en bleue, un visage que l’on veut cacher l’est par des moyens déroutants par leur trivialité : une rondelle de papier peinte, un sac en plastique… L’interprétation se heurte à l’évidence de la réalité, une évidence dont l’oeuvre nous découvre le potentiel subversif.

Familier de la psychanalyse, Stoll sait ce qu’il en est de l’interprétation et des faux-semblants qui peuvent s’y substituer. Il connaît la valeur d’une saisie du réel « au pied de la lettre ». De ce fait, son oeuvre atteint un degré d’authenticité troublant, jusqu’à parfois devenir si indiscrète, lorsqu’il s’agit des photographies, qu’il doit créer des éléments d’interposition, souvent empruntés au vocabulaire pictural. On remarquera que ces occultations ne concernent pas les parties du corps ordinairement masquées par un souci de pudeur.  Le sentiment d’indiscrétion, tout comme la dimension sexuelle de son travail, ne tiennent pas au caractère équivoque de certaines attitude des corps, ni à la nudité qu’il représente souvent, mais plutôt à la radicalité de son rapport au réel, au refus du jeu et de la symbolisation. Ils tiennent aussi à l’investissement corporel donné à la moindre chose : un morceau de scotch sur le mur, un tas de papier froissé, une ampoule. Dans ce monde de l’hyper-réel, l’objet pictural ou sculptural intervient avec un niveau de réalité qui n’est pas moindre de celui des objets. Ce qui peut prendre des allures inquiétantes quand un entortillement de bande adhésive déborde d’une chaussure de basket, ou quand une croix de scotch échappe à la série posée au mur pour venir se coller sur le corps de l’artiste.

Parlant un jour d’un tableau de Piero della Francesca représentant la Vierge de la miséricorde dont le manteau déployé abrite des hommes et des femmes, l’artiste s’interrogeait sur la taille et l’attitude de cette « géante ». S’il utilise ce terme, en se refusant à se situer dans le registre symbolique du tableau, c’est que Stoll ne regarde pas l’art avec des yeux différents de ceux avec lesquels il regarde le monde. La question pour lui n’est pas celle de la vraisemblance – on sait que l’art comme les événemens du monde en sont souvent dépourvus – mais celle du vrai. Et il s’inscrit naturellement dans la grande lignée des peintres qui  saisissent la vérité des choses au plus près, que celles-ci soient matérielles ou spirituelles,  physiques ou métaphysiques. La très grande attention aux choses qui est la sienne, son acuité très particulière, rejoignent la clairvoyance de tous les êtres attentifs à la dimension du mal, de la perte, de la mort. Expériences que jamais il ne représente ou ne désigne, mais qui sont intrinsèquement constitutives de l’exercice de la vérité.  Ses modèles, on le pressent, font partie des « centaines de garçons conscients de la mort » qu’évoquait Jack Kerouac dans son livre-vie, Visions de Cody. Un livre dont la parfaite attention à la restitution du réel, qu’il soit celui de la vie ordinaire ou du rêve, de la description ou du dialogue, est proche de l’univers de Stoll. Au point que, pour cerner la qualité très particulière de son oeuvre, sa présence picturale au monde, on pourrait évoquer ces mots de la préface d’Allen Ginsberg au livre de son ami:

« Loin de toute attitude critique, Kerouac est présent dans la méditation solitaire du monde, il observe un événement réel, « l’esprit agrippé aux objets », absolument anonyme, créant un univers global de perceptions, hors de toute manoeuvre intellectuelle et de toute manipulation consciente de l’esprit du lecteur (en fait, il n’écrit pour aucun lecteur, seulement pour son propre soi intelligent) – complètement présent, à l’écoute du monde – sans prétendre le généraliser dans un essai. »

Avoir « l’esprit agrippé aux objets », refuser le second degré, que ce soit celui de la généralisation, de l’allégorie ou de l’humour, auxquels l’oeuvre de Stoll est totalement rétive, correspond à une attitude fondamentale, une prise de position engagée face au monde. Un monde qui pour l’artiste n’est jamais « naturel », mais qui au contraire reste toujours, même dans la relation la plus familière, un territoire étrange, insatisfaisant, inachevé. C’est pourquoi ses images, qu’elles soient figuratives ou abstraites, offrent un sentiment d’incomplétude,  un équilibre instable qui peut être fascinant et inquiétant. Etre « complètement présent » demande un effort constant, insistant, parfois heureux parfois douloureux. Un effort que doivent consentir à la fois l’artiste et son œuvre. C’est à ce prix que le monde accepte de devenir image.

X