Georges Tony Stoll

Travail fait

Si je me demande ce qui est en train de se passer à l’intérieur de mes photographies, qui est une question posée souvent, c’est bien parce que je me demande ce qui est en train de se passer devant moi, loin ou près. Je suis dans un état où je me vois possédant une sorte de machine certainement infernale, qui me permettrait de survoler ce monde en activité, et elle m’offrirait la possibilité de plonger dans ce monde, sans aucun but de découverte précise, juste plonger et atterrir dans un endroit, si minuscule soit-il, et voir ce qui se passe alors devant moi. Connaître forcément l’existence d’un être ou d’un groupe d’êtres, comme rencontre une ou des intelligences particulières, des mécanismes, et aolors m’installer dans une forme d’observation silencieuse, et peut-être au bout d’un certain temps,  sentir qu’il vaudrait mieux pour en savoir plus sur ce qui se trame là, qu’il vaudrait mieux alors tenter une quelconque participation, faire les mêmes gestes, dire la même langue, répondre aux mêmes ordres, ainsi de suite. Mais de cela, de cette participation, je n’en suis pas si sûr, je crois qu’il vaut mieux rester un observateur pour vraiment prendre le temps nécessaire et comprendre le sens de ce qui vient d’être découvert. Voilà ce qui se passe dans mes photographies, je serais donc un étranger rencontrant des situations anonymes qui se montreraient à moi, et cela d’une manière volontaire peut-être, et donc exigeante. Ainsi, je tombe par hasard sur cette espèce d’invention, ce siège mou, cette poche emplie de gélules de polystyrène qui je crois s’appelle un sacco (je n’en connais pas l’orthographe exacte), et ce siège mou, normalement posé sur le sol pour que l’on puisse disparaître dans cette mollesse, que ce siège donc est en fait accroché à un mur et devienne ainsi un autre objet, peut-être une sculpture puisqu’il vient de perdre son sens premier et gagne une autonomie plastique, une chose, il ne sert plus qu’à être une forme lourde d’un cuir épais, souvent coloré, une forme emplie d’un matériau qui lui offre cette lourde et cette apparence, je photographie cette chose, parce que je crois qu’elle est devenue pour moi une chose, dont je n’ai pas besoin de signaler une quelconque ressemblance avec une autre chose possédant ce genre d’aspect, simplement une chose intelligente. Une chose remarquable, une chose rare, sa présence dans le cadre de ma photographie amplifie cette rareté, lui donne un nom qui lui appartient seulement dans la photographie, une rencontre, sûrement une oeuvre. Je peux ainsi circuler dans le réel et la fiction qui l’accompagne incessamment, je ne suis forcé en rien de montrer ce qui est vrai, je suis libre de voir ce qui peut être vrai dans un autre mode de perception et ainsi de communication.

Très vite, lorsque j’ai commencé à faire des photographies, je me suis mis à tout mélanger, simplement parce que dans le réel les corps, les objets, les espaces, les restes, les traces, les détails de tout cela sont mélangés, avec bien entendu une hiérarchie que je pouvais alors inventer aussi ou simplement annihiler, puisqu’une de mes chances est de pouvoir à un moment travailler et avancer les yeux bandés. Il était clair que je sentais aussi que tout ce qui m’entourait était bien vivant, je le savais, voilà ma culture. Et ainsi, que je pouvais imaginer entrer dans tout ce qui me tombait sous la main, entrer vraiment à l’intérieur de cette longue liste de réalités, sans vouloir chercher un quelconque mystère, même s’il s’est avéré qu’une des premières réflexions entendues à propos de mes photographies était que ces images mettaient  dans la lumière le mystère de chaque élément présent à l’intérieur du cadre. Ce que je sais est que je ne suis pas le seul à être à ce point installer dans son propre regard, au point de rendre possible cette sorte de visibilité, il suffit de prendre le temps, de faire l’effort de ce temps et de voir à un moment précis ce qui est en fait une fois encore en train de se dérouler devant soi. L’agencement à l’intérieur du cadre est une simple manipulation, particulière puisque ces images m’appartiennent, et il est vrai que je peux prendre d’autres décisions, inverser l’ordre des emplacements par exemple, celles des attitudes, celles des effets aussi , et cela en mainipulant le hasard. Ce qui me paraît important de signaler est que ce travail est fait dans un vide et un plein, le fameux territoire de l’abstraction, un non-lieu, une masse ou une transparence qui me soulève et m’écrase à la fois. Je suis obligé de me retrouver dans cette idée, je vois que ce que je ne peux voir.

L’endroit où je travaille est particulier, je m’en rends compte lors de chaque événement, un endroit qui s’est inventé tout seul sans que je ne connaisse le moment où il s’est finalement installé dans ma tête, plutôt dans mon esprit et même dans tout mon corps. Je peux en parler comme un lieu d’expériences dont j’ai dû emmagasiner les effets, les placer quelque part et me mettre à réfléchir, sans prendre de véritatbles décisions après leurs commentaires, leurs analyses, leurs contradictions. J’ai dû me mettre à ressentir le besoin de voir en face de moi quelque chose de bizarre, sans me souvenir, sans répéter, toutes ces informations présentes me soutenaient et j’en usais. Voilà peut-être comment j’ai compris que j’étais un artiste. Lorsque j’ai commencé à faire de la photographie, je n’ai pas essayé d’en savoir plus sur les moyens qui m’étaient offerts, j’ai utilisé tout de suite et simplement des appareils compacts, certains jetables même, et je me suis mis à organiser une place donnée par le cadre, à l’organiser de telle sorte que chaque élément devenait un point important, sans hiérarchie, mais utilisé et mis en place avec une certaine méthodologie que je désirais aléatoire, et même désordonnée. Le lieu ne changeait pas, toujours le même cadre, et lorsque sont apparues les vingt premières photographies, je me suis rendu compte que j’étais en train de mettre en image une sorte de cartographie aux reliefs disparates, la cartographie d’un endroit, le fameux, très semblable à la cartographie apparue des années auparavant dans mon travail de peinture. Il suffisait alors d’investir ce lieu accompagné de tout ce que j’avais appris, autant de la photographie que du reste des manifestations de l’art, et surtout du monde, celui qui est dans un mouvement perpétuel. Avec seulement, par endroits, des points de repère un peu plus particuliers, plus proches, plus connus. Il est clair que je me suis servi de tout ce qui a été produit par la modernité, et surtout la question de l’énigme existentielle, qui doit être un homme pour exister vraiment, sous le pouvoir de quelle loi doit-il se comporter et au contraire, peut-il vraiment exister sans une contrainte permanente qui l’obligerait. Je cherche sûrement des interlocuteurs qui peuvent suivre l’esprit de ce travail sans raison évidente, pourquoi pas, seulement intéressés par ce qui apparaît, par le lien qui relie les images, une sorte de souffle aux tonalités elles aussi aléatoires, un son fait de milliers de sources, de millions même, un son qui peut être aussi insupportable. Je n’ai rien à dire de particulier en ce qui concerne ce qui se passe actuellement dans ce monde, je le regarde et je vis dedans, je ne suis pas ailleurs, même si là encore, on pourrait parler de cette cartographie comme étant la représentation d’un ailleurs inconnu. Je ne cherche pas à être en contact, à faire participer ceux qui risquent de voir mon travail d’une manière directe, évènementielle, je ne peux pas leur offrir un espace de réflexion ou de sensation dans lequel ils pourraient entrer et intervenir à leur guise. S’ils réagissent devant mes images, l’effort qu’elles proposent les regarde, non comme un secret, mais comme une conversation particulière où tout le monde, moi et les autres, se mettrait à dire peut-être l’essentiel. Je pense tout à coup à une de mes photographie, cette image d’une espèce d’explosion de nuages au-dessus d’un cirque de montagne. Ce qui a forcé la photographie est bien entendu le caractère invraisemblable de ce genre d’apparition, somme toute naturelle l’été à la montagne. Dans le cadre, ce qui est naturel devient surnaturel, un effet spécial parfaitement réussi par un grand studio américain pour la séquence d’un film d’aventure au cours duquel chaque action doit devenir un exploit, chaque manifestation doit devenir un mirage et ainsi un mystère à découvrir, à traverser pour connaître ce qui se passe à l’envers de la ligne d’horizon. Voilà ce que j’ai désiré voir lorsque j’ai accolé l’appareil contre mon œil, sans m’imaginer être le héros du film en question. Le titre de cette photographie est CONTRIBUTION ALÉATOIRE- 2003, une contribution à forcer le regard, à se placer à l’intérieur de son regard et sentir ce qui risque aussi d’apparaître, une certaine émotion ou sensation, ces nuages, qui ne sont que l’association de minuscules gouttes d’eau congelées, peuvent être aussi vus comme des constructions fantastiques, d’autant plus qu’elles sont à jamais  éphémères, comme beaucoup de constructions proposées depuis un certain temps. Ce que je viens d’écrire à propos de cette photographie se multiplie chaque fois, même lorsque ce qui est vu paraît plus simple, plus proche. Je suis sûr de ce que je vois.

Il y a donc une histoire essentielle d’espace, sa reconnaissance a été établie dans l’histoire de l’art moderne. Il n’est pas possible de réfuter le respect de la nature des certains aspects de cet espace, comme par exemple la société où nous vivons et travaillons. Il y a aussi l’espace de l’art, je parlerais plutôt d’un champ d’action. Nous ne pouvons plus nous sentir aussi libres de tenter de nouvelles approches de ce qui nous est proposé, comme cela était le cas au début des années soixante, nouvelles approches et nouvelles reconnaissances qui ont abouti à de nouvelles figurations.

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