Georges Tony Stoll

À la fois, ou presque

Éric de Chassey

La plupart des catégories et des oppositions avec lesquelles nous avons pris l’habitude de penser l’art sont caduques, celles par exemple qui affrontent l’« abstraction » et la figuration. Qui malin qui pourrait savoir aujourd’hui ce que recouvre aujourd’hui l’adjectif « abstrait » lorsqu’il est appliqué au substantif « art ». Il est loin le temps où la notion pouvait avoir une valeur prescriptive qui distinguait « bonne abstraction (en faisant de la « pureté », de la « vérité » les critères de qualité) et « mauvaise » abstraction (« impure », ne relevant que de l’apparence). Recourir à ces termes ne permet plus aucun confort, dans la mesure où ils n’excluent pas non plus l’existence d’une forme d’art qui refuserait fondamentalement et définitivement les délices de la représentation. Une seule chose s’impose désormais à tous, non pas forcément dans les intentions des artistes mais au moins dans la réception de leur production : que toute œuvre d’art fait image, que toute œuvre – au moins – susceptible d’une compréhension ou d’une appréhension qui la met en rapport avec un ou plusieurs référents extrinsèques, bref, l’art abstrait, je ne sais plus ce que c’est.

Cela n’a sans doute pas grande importance, sauf pour ceux qui pensent que l’on comprend mieux quelque chose lorsqu’on peut le nommer. Sauf pour moi qui veux écrire sur ces images que vous venez de voir reproduites dans les pages qui précèdent (à moins que vous n’ayez commencé par lire ce texte, auquel cas je vous conseille de regarder encore un peu les images, car ceci ne veut surtout pas être autre chose qu’un accompagnement, au mieux un commentaire). Sauf pour moi qui, en tant qu’historien de l’art, aimerait bien arriver à nommer ce qui m’apparaît de façon évidente comme mode spécifique de représentation artistique où les images de Georges Tony Stoll retrouvent celles d’un certain nombre d’autres artistes comme lui adepte du à la fois, de l’un et l’autre ou de l’un ou l’autre (je pense notamment à Gabriel Orozco ou Ellen Gallager pour prendre deux exemples parmi les plus connus, comme lui explorateurs d’un territoire qui est aussi celui de l’abstraction).

Ce n’est pas la première fois que la tradition de l’abstraction est assumée par des artistes de l’entre-deux. Pendant les années 20-30 tout le courant biomorphiste étaient ainsi pour reprendre les mots de l’historienne de l’art Guitemie Maldonado dans son livre, Le cercle et l’amibe (Paris, CTHS/ Institut de l’histoire de l’Art, 2006), un art de « l’entre-deux », un art « des réalités instables », qui présentent « des formes simples et irrégulières, abstraites et évocatrices, liées par des rapports de compositions souples, dans des espaces construits et mouvants (…) la forme et la vie ». Certaines formes créées par Georges Tony Stoll semblent elles aussi frayer avec la nature, de la microbiologie, de la germination ou des phénomènes célestes. Mais il ne s’agit plus d’un registre unique ; et si l’on veut chercher des analogies avec des objets ou à des choses (mais peut-être ne pensez-vous pas aux mêmes que moi, je ne vais donc pas vous contraindre en vous faisant part de mes rares moments d’imagination), c’est aussi bien à des architectures géométriques, à des plans ou à des motifs décoratifs.

 

 

RAINBOW 1

« (…) bon voilà, je réfléchis sur un nouveau film, un sera d’animation à partir de ma série de silhouettes qui s’amplifie d’expériences étranges, celle de la régression par exemple, qui reste, comme nous le savons, une sacrée expérience (…) »

GTS mail 11 octobre 2006

 

Georges Tony Stoll est un adepte du glissement entre les moyens artistiques. Il s’est fait d’abord connaître comme peintre (au début des années 80), il est revenu à la pratique artistique par le film et la photographie (au milieu des années 90), s’autorisant aujourd’hui tous les moyens (y compris la pièce radiophonique, voire, de nouveau, la peinture) en réponse à l’amplitude de ses ambitions. Le Caustique lunaire est une suite de pastels secs et de fusain sur papier de 65×50 cm – c’est à dire que dans les pages qui précèdent, vous ne percevez ni les dimensions d’origines, ni la matérialité (celle du pigment que le pastel a laissé sur la feuille blanche, en un geste plus ou moins régulier), ni peut-être à quel point il y a la trace des opérations de l’artiste, le reste de subjectivité. Ou plutôt, vous le percevez moins directement, car il y a toujours dans les images de Georges Tony Stoll, qu’elles soient réalisées par des moyens mécaniques (les photographies, les films, les vidéos) ou bien faites à la main, un reste de subjectivité – et rien ne semble empêcher sa diffusion. L’important n’est donc pas que le dessin soit par nature un réceptacle de l’expressionisme (c’est en tous les cas le discours dominant sur ce moyen) mais bien que, dans l’image selon Georges Tony Stoll, il existe quelque chose que l’on est conduit à interpréter comme ce qui s’est déposé de la subjectivité qui l’a crée, en une occasion et à un instant donné. Les pastels sur papier doivent être compris selon les mêmes opérations de glissement auxquelles les photographies nous ont habitués. Dans ces dernières, le caractère analogique conduit, à partir du réel ou en conservant un lien avec la description du réel, qui est l’activité principale de la photographie, à dériver vers des perceptions abstraites, métamorphiques (puisque comme l’a noté Elisabeth Lebovici dans la monographie publiée en 2005 sur l’artiste par les Éditions du Regard, « il y a absence de hiérarchie entre humains et objets, entre personnages et zones colorées, entre la peau des hommes et celle des peintures, comme entre figure et fond ». Dans les pastels sur papier (ou avec leur reproduction imprimée, c’est tout comme), la perception première est certainement celle de formes colorées déposées sur un support, qui nous touche directement sans passer par l’iconographie, mais qui peuvent dériver vers des rivages de la métamorphose et de l’analogie.

 

 

RAINBOW 2

« (…) l’art n’est pas le lieu favori du secret, cela est bien trop simple à faire, il suffit d’apprendre à monter des coups et après de ne pas arrêter d’en réaliser. Voilà ce que j’aime faire en effet, monter des coups et voir ce qui se passe après, dedans et dehors, en haut et en bas, autour, dans cette aura étrangère, peut-être une histoire simple de lumière parfaite, non, purement incongrue, voilà un mot bien laid mais que j’aime bien utiliser, comme « sublime » ou « extravagant », des mots qui vont bien à cette histoire de coups montés. Enfin, pas ‘dinquiétude, je vais mettre en mouvement ces silhouettes, je vais les réveiller et elles bougeront lentement, dans un espace précis qui je l’espère fera rêver (…) ».

GTS mais à E. de C. 25 octobre 2006

 

 

les images y sont donc des traces des restes, des dépôts, non pas arrêtés, fermés sur eux-mêmes, mais en état de glissement permanent. Il est frappant en effet que cet art du à la fois (plutôt , donc, que de l’entre-deux) soit celui aussi d’une formulation où se jouent les questions de l’identité. Ici encore, Georges Tony Stoll rejoint les questions qui sont au cœur du travail de Gabriel Orozco, ou d’Ellen Gallagher : l’identité est une recherche, une construction plus ou moins ordonnée, plus ou moins intuitive, qui n’a que faire des cases où l’on veut la restreindre, en faisant de ces trois artistes les représentants de telle ou telle « minorité », alors que leur ambition sont incroyablement larges et qu’ils sont aussi bien les dépositaires d’une longue tradition (qu’en même temps ils affrontent, avec les moyens qui lui sont propres, ou plutôt en ouvrant et en décloisonnant ces moyens). De fait, Dominique Baqué remarque (dans la monographie de 2005 déjà citée), que « Stoll n’est pas de ceux qui dénient leur homosexualité, mais que rien (ou presque) dans ses photographies ne renvoie aux mythes codés de l’homosexualité militante » – c’est bien dans le ou presque  que le rapport à l’identité doit ici se comprendre, dans ce qui s’engage, qui engage, mais ne se contraint pas, ne contraint pas. Les images de Georges Tony Stoll ne relèvent pas de ces identités qui vous obligent à vous identifier mais de celles qui doucement parfois, ou plus agressivement, vous invite à vous percevoir comme vous êtes vous même.

Difficile donc de restreindre ces images aux pages sur lesquelles elles sont reproduites (ou à celles qui en portent les versions originales, dans une réserve ou sur un mur). D’une part, par leur nature même pour ainsi dire, qui est de tisser des relations internes sans les figer, elles continuent à vivre dans notre esprit après qu’on les a vu séparément – ce qui veut dire qu’elles contaminent ici, dans les pages d’un livre, celles qui suivent, et font petit à petit un ensemble nouveau, qui n’est pas réductible à la somme de ses pages sans pour autant former un nouveau récit, autonome. La plupart des images semblent en effet, grâce à la différence entre crayons et pastel, grâce aux variations d’épaisseur et de tonalité, mêler plusieurs plans, proposer la saisie d’une configuration formelle et spatiale à un instant fragile, qui pourrait se défaire, qui va sans aucun doute se défaire. par ailleurs, pour qui connaît un peu le reste de l’œuvre, elles convoquent la mémoire d’autres images, de l’artiste, avec lesquelles forment désormais un nouveau réseau, , par les moyens les plus divers – mais un réseau dont la cartographie dépend des humeurs, des sensibilités de chaque spectateur.

C’est ainsi que pour moi, dans le Caustique lunaire n°2 , placée devant un semi de disques concentriques rappelle le poing caparaçonné d’or terne placé devant l’œil d’un homme de la photographie Poing mort  de 2003, ou encore le collage de morceaux de papier noir épais intitulé L’homme fort  (2006). Ou que dans le Caustique lunaire n° 13  les deux bandes rouges dont le bas est cerclé de deux disques sombres renvoient indiciblement à la séquence centrale du triptyque vidéo  de 1997 Que fait le minotaure quand il est seul ?  ou un homme torse nu encapuchonné dans un plastique circulaire se place sur une surface blanche entre des rectangles rouges, tandis qu’elles évoquent aussi le diptyque photographique Sans titre (les parfaits amoureux) de 1996 où deux torses tendent le bras au dessus d’un lavabo blanc devant un mur rouge sang.

Mais ces glissements internes ou externes à chaque image, je ne sauraient dire précisément ce qu’ils signifient et je suis même certain qu’il ne vaut pas la peine de le dire, pas même de donner la moindre indication, puisque les choses se jouent dans un autre registre que celui de l’explication rationnelle et qu’il s’agit plutôt de quelque chose qui ressemblerait au principe analogique des litanies médiévales de la Vierge Marie ou à celui qui guide les rêveries plus ou moins éveillées (les états oniroïdes, plus précisément de Bill Plantagenet, it aussi S.S. Lawhill, dans Lunar caustic , le court roman de Malcom Lowry, auquel Georges Tony Stoll a emprunté le titre de sa série(titre qui renvoie également aux phénomènes de mirages optiques qui peuvent entourer la lune – pour peu que l’on mette « caustique » au féminin.

 

RAINBOW 3

« (…) il est calir, et cela même sans que j’en sois si sûr, que les images produites à l’intérieur de cette série, aléatoire dans la durée, pourraient avoir été produites dans les conditions du roman, pourraient avoir quelque chose à faire avec la description du lieu et de ses habitants, la description surtout de l’état du narrateur qui croit forcément être au bon endroit et qui forcément refuse cette reconnaissance , puisque c’est du symptôme et de son pouvoir qu’il s’agit peut-être. Je ne peux dire que je m’assimile tout entier à cette histoire, je suis très attiré par l’idée d’un lieu, que j’appelle quand je suis en forme le territoire de l’abstraction, une sorte de lieu privé traverser par les effets du Monde, une sorte de lieu où l’on peut aussi oublier, ou plutôt transformer la perception de ces effets en un drôle de voyage par exemple, un voyage dans la stratosphère, là où le haut et le bas n’existe plus, voilà une drôle de lumière bleutée qui fait un certain bien, alors qu’il est pourtant impossible d’éviter un rappel à l’ordre. Voilà, je crois, ce qui risque de se passer dans mon travail, dans les dessins surtout, dans cette cartographie où les formes réapparaissent d’une manière incessante. Tout ce qui est en place dans mes photographies, tout ce système vient de cette cartographie, cette abstraction (…) ».

GTS mail à E. de C. 17 octobre 2006

 

 

Malcom Lowry a toujours insisté sur le fait que c’était volontairement qu’il avait séjourné quelques temps (quelques heures) à l’hôpital psychiatrique de la ville de new York-Bellevue Hospital, planté au bord de l’East River, dans une sorte de no man’s land (un « territoire de l’abstraction » s’il en est). Il effectuait ainsi « un pèlerinage délibéré » pour trouver la matière d’un roman. Il avait prévu de placer son livre au sein d’un cycle qui se serait appelé Le voyage qui n’en finit pas (The Voyage That Never Ends). C’est également à ce type de voyage que nous invitent les images que vous venez de regarder. Que vous pourrez encore regarder dans ces pages ou dans votre mémoire – où les deux à la fois.

 

 

RAINBOW 4

« (…) je n’ai pas très bien compris ce que tu me disais dans ce mail, cette histoire peut-être d’étrange nécessité à lire le livre (que tu peux trouver chez 10/18 en français), comme si le livre nommé était lui nécessaire, accompagnant d’une manière presque marquée l’ensemble de ces dessins enfin particuliers. Je remarquais hier, en regardant le défilé de ces dessins dans un de leurs cartons, (…) combien dans leur construction, car il s’agit bien de cela, de construire le dessin, était présent un sentiment d’effarement, quelque chose qui était lié à la peur, peut-être, et que cette peur devenait une des forces d’un jeu, et cela sans qu’il soit possible de donner un nom à cette peur, la vivre simplement dans l’instant du regard. je suis maintenant sûr que mon travail se résume à une histoire de cartographie, dans laquelle, ou sur laquelle, la parole du regardeur à une place essentielle. Hier, la question posée par Vincent Simon était de savoir si toutes ces images ne pouvaient pas être seulement le genre d’images proposées à celui ou à celle à qui on fait paser un test : que voyez-vous et pourquoi ? il serait alors clair de pouvoir travailler, de pouvoir faire ce travail lorsque la raison s’échappe. Il serait donc possible aussi que l’échappement soit aussi le lieu où le symptôme deviendrait une sorte de projet étrange qui aurait le but de nous satisfaire au moment ou l’ennui et ses effets ne seraient plus sublimes. Rosalind Krauss parle, à propos de Sol Lewitt, de Beckette et de son Molloy (Molloy qui est, comme tu peux l’imaginer, un pote à moi) d’une sorte de justification d’un désordre tout à coup ordonné. Voilà ce que j’ai envie d’appeler le dessin infini. Mais il y a tout le travail, il y a donc cette cartographie. Il yna dans ce projet de livre, avec cette suite d’apparitions, pas forcément dans le brouillard (comme dans les mauvais films gore italiens des années 70) cette suite d’expériences qui se donnent à voir et qui attendent l’expérience de la parole. Alors donc, écris ton texte, avec ou sans le livre de Lowry, et tout ira bien (…) »

GTS mail à E. de .C 3 novembre 2006

 

 

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