Georges Tony Stoll

Un bruit

Il y avait encore ce bruit dehors, de l’autre côté de la porte. Il ne s’était toujours pas levé et commencer à tenter de le connaître pour le situer, de quel mécanisme il était issu. Et se sentir alors moins poursuivi, envahi, et donc avoir moins peur. En fait, il ne ressentait qu’une inquiétude légèrement tendue, et cela seulement par la curiosité qui le pousse parfois vers des situations pas spécialement drôles d’ailleurs. Enfin, ce bruit avait l’air de lui permettre de penser à quelque chose.

Il se disait, il était sûr que ce bruit émanait d’un mouvement produit par un homme qui rodait près de la porte de sa chambre, qui n’avait pas l’air très solide d’ailleurs, comme le reste du bâtiment qui lui était apparu un peu croulant quand il avait enfin trouver le seul hôtel de ce trou dans lequel il était tombé par hasard. Il se racontait alors,  dans le lit petit et pas propre, dans lequel il n’arrivait ni à dormir ni à se vider les boules, comme il lui arrive souvent de le faire quand il sent son âme complètement vidée de toute émotion,  il se disait  » c’est un homme qui mâchouille… un bout de bois… un de ses doigts… le doigt d’un autre… voilà, c’est un homme qui ronge entre ses dents un cubitus ou  un fémur pour en arracher les lacets d’une chair poreuse… ». Et un peu plus tard  » pourquoi a-t-il choisi ma porte, pourquoi a-t-il choisi ma porte pour mastiquer solitairement ? ».

Il ne connaissait encore personne, n’avait été vu que par de rares ombres croisées dans la rue depuis son arrivée dans le gros village au fin fond de cette région du Nord abandonnée dans le silence des usines et de la solitude du souvenir de temps meilleurs. Dans le bar de l’hôtel, deux ou trois hommes l’avaient regardé comme un nouveau qui n’avait rien de particulier, pas de vêtements bigarrés ni sales, pas la tête caractéristique de l’inconnu qui débarque inopinément de la ville, avec l’arrogance mielleuse de celui qui se retrouve au milieu d’indigènes. Non, ces hommes l’avaient regardé comme un étranger dont il fallait peut-être s’habituer.  Ils avaient dû remarquer sa chevelure tondue qui faisait ressortir la rondeur parfaite de son crâne et la petite cicatrice sur le devant, qui lui donnait un air de parachutiste. Ils avaient dû être vaguement surpris par cette tête de combattant désœuvré.

Maintenant, dans ce lit, il attendait. Le type, dehors, continuait.

Il se disait qu’il devait ouvrir la porte et lui parler, l’inviter même à entrer, et l’empêcher ainsi de bruisser avec sa bouche, ce son visqueux était insupportable. Mais lui parler de quoi ? De cette occupation, le mouvement des mâchoires grisées par la répétition ? De la disparition de  filaments coincés entre les dents par la mise en route d’un système de flux saliveux sonores, l’esprit absorbé par un but salutaire et alors la tête vidée du doute, de la peur, de la rancœur qui l’étouffaient ?

Si l’inconnu derrière la porte mangeait donc officiellement un autre homme, un parmi d’autres ennemis, le corps de celui qui n’avait pas de visage parce qu’il ne parlait pas ou très peu, qui n’avait pas donné et au contraire trop demandé, un homme qui apparaissait comme un être simple alors qu’il possédait dans son esprit les armes les plus cruelles, si l’inconnu derrière la porte avait mangé tout le corps de cet homme, voulait-il ainsi se délivrer d’un pouvoir qui faisait de lui un prisonnier avachi ? Il avait dû commencer par les pectoraux aux formes voluptueuses, continuer avec la chair pulpeuse des biceps, la générosité des cuisses et des fesses, la délicatesse du goût de la queue, et maintenant, il finissait par ronger le deuxième pied qui devait lui offrir un plaisir gustatif presque délirant, vu l’attention précise qu’il offrait à ses mâchoires.

Il fallait donc écouter cet homme raconter toute son histoire qui l’avait amené derrière la  porte d’une chambre d’un hôtel miteux, mais où il pouvait encore un instant s’enfermer dans ce plaisir peut-être miraculeux, et tout cela pour une question de vengeance ?

Mais pourquoi ne pas imaginer une réalité plus simple et plus normale, pourquoi cet anthropophage ne mangeait-il pas un beau corps agréablement musclé qui lui offrait une armature charnue et ainsi appétissante ?

Il se demanda alors, avec cette inquiétude toujours pleines de doutes qui étaient comme des flèches se plantant dans la peau dure de son ventre, pourquoi avait-il pensé, alors qu’il tentait de situer le lieu d’origine de ce bruit certes particulier, à la bouche d’un homme qui mâchait de la chair humaine ?

Et puis, il se dit qu’il ne saurait pas comment lui répondre, si jamais l’inconnu avait besoin d’une quelconque aide, et qu’il fallait donc le laisser faire, et rester tranquille dans ce petit lit et penser à autre chose, rêver même à une vie meilleure.

Derrière la porte, le bruit, martelé, régulier.

Il se répétait « laisse le faire! il va se fatiguer ! ».

Il se disait à voix basse « je vais attaquer et il ne me cherchera plus! ».

Il arriva à s’endormir et se réveilla paniqué, la douleur qui paralysait son bras, impossible de le commander, de le retenir, la main perdue dans le vide, sans attache, sans fonction, le sol en bas  qui se défilait et autour plus aucun mur. Sa tête avait empêche le sang de circuler jusqu’à l’extrémité de ses doigts et il avait du mal à se rendre compte qu’il ne pouvait rien faire d’autre que d’attendre que le flux se fasse librement.

Et le bruit.

Il se mit à tenter de bouger ses jambes et envoya son autre main vers le bas ventre, directement à la queue, pour lui donner un ordre, et sentir que son corps en entier n’était pas en danger.

Il sortit tout à coup du sommeil. Il ferma les yeux en remuant délicatement les doigts de sa main engourdie et il se mit à compter les claquements de dents, le bruit n’était plus le même, il était celui d’une horloge et de son écho grave qui sait traverser le silence de la mémoire. Il se mit à compter alors tous les êtres qu’il avait rencontrés et aimés, même une seule fois, il tenta de les revoir entre deux coups, où, quand, bien, pas bien. Il sourit à l’idée qu’il n’avait pas perdu de temps et s’assombrit quand il arriva là où il était désormais, le lit étroit, pas le plaisir, perdre le sens du désir et ne plus en parler.

L’autre derrière la porte n’en finissait pas et c’était sûr, il allait continuer jusqu’à plus faim.

Lui maintenant regrettait de ne pas avoir essayer de garder un peu plus que des images de rires, de gémissements, d’odeurs secrètes, le claquement des mains sur la peau, les appels dans les rues noires pour se reconnaître et s’attendre d’un bar à l’autre. Il bougea, mis la tête sur le côté et de l’autre main boucha l’autre oreille et c’est le tâtonnement de son coeur qui l’étouffa… Les yeux fermés et la vue, là-haut, sur l’arête du mur, mousseuse et glissante, et vers où se balancer ?…

Ses pieds nus dépassaient du matelas. Il n’eut plus besoin de se recroqueviller. La nuit s’étendait sur la petite ville et personne n’était gêné par le bruit de mâchoire décidée.

 

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