Georges Tony Stoll

Textes

Hé, comment vas-tu ? Moi, je n’en sais trop rien aujourd’hui, trop rien en effet, mais comme je ne suis sûr de rien, et surtout que RIEN est le nom de mon drôle de journal, qui n’en est pas vraiment un puisque je n’écris pas dans RIEN tous les jours, je n’écris pas dans RIEN pour raconter ce qui vient de se passer là et ailleurs, je n’écris pas dans RIEN pour faire des constatations, des commentaires, des analyses, je n’écris pas dans RIEN pour  me débarrasser de tout ce qui risque de dévorer ma confiance, quelle horreur ! Non, RIEN serait plutôt un des endroits où travailler, coller par exemple, coller des morceaux de ça et de tout le reste. Voilà aujourd’hui la photographie de cette pièce qui a disparu, sans effort, sans drame, disparu en silence, peut-être pas, faire le ménage est parfois une action très bruyante, enfin, je n’en sais rien. Je ne me souviens pas d’une seule raison, l’histoire du morceau de tissu, sa forme, elle a dû apparaître au hasard d’un autre découpage. Je ne me souviens pas de ce qui a décidé le dessin, ou alors, une fois le morceau de tissu agrafé sur le mur, une simple envie de voir apparaître une forme, de m’amuser avec elle, de chercher à la rendre bizarre, peut-être même grotesque, comme le rappel d’un détail d’une frise sur le papier peint qui recouvrait la chambre d’une jeune bourgeoise balzacienne, quelque chose qui aurait pu être rose, ce genre de rose presque éteint, un rose sensible, une chose rose sensible. Ou alors, dans un même registre, le détail d’une farandole de formes aux effets comiques, or et violet, or et vermillon, or , tout en or, extrême visibilité dans une alcôve recouverte d’un voile semi-obscur, le plaisir d’un éclat de rire jouissif. Bon, UN DESSIN VITE, sans qu’il soit possible et surtout intéressant de vérifier ce qui est formidable dans le caractère de la forme ou de la pièce toute entière. Nous savons qu’en général ce qui est frappant est la folie de l’insolite et cela dans le monde entier. Mais revenons au dessin, à la pièce, finalement le fusain, ce morceau de charbon de bois se sert du tissu, de cette texture trouvée comme d’une peau, et en effet, cela marche, beaucoup voient un tatouage sur de la peau sans penser à la qualité de cette peau, sa couleur, voilà ce qui réconforte ainsi l’insolite. Mais essayons à nouveau de reconnaître quelque chose, un station spatiale par exemple, une planète même, mais alors complètement folle, où tous les habitants n’hésitent pas à prendre les attitudes les plus débridées, les plus contre-natures, peut-être. Il s’agirait alors d’une drôle de quatrième dimension, une hallucination aux couleurs endiablées. Parlons plutôt d’empreinte, mais là encore, il faut chercher la source, l’objet, le corps presque, le modèle qui produit cette vérité et cela sans crainte de se répéter. Cette chose flotte dans un air inconnu, là où il est possible de douter de tout et d’être indifférent à tout, un air où il serait possible de vivre une incertitude abstraite, sans nom précis, un tremblement particulier, un son inconnu mais si présent dans et autour de la tête. Alors, le dessin est bien beau, le dessin est célibataire, l’œuvre est célibataire, voilà la raison de sa disparition, non ? VITE et CÉLIBATAIRE, comme tout le reste, dans cette étrange monotonie.

Pourquoi tout doit être fait d’une façon délibérée ? Pourquoi ne pas penser que seul le hasard fait bien les choses ? Je ne me souviens pas très bien, je ne me rappelle pas très bien de ce qui s’est produit dans les années 1984 – 1985, pour que je me m’éloigne de cette peinture que je faisais à ce moment-là, une forme d’expressionnisme construit, parfois délirant, et cela à cause de l’apparition incongrue d’une forme, une étrange figure, un étrange corps, même si j’avais depuis longtemps abandonné toute nécessité de représentation, de mise en scène corporelle. Ces tableaux étaient finalement de drôle de paysages, de drôles d’endroits, des morceaux d’endroits, des espaces mouvants que je ne cherchais pas à rendre mystérieux, je ne désirais que m’amuser  à faire des tableaux à l’huile et au fusain (le Centre Georges Pompidou possède un de ces tableaux qui a été acheté en 1984 je crois chez Lucien Durand, et j’ai dans mon atelier quelques dessins  à l’huile et aux pastels équivalents de cette période). Il y a eu ce séjour à Düsseldorf en 1985 grâce à une bourse du FIACRE, à cette époque où les rues étaient envahies par une odeur d’essence de peinture, et je me souviens combien tout cela, tout ce spectacle de la peinture soi-disant retrouvée ne m’intéressait absolument pas (malgré certains tableaux de Lüpertz représentant des casques de l’armée,  l’humour de Dokoupil et bien sur les séries photographiques de Richter). Je n’avais pas besoin de cet entraînement, peut-être simplement parce que ce LUNA PARK n’était pas celui dans lequel j’avais besoin de traîner. Je m’intéressais plutôt à ce que je découvrais du travail de Rosemary Trockel ou de Reinhard Mucha, je me plantais bien devant les installations de Beuys, je les scrutais, je les analysais, j’admirais leur sereine efficacité, dont le discours m’avait soutenu, des années auparavant, au moment de l’officialisation de mon identité homosexuelle. J’avais besoin de réfléchir autrement à partir de ce que j’avais appris de toutes les images, de celles qui avaient fait de moi un artiste, de celles que j’avais produites. Il a suffit alors de trouver un mixer de taille conséquente et de balancer à l’intérieur des images, les miennes, celles du Pop, de l’Op, certaines de Morelet, d’autres plus vulgaires, celles qu’on disait psychédéliques, des morceaux d’affiches, des morceaux, ainsi de suite, et voir ce que ce mélange donnerait. Je sentais qu’il ne me restait plus qu’à faire de la peinture, ce qui était le mieux pour moi, et qu’apparaîtrait certainement une forme de sentiment quand à l’actualité, même si un quelconque projet identitaire, social et donc politique ne forçait en rien ma nécessité de produire des images. J’avais seulement besoin de représentations plus simples, plus banales, et donc plus compliquées. J’avais besoin d’annonces, j’avais besoin de voir des annonces lumineuses bizarres. J’avais besoin encore de peinture, de faire de la peinture, j’avais besoin surtout d’inventer des images peintes, de peindre les images que j’avais commencé à dessiner au hasard, construire à l’intérieur d’une feuille de papier quel que soit son format, renouveler des espaces de présentation. Voilà, présenter des formes, des constructions, des arrangements, des choses, sans imaginer un décor, non, des arrangements de formes sans chercher à créer des liens avec le réel, les yeux fermés, sans chercher à rendre non plus ces choses intelligentes, savantes.  Je me suis mis à peindre sur des toiles qui n’étaient pas montées sur châssis, je les agrafais sur les murs, je les recouvrais d’une couche d’une matière qui les solidifiait légèrement, je faisais des fonds d’une couleur pâle à la brosse et je dessinais de grandes formes aux origines aléatoires, hasardeuses, celles de mes carnets de dessin. Je remplissais ces formes de peinture à l’huile mélangée à du médium vénitien pour la brillance, pour leur offrir un peu plus d’éclat, comme celui du néon par exemple. Les couleurs étaient toujours très tendues, des roses, des verts, des violets, des marrons, de ce noir obtenu en mélangeant toutes les couleurs, des formes aux limites précisées par des traits de rouge ou de bleu, et voilà, le tour était joué. J’avais devant moi des séries de ces fameuses annonces lumineuses que je désirais certainement voir au loin ou juste en dessous, dans un désert devenu un refuge incroyablement calme et bruyant. Je me souviens que je trouvais ces tableaux intéressants, justes, je les trouvais aussi comiques, je voyais un monde nouveau, empli d’apparitions étranges qui paraissaient suspendues, ou flottantes, dont on pouvait pourtant sentir une forme de lourdeur, peut-être identique à celle que je ressentais autour de moi, avec ce sentiment d’être coincé entre la liberté lourde allemande et la rectitude de ma culture française. Mais tout cela donnait à voir une idée de l’abstraction volontairement très active, un mécanisme pop et minimal où les formes peintes ne cherchaient qu’à occuper une place dans la surface du tableau, sans aucune rivalité, seul l’ensemble comptait (quelques tableaux sont roulés dans mon atelier, je les trimbale, je ne sais pourquoi). Une fois rentré à Paris (hélas !), personne ne m’a réconforté, Lucien Durand m’a viré, peut-être seul Marcelin Pleynet trouvait cela bien étrangement intelligent, car bien réalisé. J’ai abandonné très vite les grands formats, j’ai acheté du tissu de couleur et j’ai continué cette nouvelle étrange comédie, cette série de toiles aux formats réduits, jusqu’au jour où ma main n’a plus voulu participer à toute cette aventure. Peut-être étais-je épuisé de ne plus savoir comment défendre ce travail. Deux ans plus tard, Fabrice Hergott est tombé par hasard sur ces tableaux et en a fait acheter deux par le Centre Pompidou. Il m’en reste quelques uns dans l’atelier dont celui que j’aime accrocher au mur parfois, cette formé à la couleur éteinte évacuée par la surface de la toile. Tout cela serait dû donc au hasard. Il y aurait à dire sur l’analyse, son ombre, la fiction, l’origine, l’éveil, être attendu, tendre vers, l’ordre. Peut-être faut-il seulement aller vers un lieu, ne pas chercher son nom ni sa localisation, en prenant le prétexte qu’il ne sert plus à rien de rêver au monde, juste un endroit dont il faut inventer l’organisation. On peut se servir d’un cadre, celui du livre, de la photographie, de la feuille de dessin, et s’y installer à la fois nu et chargé. Lorsque les premières images photographiques sont apparues, lorsque j’ai su que cet endroit-là était ouvert pour que je puisse jouer à nouveau, par exemple, ce que je savais du pouvoir des élucubrations (ouvrages exécutés à force de veille et de travail, œuvres et théories laborieusement édifiées et peu sensées) en vue d’autres méthodes de communication, en vue d’autres méthodes de compréhension d’un lien forcené à l’intérieur même du réel, par l’utilisation de manières comportementales dont le caractère éphémère pouvait provoquer des traces indélébiles, je me suis mis à réfléchir à l’organisation de chaque élément, chaque attitude, à leur pouvoir nouveau, comme des signes d’alerte, simplement en les inventant en dehors de leur usage normal. Voilà ce qui se passe dans ce que j’appelle le territoire de l’abstraction, ce trou, ces limbes, cette opacité irréelle. Dans ce lieu, où les mots ont un sens particulier dans leur organisation, comme les flambeaux qui éclairent le caractère solitaire des annonces qui apparaissent de ce mélange d’expériences. Car il s’agit bien d’un mélange, parfois presque grossier, sans idée primordiale, sans projet évident, une débandade de phénomènes incroyablement fiers de leur pouvoir. Pourtant, tout se fait dans le calme, la distance, l’oubli aussi, comme une renaissance apaisée. J’ai eu beaucoup de mal à parler de mon travail photographique, je me suis laissé entraîner dans des voies faciles, alors que je ne faisais ces images que pour voir simplement autre chose dans un contexte anodin, d’autres comportements, d’autres attitudes, des objets qui se transformaient, dont on pouvait sentir l’intérieur, une vie intérieure, une parole étrangère. Je voulais simplement m’amuser, mettre des corps dans des états incertains et voir ce que cela donnait à l’intérieur d’un désordre silencieux, comme cela se passe parfois dans la rue, dans un éclair. Je voulais créer une forme d’absence illusoire, de vertige furtif, tout ce qui était présenté pouvait disparaître à l’instant. Chaque photographie devait être un point de rencontre, une porte ouverte sur un ailleurs merveilleux ou d’une banalité extravagante, une sorte de no man’s land préfabriqué, un voyage hallucinogène, un flottement rare et parfait. Voilà ce qui a dû se passer lorsque j’ai pris mon premier petit appareil de photographie, longtemps après l’expérience de la peinture.

Ne jamais arrêter de dessiner, d’enfermer dans ces feuilles de papier ces présences innommables. Penser à l’inconscient, le travail à l’intérieur. Pourtant, il ne s’agit pas de se souvenir. Il s’agit de produire des formes indomptables, quelles que soient les qualités diverses de traits employées, de formes qui se montrent comme dans une foire, qui exhibent leur particularisme, qui l’offrent aux regards pour dérouter tout ce que le savoir permet comme assurance. Et bien pour ces raisons-là, ces formes s’échappent, elles ne se donnent à voir qu’un instant, elles peuvent être aussitôt oubliées, ou transformées dans le récit du souvenir, on peut leur donner le nom le plus commun, on peut en faire seulement des choses, voilà, ces formes ne sont que des choses bizarres et inutiles. Je continue à ne pouvoir donner un nom à ces formes, ou plutôt à cet ensemble de formes, même si parfois je parle d’une sorte de cartographie, celle d’une des parties du fameux territoire de l’abstraction (le titre de chaque dessin est le titre de ces parties). Je cherche dans l’histoire, je me rapproche d’une certaine idée de DADA, je crois qu’il y a une forme d’intrigue qui m’intéresse, celle de la liberté incontrôlée, une intrigue policière, un tueur serait à démasquer, il faut savoir passer le temps, je m’ennuie tant parfois. Je serais moi-même le suspect idéal, tant de gens me regardent de travers, enfin, regardent mon travail de travers, disent ne rien comprendre à ce projet, restent volontairement en deçà de son intelligence, peut-être parce que ces gens-là ne trouvent pas ce travail suffisamment au niveau de l’extrême qualité de l’esprit français, ah oui, ah bon, bien sûr, mais…Alors, il reste possible de dire qu’en effet ce travail est effectué les yeux fermés, ce travail n’utilise que certains types de ressources facilement exploitables, parler d’apparitions simples et conformes à un sens du bizarre (qui s’écarte de l’ordre commun, qui est inhabituel, que l’on explique mal), de la bizarrerie (caractère de ce qui est bizarre), de son ambition hasardeuse, sans rien imaginer d’autre, sans rien vouloir d’autre que de provoquer une forme d’étonnement et pour quelques uns une forme de plaisir. Suis-je alors forcé à parler de transgression ? Une fois encore je n’en sais rien, ou alors, il s’agirait d’aventure. Ce qui est certain est que je reste souvent surpris d’avoir ce genre de nécessité, et même inquiété par ce qui apparaît dans le cadre de mes photographies ou de la feuille de papier, et en ce moment, dans l’espace réduit des séries de tableaux de formats réduits qui commencent à s’entasser dans un coin de mon atelier. Je suis surpris par l’apparition dans mon esprit de toutes ces images, de la manière avec laquelle mon esprit cherche à certifier ces images, à leur donner un sens qui forcera leur réalisation et facilitera plus tard leur circulation, en provoquant un doute, une interrogation presque clinique, un picotement, un tremblement, jusqu’à une forme de sueur bénéfique. Moi, je ne m’attends à rien de particulier, j’use de ce qui vient de se produire devant mes yeux, j’invente à partir de ce que je connais mais dont les effets restent insuffisants pour m’exporter un peu plus loin. Il faut alors que je m’enferme dans des pratiques extrêmement simples, anecdotiques, presque vulgaires, je compte le temps, je compte mes pas lorsque je traverse Paris, je ferme les yeux, je parle seul, j’entends un son, il est mon ennemi et mon soutien, j’imagine un musée magique dans lequel il faudrait enfermer des œuvres rares, mais aussi des objets, et puis même des corps, toujours les mêmes, et y organiser des fêtes magiques, non, là, je tente de m’envoler dans un avion qui n’est pas le mien. Ce qui est certain est bien que je me sers à l’infini d’une liberté qui m’est offerte, j’en use donc.

Je reprends.

J’essaie de faire un triangle des Bermudes qui m’appartienne. Un triangle qui soit pour moi une plate-forme et pour ceux que je vais y  amener un trou sans fond,inimaginable, un vertige à perpétuité. J’expliquerai cette nécessité de construire une plate-forme lorsque j’aurai déterminé d’une manière absolue l’emplacement des trois sommets du triangle, qui pourra être légèrement, et cela parfois, mobile.

L’espace est difficile en ce moment à être défini comme espace particulier, provoquant, attirant et aussi dégueulasse (je sais que nous désirons tous être à un moment de nos vies, propulsés vers l’inconnu. Je suis sur terre pour proposer un moyen ou des moyens d’évacuations. Je suis le maître des lieux. J’en suis sûr puisque j’entends les hurlements de ceux, impatients, qui attendent leur moment et je suis le seul à les entendre). L’espace est difficile à définir seulement parce qu’il me reste à abattre une petite cloison pour obtenir un triangle parfait pour mes ambitions, un triangle installé confortablement dans les trois pièces de mon appartement du 7ème étage. Je n’ai gardé qu’une petite table où je peux écrire, tenir les comptes, même dessiner parfois. Elle est en face de la seule fenêtre que je ne murerai pas totalement. Je n’ai pas besoin de chaise, j’aime être assis en hauteur et sentir le monde de ceux qui sont différents de moi, de ma volonté et de mon désir, j’aime les sentir en dessous de mes pieds, j’aime les sentir pressés d’en finir. Je suis assis, je m’ennuie un peu, je penche la tête, en saisi un du regard, l’examine vaguement, profite de sa nudité, en joue, je l’attrape et sans contrainte le fait basculer dans mon triangle s’il se trouve près d’un des bords, ou je le soulève et le jette s’il en est loin. L’apparence du triangle, cette plate-forme, est claire, presque lumineuse, une impression brumeuse, comme constellée de cristaux de givre, et masquant ce vide noir qui excite l’esprit de ceux choisis par mon ennui, les excite une fois pour toute sans ressource en vue d’un retour à la normalité. Il est simple en fait d’amener vers l’au-delà un homme qui ne fait de sa vie qu’une recherche du désir, sans identité, ou un homme qui oublie qu’il peut décider seul, un homme qui ne peut décider seul quant à son image. Je suis celui qui contraint et cette force libère. Je suis assis sur cette table, je fais ce qui est le plus important, j’écris leur histoire définitive. Ils existent enfin dans leur malheur. Se perdre dans le vide est-il vraiment un malheur?

La dernière cloison est tombée. L’espace de l’appartement est libre. Les trois sommets du triangle sont déjà lumineux, les limites invisibles, la surface d’un blanc réfléchissant et opaque. Je peux commencer le travail. Tous sont visibles et naïfs. Ils m’observent sans me connaître. Je sais que le jeu ne se finira pas avant longtemps.

Je sais que je ne comprends pas vraiment ce qui apparaît dans mon travail, que ce soit sur une feuille de papier blanc ou de papier photographique, et je sais que cette incompréhension doit être partagée par le regardeur, lui aussi doit rester à cette place inconfortable, et cela malgré la qualité esthétique de l’œuvre, il ne doit pas comprendre ce qu’il voit en face de lui, il doit se sentir exploser de l’intérieur, en silence, ou alors affirmant certaines banalités qui le rassurent et lui permettent de communiquer son intérêt pour l’œuvre. Si comme dit Lacan le réel c’est l’impossible, alors pourquoi ne pas jouer avec cette étrange relation, pourquoi ne pas se laisser faire et s’enfoncer selon son humeur dans cette obscurité.

… des affiches dans la rue qui collent au dos… ça doit commencer par du papier et des mots… et plus rien que les vêtements qu’on a sur soi… et puis tout à apprendre… je vais décider que jamais ça doit m’arriver… qu’est-ce qu’on se dit quand on est tous ensemble dans la rue… on doit parler que des meilleurs endroits où rester tranquilles sans les flics et peut être quelqu’un pour donner à manger ou une pièce…une pièce… on doit être oublié rapidement… qui vient en aide? … on ne doit pas rêver… ça ne sert plus à rien… il y a du temps à passer à ne rien faire… c’est sûr… peut-être seulement se lever du banc… faire quelques pas… la tête en l’air… peut-être se fixer des buts… traverser la ville pour un peu de pain ou du vin… le vin… je le vois bien ça… une bouteille cachée pour pas  partager… on est obligé de se protéger des autres… faut garder le peu qu’on a…défendre ses territoires… c’est sûr ! il faut dormir et boire tranquille… il suffit peut être de se mettre en boule, comme ça, et d’attendre que les autres s’arrêtent de filer des coups de pieds… il faut peut-être aussi pas trop avoir à surveiller… le strict minimum… c’est pas utile de trimbaler des sacs trop pleins… un ouvre boite… un ouvre bouteille… c’est tout… c’est pas la peine d’avoir des secrets… c’est mieux ! … et des envies de ciel… comme on dit s’envoyer en l’air… il faudra avoir de bonnes chaussures surtout… pour ne pas se faire des plaies aux pieds… ni aux mains… ni sur le corps… c’est trop compliqué après… j’ai vu l’autre jour dans le métro… je regarde les oiseaux passer et ça me fait rien… c’est mieux que l’hiver… comme une cage… un cimetière où il y a de la place… à attendre… je t’entends pas… ouvre la bouche… dis moi quand tu as commencé à traîner par terre… je suis là… comme toi… c’est moins dur, non? … c’est pas sûr pour le ciel ! …

J’aimerais qu’on me demande « mais que veut dire tout cela,» ou plutôt « mais qu’est-ce que cela veut dire?», peut-être pour pouvoir ne pas répondre et une fois encore me bander les yeux. Se bander les yeux est un moyen comme un autre pour voir et réfléchir à ce qui est vu. Je suis très attiré par le gouffre de l’abstraction, justement ce mélange de sons et de bruits, le bruit des mots qui racontent le monde, qui l’analysent dans une fuite infinie où le sens de ce qui simplement est vécu devrait nous assurer de notre volonté à posséder une place, quelle que soit son importance. Il y a donc un endroit, mais il ne m’appartient pas, ceux qui voient les images que je produis s’y trouvent, ou peut-être se retrouvent dans un désir d’intelligences mais d’aventures aussi. Je suis un artiste qui ne veut pas donner de leçon, je sais que l’art ne sert plus à faire évoluer l’étrange perspective, que se passe-t-il au loin, après le lointain, qu’est-il possible de voir qui changerait l’image que l’on connaît du monde ? Je ne suis qu’un artiste qui fonce vers un absolu constellé, Constellation, regroupement intelligent, construit, d’étoiles toutes différentes, invention d’une idée de repère, un chemin possible et merveilleux dans l’opacité sombre, le contraire. Voilà ce qui est montré sur les murs de la galerie, voilà pourquoi cette voix qui  donne aussi à voir s’écoule normalement et attire, enlève physiquement sûrement toutes les images vers ce mur vide, juste et beau.

Pourquoi continuer à manger des livres, page après page, en respirant calmement, bien ? Ceux qui sont merveilleux ne racontent pas vraiment, enfin, quand même, comment on le donne à lire, comment ça s’écrit, pour que le sens de ce qui est annoncé soit clair et définitif, l’écriture suffit. Beckett d’un côté de la table et Faulkner de l’autre, non, pas de face à face, ces hommes n’ont rien à gagner de l’autre, alors, tous deux assis côte à côte, assis sur des chaise simples, non, ils ne peuvent être associés ainsi, ils ne peuvent être associés que par l’intérêt que je porte à leurs livres. Bon, d’un côté, enfin, Beckett est quelque part et Faulkner est ailleurs, assis si l’on veut, ou debout, immobiles ou parcourant… Cela n’a aucune importance, à l’intérieur, à l’extérieur des livres, plutôt à l’intérieur, disparaissant dans l’étrange distribution mécanique des pages qui reste immuable. Je n’entends jamais leur voix, j’entends celle d’un homme dire le texte, un anonyme qu’aucun des deux n’aurait choisi, ou alors au hasard, et voilà ce qui me sort de ce que je connais, appris vite ou plus précisément. Cet anonyme me force à bien écouter, à comprendre ces nouvelles formes, à en faire mes références. Je dois être alors sincère et précis quant à la formulation du sens épineux que je dois après faire passer. Il s’agit bien d’autorité, je suis obligé, et  après, je suis obligé de transmettre, je ne suis pas ou ne suis plus seul.

Donnez moi la chance de comprendre ce qui se passe devant moi et qui me force à m’enfouir à l’intérieur de mon corps tout entier une fois l’effort fourni !

Je ne suis pas très sûr de voyager, je marche dans les rues de villes lointaines, je ne m’intéresse à rien de particulier, ou alors à de petits détails qui me servent à avancer autrement, j’en parle, je les décris, ils deviennent des points de repères, ils possèdent tout à coup une autre forme, ils se transforment en formes, en figures, et ce dialogue suffit à perdre le sens de ma démarche, je ne titube pas, je ne suis pas saoul ou camé, je suis légèrement troublé, il faut respirer. Bon, voilà pour l’histoire des voyages, il n’y en a pas beaucoup, j’ai de plus en plus de mal à me déplacer, même dans ma ville, et celle-là je la connais pourtant, je l’aime pourtant, mais enfin, voilà ce qui se passe.

Je fais de tout un cirque de montagnes, j’en connais la raison, je suis quelqu’un qui a peur. Je vis donc entouré de montagnes, tout va bien, elles me plaisent, j’aime leur construction, cette matière plastique sublime, ils sont devenus très forts en matière plastique, ils peuvent en faire ce qu’ils veulent, des montagnes par exemple. Je suis debout, je les vois, je les regarde et tout va bien.

Oui, mais, à propos de ces petits détails qui deviennent des formes et aussi des figures, eux aussi réconfortent ma fameuse peur, ils la titillent, puis ils la gonflent, ils la font presque exploser, et cela même si je ne suis jamais passé à l’acte, je n’ai liquidé personne. Je me mets à parler sans vouloir glorifier ces détails, ceux qui sont des exemples parfaits de la banalité gardent leur statut, et ceux qui paraissent un peu plus remarquables, par leur emplacement par exemple, ceux-là n’ont aussi pas besoin de discours pour être autonomes. Je parle de ces détails comme les pièces d’un jeu que j’ai inventé un jour, il y a longtemps, et dont je n’arrive toujours pas à éditer les règles. L’analyse en cela ne m’a rien apporté.

Bon, mais à propos de Beckett, non, je suis dehors, à l’extérieur et je regarde vers ce qui est appelé l’horizon. Bien sûr, en face de moi s’est construit le fameux cirque de montagnes qui finalement, et je dois le dire, est un écran de cinéma bien beau, certes pour le moment sombre mais qui sait aussi s’éclairer à la lumière du monde, bon, et puis je peux démonter les montagnes et arranger leurs morceaux sur les deux côtés, ma vue est dite libérée, je regarde et ne sait quoi vous dire de cette fameuse « ligne », « idée », « histoire », etc.

La trentaine de sacs en plastique noir qu’il a agrafés sur le mur qui le sépare du joli parc, où il n’erre jamais, est bien une des preuves qu’il fait son travail. Il n’y a rien à l’intérieur des sacs. Ce n’est pas à lui de les remplir. Il ne faut pas les remplir. Ils sont plus beaux vides…

Il va écrire en lettres de néon IL FAUT TUER TOUS SES CHÉRIS. Il doit trouver l’argent. Il doit trouver le mur C’est de voyages dont il se parle le plus souvent, de portes explosées, de murs défoncés rapidement, de traversées de halls, cagoulé, une arme au poing, de halls emplis de montagnes entourées de fondrières profondes, obscures,  tirs à vue sur chaque être qui entrave une avancée certaine, comédie de massacre, tous se mettent à danser avant de s’affaler, tous regrettent, tous ne comprennent pas vraiment ce qui leur arrive, comédie.

L’histoire de l’obligation presque naturelle de tuer tous ses chéris n’est pas un ordre que j’ai un jour édité, non, cet ordre vient de Faulkner qui répondait un jour à un jeune écrivain transi d’inquiétude, mais enfin, voilà un ordre auquel je n’ai plus à répondre, j’ai tué tous mes chéris il y a longtemps.

J’entends une voix dire « je m’ennuie », je tourne un peu la tête d’un côté, puis de l’autre, et je ne vois personne, tiens, bizarre. Alors, je suis satisfait et je me mets à penser.

L’enjeu principal se résume à communiquer, entrer en communication, sans essayer de qualifier cette entreprise, non, faire l’effort, sans en attendre des merveilles, voilà, donner sincèrement à entendre, donner à voir et puis, après, partir peut-être, sûrement en ce moment. Je sais que les œuvres des artistes avec qui je suis en contact depuis longtemps me réconfortent dans le silence, je peux ainsi mieux entendre mes discours, car ce fameux bruit qui enveloppe parfois si intensément mon esprit, n’est fait que d’une multitudes d’interventions plus ou moins désirées, plus ou moins subies, plus ou moins autorisées, à la suite de contacts plus ou moins bénéfiques pour mon sens de… Je suis ainsi bien avec Stella et Nauman, et Beuys, et Newman, et puis quelques autres dont je ne me souviens plus tout à coup des noms (je le fais exprès, je n’ai pas envie de faire une liste ce matin, je veux rester éthéré…). Je ne sais pas pourquoi là, en écrivant, je me mets à parler du silence face à certaines œuvres, je dois en avoir besoin tout coup, cela m’évite un autre discours, plus critique pour le coup… Ce qui est sûr est bien que je ne remplis pas un espace de figures colorées pour éviter un vide que certains adoreraient qualifier d’existentiel, et ils auraient certainement raison, donnons leur cette chance d’expression… Je me sens toujours aussi intensément attendu au coin de la rue, je suis paranoïaque (je suis fou de ce mot, je le trouve énorme, comme la peur, colossale), donc attendu au coin, je suis prêt malgré mes tremblements, je m’installe et j’attends… Je veux seulement que l’on comprenne que toute cette machinerie appartient aussi à beaucoup d’entre nous, sans qu’il soit nécessaire d’organiser des rencontres pour tenter de partager les effets de certaines de ces expériences maléfiques… Cette obscurité colorée est la résultante d’une quête infernale quant au contenu véritable de chaque événement… J’ai sommeil tout à coup. Je mets en place une étonnante célérité lors de la préparation du basculement dans l’errance, l’illusion pesante, banale même où je crois désormais avoir besoin, être obligé de traîner comme si je répondais à un ordre maléfique, en effet pourquoi pas ? Bien entendu, je suis coupable. Il peut ainsi s’agir, à propos de ces formes figures, de repères qui me rappelleront, lorsque je me sentirai si démuni, que je suis, en plus, en moins, encore vivant. Mais surtout, et je le répète, je ne suis pas le seul au monde à sentir cette frayeur, à la respirer, à la contenir, la malaxer, en faire surgir toutes sortes de déformations, non, je ne suis pas le seul à faire ce travail, même si dans le cas de ce livre, je parais être le sujet central. À propos de ce livre justement, il est un défilé (deux mots pour dire qu’il est toujours agréable de voir devant soi une bande d’hommes au garde à vous avancer précisément en exhibant un type de fierté animale qui, dans certains cas, est favorable pour…), et bien oui justement, ce livre est déjà le défilé d’un ensemble d’exemples sur un bandeau de papier qui circule lentement ou rapidement selon l’humeur ambiante, et cela comme au music hall il y a longtemps quand on voulait faire croire que le personnage de la pantomime marchait ou courait dans la campagne ou la forêt, cette sorte d’effet spécial magnifique qui faisait envoler le regard du spectateur, et même son corps tout entier. Ouah !!! Revenons un instant à Beckett, à sa manière d’utiliser des mots presque inconnus, enfin, presque pas ou peu usités, des mots compliqués dont on est obligé d’aller chercher la traduction dans le Robert, comme CONATION par exemple, qui veut dire « impulsion déterminant un acte, un effort », IMPULSION qui veut dire entre autre « action de pousser (quelqu’un) à faire quelque chose ». Voilà une bien belle réalité, le mot me plaît, il n’est pas très beau, il est même grossier, mais d’une belle justesse mystérieuse. Beckett s’amuse de nos manques, de nos absences, de nos trous, il nous pousse à vivre les conations qu’il nous offre et bien sûr sans retenue. Aujourd’hui, j’ai commencé une peinture sur une grande feuille de papier, sur du papier car il est clair qu’il m’est impossible de peindre sur une toile du même format, mais bon, autre histoire. J’ai donc dessiné deux formes, je m’y suis pris à deux fois, je n’étais pas satisfait du premier dessin, pas satisfait des emplacements, je ne retrouvais pas les emplacements parfaits de ces deux formes sur la petite feuille de papier quadrillé de mon petit carnet noir. J’avais inventé ces deux formes quelques minutes auparavant en attendant de faire autre chose, et je voulais sur la grande feuille simplement reproduire le petit dessin, comme une copie. Maintenant, tout est prêt, je n’ai plus qu’à remplir les deux formes de peinture acrylique rouge magenta et après, j’effacerai peut-être les restes du premier dessin refusé. Les deux formes sont simples et donc grossières, l’une sous l’autre, presque accolées l’une à l’autre. Celle du dessous paraît être la forme évoluée de celle du dessus, sans que l’on en soit vraiment sûr,  comme une image pas encore vraiment déformée de celle du dessus, comme la représentation d’une menace sans que l’on ait à savoir de quel danger il s’agit. Voilà ce que je vois autour de moi peut-être, d’étranges vraies ou fausses déformations qui me font peur. Je joue avec les effets de cette peur, les deux formes dans leur couleur dérangeront la convention qui génère actuellement dans le  regard une habitude parfaite de la platitude. Plus loin. Et puis, et peut-être surtout, une histoire de vitesse, de rapidité, ralentir la vitesse mais pas ce qui est ou se fait dans la vitesse, ralentir l’espace de la vitesse, l’espace donc du mouvement, de l’état, à l’intérieur de l’espace de la vitesse, ralentir donc le mécanisme, voilà ce qui se passe dans l’installation des deux formes à l’intérieur de la feuille de papier, à l’intérieur du cadre. Tout, autour, est rapide, ralentir à l’intérieur du cadre cet effet.

J’avais commencé à collectionner tout ce qui me tombait sous la main, une vraie collection de découvertes intimes, des objets qui m’appartenaient parce qu’ils arrivaient entre mes mains, je ne faisais pas de gros efforts, je me penchais, je fouillais, je volais, je n’ai jamais rien demandé. Je n’en parlais pas, je le faisais. Il arriva un jour où j’entrepris de me construire une maison en entassant scrupuleusement, régulièrement comme d’après un manuel, en élevant des murs et un toit faits de tous ces objets qui pouvaient se mélanger grâce à mon industrielle énergie, s’imbriquer les uns aux autres sans résistance, tout en réalisant des sortes de damiers de couleurs et de matières différentes, le papier devenant ciment, le plastique protecteur et réjouissant et le fer et le bois réconfortants. Cette maison fut terminée au bout d’un mois tellement je disposais de matériaux. De la route, on ne remarquait qu’un tas d’ordures, une sorte de décharge organisée pour ne pas trop déplaire au paysage, un cube aux arêtes molles mais réelles qui au lever du jour, devenait une sorte de temple gris et solide et à la tombée du jour, un des éléments d’un mirage qui disparaissait avec la nuit tombante. Moi, il m’arrivait de m’asseoir un peu plus loin et de me complaire dans la satisfaction d’un travail instructif et bien accompli. J’étais fier de cette maison mais ne voulais pas d’étrangers, n’entendre la moindre question quant à la difficulté de cette épreuve, la résistance des matériaux, le confort, le désagrément des odeurs de matières plastiques brûlées par les rayons du soleil, le bruit incessant des moteurs qui circulaient à longueur de journée sur la route proche. J’étais confiant et solitaire. Je me suis mis à meubler cette maison, à voler dans des hangars un réfrigérateur, une cuisinière en fonte, un lit à deux places avec son matelas en coton et ses draps bleus ciels, une lampe de chevet et un poste de radio à pile. Je ne faisais rien à manger, seulement dormir et regarder ces murs. Justement, c’est peut-être parce que je n’y vivais pas vraiment que j’ai commencé à penser, à rêver, à m’ennuyer, à retirer un premier magazine du mur qui longeait le lit pour en découvrir les images et lire les textes des articles, puis un autre, puis un avion de couleurs rose et mauve pour me faire une guerre d’enfant, un verre jaune pour un  refuge anti-atomique, un soldat pour le caresser, une voiture pour m’enfuir, un autre magazine pour me détendre, une grille d’égout pour me défendre, et à tel point, que le désordre s’installa à l’intérieur, que l’air frais s’engouffra de plus en plus violemment, que le toit vacilla et qu’un jour, je me suis réveillé entouré d’une horde de flics qui demandaient en répétant doucement ce que je faisais allongé nu sur un lit, enterré sous un tas d’ordures, trop près des quartiers résidentiels, pas assez loin de la ville, pas assez près du désert. Je leur ai répondu que décidément je ne pouvais rester en place quelque part, j’avais tenté le coup avec cette maison et c’était vrai qu’elle valait le coup d’œil, de loin, je l’avais voulue sobre mais princière, altière, un monument quoi, un monument à moi, l’image de ma curiosité. Surpris et enseveli. Je suis reparti sur la route après m’être échappé du poste de police où personne ne s’occupa de moi.

Je me sens souvent bien entouré, voire enfermé par cette multitude de mots, qui ne sont que des informations avant de devenir des commandements, et je connais leur action, pour quelles raisons ces mots sont véhiculés avec autant de violence parfois, et je me dis, pour essayer de m’en sortir, je me dis donc que je ne comprends plus ces mots, et qu’ainsi, je peux me protéger de leur influence néfaste, car il s’agit bien de cela, ces mots veulent faire de moi un être normal, comme ceux qui ont su choisir un endroit, comprendre puis apprendre les codes qui régissent la lumière de cet endroit, et après cet effort, qui n’est pas forcément si compliqué, ceux-là donc disent ces mots, et ainsi de suite, et moi, de tout cela, je m’en suis sauvé, au prix de ma sérénité, de ma confiance, allez, de mon estime pour le savoir et ses méandres par exemple, le savoir ne me sert plus à rien, voilà où je suis. Donc, je suis désormais nulle part, peut-on dire dans le nulle part, mais ce nulle part-là serait aussi un lieu, avec un souffle lui aussi régi par une organisation codée, et… non, je ne le crois pas. Mais si le nulle part est un lieu, seul le désordre est son souffle, je le connais, voilà. Je représente donc des éléments trouvés dans le nulle part, je les figure, je les assemble, je leur donne la vocation de représenter ce qui existe loin, mais qui n’est pas impossible de découvrir, il suffit de respirer autrement, de le décider et d’avaler l’air autrement, de le recracher autrement, sans être obligé de sauter haut, ni de courir vite, ni de tuer même, car à quoi sert de tuer. Je pourrais ici établir une sorte de liste, de registre même de tout ce que l’on risque de trouver dans le nulle part, tiens, peur par exemple, errance, impatience, ennui ou brûlure comme passion, ou même transgression, ou même perdition, ou même divagation, la sensation presque fatale de sentir l’esprit s’abandonner à l’illusion, etc., car il faudrait bien sûr parler d’effets secondaires et alors peut-être du malin. Je ne le fais pas, je travaille. Il y a encore cette histoire de révolution, faire la révolution, vivre la révolution et voir ce qui se passe après, pour quel changement, pour quel avenir. Tout est donc une histoire de transformation, d’évolution, de mutation, de nouveauté, sentir les effets de la découverte, se laisser prendre, amadouer, dominer, se laisser renaître. Je dessine une figure, elle parle un langage que je ne connais pas, je suis absent ou je suis un sacré idiot, je ne fais aucun effort pour en savoir plus de ce qui est sûrement annoncé, je ne bouge pas, j’ai peur ou je m’ennuie ou j’ai envie d’autre chose, de révolution par exemple, et je tourne la tête vers… La figure m’observe, je sens une certaine chaleur, je remue sur ma chaise, je me lève et quitte l’atelier certainement en danger. Le regard de la caméra s’avance lentement, précisément vers l’événement lumineux, comme s’il ne pouvait voir et faire autre chose que tenter un rapprochement, tenter de créer un lien avec ce qui n’est qu’un défoulement coloré, l’annonce d’un avenir peut-être flamboyant, en finir dans des jets de couleurs odorantes, sensuelles, cruelles, des jets de corps qui enlèvent l’esprit vers l’infini obscur. Wouaoh.

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