Georges Tony Stoll

Entretien Georges Tony Stoll et Jean-Marc Avrilla

JMA – J’aimerais commencer par ton parcours et l’une des singularités de ton travail : comment en es-tu arrivé à travailler à la fois le médium photographique et la peinture ?

GTS – Aux Beaux Arts, je faisais de la peinture et quelques fois, j’envisageais des sortes de parcours construits autour de formes sans autres raisons d’être que de devenir des points de repères bizarres. Après, j’ai continué à faire de la peinture jusqu’au moment où je me suis arrêté après un séjour d’un an à Dusseldorf. Je me suis arrêté parce que je ne me sentais plus emballé par la question de la peinture en tant que manipulation de matière et ainsi plus emballé par la production d’images en peinture. Je me suis arrêté de produire pendant quelques années et j’ai recommencé avec la photographie et la vidéo. Cela ne fait que cinq ans que j’ai recommencé la peinture, certainement poussé par l’envie de jouer comme je le faisais en photographie, jouer avec l’invention  et ses phénomènes. Je dois quand même penser que dans mon travail de peinture des années de jeunesse, je me sentais dans le même état d’esprit, je voulais attirer à moi une réalité plastique nouvelle, inconnue, en organisant la surface du tableau autour de l’organisation aléatoire de formes-figures qui pouvaient apparaître comme des annonces lumineuses bizarres. Je retrouve ce même élan dans l’organisation du cadre de mes photographies, même celles faites au hasard des rencontres. Après tout, il ne s’agit que de fictions possibles.

JMA – Une autre singularité est la proximité entre tes photographies et tes vidéos. Et la dernière vidéo est consacrée à une de tes installations les plus connues, « Mon Chef d’œuvre ». Qu’est-ce qui t’a amené à la vidéo et comment penses-tu l’articulation avec le reste de ton travail ?

GTS – J’ai commencé à faire de la vidéo quelques temps après avoir commencé à faire de la photographie. J’avais une expérience de la réalisation, j’avais tourné deux courts-métrages en 16 et en 8 mm. Comme je trouvais l’actualité du cinéma trop lourde, je m’étais arrêté de penser au cinéma. Il est clair que je cadre mes photographies en fonction de ce que je mets en place, et je veux que ce qui apparaît être comme « le sujet » central soit autant vu que tout ce qui l’entoure, presque à égalité. Lorsque je photographie un paysage ou une chose que je découvre, il s’agit certainement de plans d’un film qui se résumerait à l’ensemble de mon travail.

La présence de la performance dans mes photographies est essentielle. La vidéo permet alors de filmer la performance en action, comme une association avec la photographie qui ne ferait apparaître qu’un moment de la performance. Et il est clair alors, que chaque image des vidéos est une photographie et qu’elles défileraient les unes à la suite des autres. Et puis, il y a les sons, le son qui existe dans mes photographies, le son de l’action qui se trame mélangé aux sons du Monde.

Et puis, dans le plan rapproché du visage de Monica Vitti dans l’Aventura d’Antonioni, on voit tout l’infini du Monde.

JMA – Tu évoques ton travail dans son ensemble en le nommant « Territoire de l’abstraction », « Sous-sol des archives » ou « Le Trou ». Peux-tu nous parler de ce que tu définis bien comme un espace ?

GTS – Cet espace, si jamais il s’agit d’espace, est totalement virtuel. Il est un territoire puisqu’il m’appartient, il s’agit bien de ma culture qui s’est construite aux grés des expériences, des rencontres, des climats, et de tout ce qui occupe une traversée. Aucun ordre n’est prédominant, même si certains spécifient et assurent  le caractère particulier lié à la liberté d’invention. Il s’agit d’échanges produisant des précipités, comme en chimie, souvent dans le mouvement perpétuel du hasard. Il s’agit donc d’abstraction dans le mécanisme de l’Art, en regard avec ce qui a été annoncé par DADA, la liberté aveugle ancrée dans le mouvement  contemporain et ses effets permanents. Il s’agit d’un ailleurs possible à l’intérieur du monde du réel.

JMA – Une très belle série de dessins est intitulée « Projets improbables ». Chacun présente une possibilité d’installation, de sculpture,  tout en restant un dessin où l’aléatoire semble la règle. Ces deux notions d’aléatoire et d’improbable courent dans toute ton œuvre comme deux contraires. Peux-tu nous éclairer ?

GTS – La question du dessin préparatoire est réglée, le dessin est libre d’exister seul. Ce qui m’intéresse est de faire du dessin comme si ce qui va apparaître est synonyme d’un autre avenir, un détail d’une photographie ou une hypothétique installation et parfois même sculpture. Je tends à laisser le dessin à sa place historique, même si la plupart du temps, il ne se passe rien après lui.  Dans mon travail, je joue avec la force qui attache le vrai au faux et inversement, et avec l’expérience du hasard, de l’aléatoire, du paradoxe qui autorise l’exploitation, la déformation, l’inversion, l’explosion, et au bout du compte l’invention. Je m’amuse de ce que le dessin offre comme proximité souvent vécue comme une expérience secrète, je m’amuse.

JMA – Les personnages de tes photographies paraissent très souvent comme des anonymes. Tu as évoqué lors de nos entretiens que l’anonymat était avant tout masculin dans notre société. Est-ce que cela peut caractériser tous ces personnages qui traversent tes photos et tes vidéos ?

GTS – C’est un souvenir de cinéma russe, la traversée au loin du champ par une femme qui marchait portant l’étrange assurance de la destinée du Monde. Suivie dans le plan d’après, par la traversée d’un homme qui paraissait lui ne rien portait du tout, dans le désert de ce paysage, comme n’importe lequel de ses semblables, il avançait seulement.

Les hommes dans mes photographies et mes vidéos sont en effet des anonymes, comme des millions dans les sociétés. Ils sont des silhouettes conscientes ou inconscientes qui cherchent un ordre nouveau en réaction avec l’ordre qui leur est souvent imposé.  Je veux mettre en mouvement ces silhouettes dans un hologramme parfait, je veux les réveiller pour les faire bouger lentement dans un espace qui devient précis grâce au mouvement et qui ne possède aucun nom, anonyme.

JMA – Je me souviens que mes premières remarques sur ton travail, tant photographique, vidéo que pictural, portaient sur la circulation de choses et d’objets entre les œuvres. Elles m’apparaissaient à l’époque comme de possible éléments d’un langage. Peux-tu nous expliquer le lien entre objets et choses ? Et comment penses-tu le lien de ton travail au langage ?

GTS – Les objets sont des choses lorsqu’elles possèdent un lien particulier avec l’humain. Parce qu’ils servent à faciliter l’existence ou parce qu’ils sont devenues des images propres de ceux qui les possèdent ou les ont possédés. Elles ont donc une histoire véritable. Il s’agit de communication, les choses soutiennent ou rappellent ceux avec qui elles sont ou ont été en lien. Il est possible de raconter le lien particulier, au travers du récit de l’anecdote et de son influence. Ce qui est intéressant est l’absence de hiérarchie, une chose n’est pas plus remarquable si elle chère ou rare, seule la caractéristique du lien garde la même importance. Mais on peut aussi transformer la réalité mécanique d’un objet et en faire une chose bizarre avec d’autres utilités et  affects possibles. Alors en effet il s’agit bien d’un langage réel qui s’impose comme une preuve ou s’invente comme un souffle nouveau.

JMA – Une notion revient également souvent dans nos échanges : l’actualité. Peux-tu nous dire ce qu’est l’actualité pour toi ?

GTS – Il y a donc une suite d’évènements, d’actions dans le filage de mes œuvres, qui représentent mon actualité à l’intérieur des divers systèmes qui m’entourent. Les performances sont des fragments de mon histoire face aux problèmes de société, et elles s’inscrivent dans la réalité en révélant les déformations d’un comportement qui se dit socialement officiel. Il s’agit de canaliser mon émotion pour la faire exploser en facettes sensibles, en quête d’une parole étrangère qui me soulagerait dans l’évaluation de l’ordinaire, et percer simplement le secret de l’existence.

Il y a un point aveugle dans mon travail, une réalité invisible. Je cherche la sensation de l’invisible sans vouloir le représenter. Il y a l’histoire de l’espace d’un temps invisible qui n’a plus de lieu reconnaissable ou alors qui existe dans un nul part que je ne peux nommer.

Ce que je vois, c’est ce que je ne peux pas voir.

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