Georges Tony Stoll

Sans-titre

«L’instinct, c’est comme cet oiseau qui mourait de soif et qui a pu boire l’eau de la cruche en jetant des cailloux dedans.»

[ James Joyce ] – Extrait de Ulysse 

«C’est décourageant le sable. Rien n’y pousse. Tout s’y efface.»
[ James Joyce ] – Extrait de Ulysse 

«Le sentimental est celui qui voudrait le profit sans assumer la dette accablante de la reconnaissance.»
[ James Joyce ] – Extrait de Ulysse 

«Ce qui importe par-dessus tout dans une oeuvre d’art, c’est la profondeur vitale de laquelle elle a pu jaillir.»
[ James Joyce ] – Extrait de Ulysse 

«Le fromage fait tout digérer, sauf lui-même.»
[ James Joyce ] – Extrait de Ulysse 

«L’homme et la femme, l’amour, qu’est-ce ? Un bouchon et une bouteille.»
[ James Joyce ] – Extrait de Ulysse 

«Tout est trop cher quand on n’en a pas besoin.»
[ James Joyce ] – Extrait de Ulysse 

«Voilà ce qui fait le bon commerçant. Il vous fait acheter ce qu’il a besoin de vendre.»
[ James Joyce ] – Extrait de Ulysse 

«L’histoire est un cauchemar dont je cherche à m’éveiller.»
[ James Joyce ] – Extrait de Ulysse 

«Tous les jours rencontrent leur fin.»
[ James Joyce ] – Extrait de Ulysse 

«Dieu a fait l’aliment ; le diable, l’assaisonnement. »
[ James Joyce ] – Extrait de Ulysse

 

 

 C’est le milieu de la journée et il ne fait rien, ou presque rien. Dehors il fait froid, il neige vaguement. À l’intérieur, le chauffeau à gaz  ronronne et dans cette pièce, il est nu. Il fume, alors que cela lui est interdit. Il est cardiaque. De cela il ne se rend compte de rien, sûrement parce qu’il remue  beaucoup, il va faire du vélo dans une salle de sport, il traverse la ville d’un bout à l’autre quand l’idée de prendre le métro lui paraît plus contraignante que celle de  vivre l’illusion de partir à l’aventure qui l’enivre encore. Marcher ainsi pendant quelques kilomètres lui offre un sacré alibi pour refuser le souvenir bien réel d’avoir un cœur où est logé un petit ressort métallique, permettant à une de ses artères les plus importantes de ne pas se reboucher. Et puis, l’image des rues défile sur des rouleaux de papier brut autour de lui et il arrive à sentir son corps presque volant.

C’est le milieu de la journée et il ne fait rien, ou presque rien. À des moments, il entreprend certaines petites choses, il range des papiers, il répond à des messages (rares), il fait la vaisselle qui traîne dans l’évier depuis le dîner de la veille, il remplit la machine de vêtements, enfin, il veut se voir simplement vivant et ressembler donc à un homme occupé. Même si tous ces arrangements peuvent paraître vaines pour retrouver une image de soi plus inventive. Finalement, dans de telles conditions, il n’est qu’un homme ayant perdu toutes activités réjouissantes pour un esprit autrefois si prêt à découvrir même l’impossible.

Personne ne l’a enfermé dans cet appartement et sans vraiment le décider, il s’est laissé aller à l’idée d’être le prisonnier inconnu qui tente de remuer dans des limites devenues officielles, des frontières tellement fermées qu’il se sent obligé de se muer en un individu ayant perdu la simple liberté de décider ce qui lui passe bêtement par la tête. Après l’émotion subite de se reconnaître ainsi retenu, après la colère, la fureur même qui contracte le corps perclus de douleurs étrangères, brouille la respiration, étrangle la vision au point de rendre aveugle le regard, au bout de ce moment d’initiation, le prisonnier qu’il est devenu, le corps perdu dans ce qui n’est plus qu’un étrange trou, n’a plus à imaginer autre monde (même celui banal qui se résume à traîner lentement dans la rue, emballé par ses mouvements et ses sons, et peut-être de jolies rencontres émoustillantes).

Comme dans certain roman  où le héros, au fond de sa geôle, finit par réinventer le passage des heures pour ne pas devenir fou, le prisonnier est donc forcé à cherche seulement  les moyens de passer le temps. Au début de la manière la plus réduite, parfois microscopique, comme celle d’organiser des petits jeux, jouer avec les doigts, les orteils, les doigts et les orteils, les mains, les pieds, les mains et les pieds, tenter de drôles de circonvolutions avec un corps encore en forme, et finir par se masturber, voilà cinq bonnes minutes de passées. Et si on ajoute les séances de gymnastique et d’astiquage les unes aux autres, on peut arriver à une heure de liquidée. Il en reste vingt trois, moins celles où le sommeil n’est plus qu’un plage noire à la pesanteur peut-être réconfortante. Et bien entendu, l’ampleur du temps passé sur cette plage dépend du niveau de l’engourdissement. Ëtre enfermé entre des murs est aussi épuisant que tailler toute une journée les branches des platanes d’une avenue, une scie électrique énervée entre les mains (un métier qu’il rêvait de faire lorsqu’adolescent, il grimpait aux arbres pour imaginer une vie indépendante en hauteur). Et même plus fatiguant, la contrainte ramollit le corps, au point de croire assez rapidement que les muscles se sont détachés des os et qu’au moindre geste, on se voit trimballant des poids lourds accrochés mystérieusement aux parties essentielles de ce corps rétréci, les jambes, le ventre, les fesses, les bras, et même les joues finissant par carrément ressembler à des plaques de caoutchouc ramolli.

Tout n’est affaire que d’imagination et de volonté.

Après les jeux avec les doigts et la main, le corps flasque, il finit par s’ordonner de se lever, étirer ses bras tout mous, remuer vaguement son bassin et ses cuisses, et après une certaine hésitation, il se dirige vers la porte d’entrée du salon. Il s’immobilise, regarde la poignet de la porte, et il lui est encore impossible de l’ouvrir. Il n’est pas inquiet, il se sent seulement soumis à cette interdiction sans savoir comment faire pour la contredire. Il baisse la main, se retourne et revient vers le canapé. Le cendrier sur le sol est plein de mégots. Il se dit que ce serait une bonne chose de faite que d’aller le vider. Il pourra ouvrir la porte puisqu’il possèdera un but, même s’il sait que vider un cendrier qui pue ne représente pas là encore une destinée fameuse. Pour le coup, il ne fait rien, tant pis pour l’odeur de commissariat (il paraît que plus personne n’a le droit de fumer dans cet endroit de passage). Et puis, cette odeur de plante fanée est à égalité avec celle qui s’échappe de tout son corps. Elle ne provoque donc aucun effet insupportable sur sa conscience, il en est là.

Sans raison, juste pour tenter quelque chose, il inspire profondément, il expire totalement tout l’air pollué qui endort ses poumons. Il vient de  se souvenir de la méthode pour redonner confiance à un corps devenu vague, une méthode lue dans un article qui vantait les bienfaits de pratiques naturelles, des conseils très simples, presque enfantins. Il insiste alors, redresse le dos, et il le fait plusieurs fois, inspirer et expirer profondément, jusqu’au moment où il se lève à nouveau, sans le décider vraiment. Il regarde ses pieds nus sur les lattes du plancher, leur peau est d’un blanc grisé par la poussière qui est sûrement en train de le recouvrir, comme les cendres d’une histoire finie. Clara est partie.

Alors, il remue son ventre d’avant en arrière, son sexe et ses testicules se mettent à danser, ils sont de connivence pour lui rappeler toujours qu’ils existent, et que là par exemple, il serait amusant de continuer à remuer comme une danseuse du ventre pas très entrainée, jusqu’au moment où tous deux pourraient enfin se sentir utiles à calmer son endormissement sensuel. Très vite, il trouve ce sexe et ces compagnes trop lourdes, elles finissent par lui faire mal, et il ne veut pas penser une fois encore, comme cela lui arrive depuis quelques temps, à s’en débarrasser. Il se calme donc et il  lève les yeux vers le blanc du ciel dehors, qui traverse le verre de la fenêtre. Blanc total, comme il imagine alors le toit de son monde. Rien de plus.

Il fait quelques pas et devant la fenêtre, il regarde les flocons tomber de ce ciel comme des petits anges qui viennent le narguer. Ils volent eux, et très vite ils se retrouvent sur le sol du trottoir, enchâssés les uns dans les autres dans de vraies retrouvailles érotiques. Ils savent se laisser emmêler savoureusement. Il le sait, les flocons gémissent quand on marche sur leurs tas, un drôle de bruit d’ailleurs. Rien avoir avec les gémissements humains, plus mélodieux ceux-là ou plus féroces. Penser à ça lui rappelle quelques souvenirs chavirant, il aime beaucoup s’emmêler lui aussi à d’autres corps, parfois toute une bande. Et puis, le corps de Clara, celui qui se arquait si souplement et qui a disparu. Sous la neige peut-être.

Il se dit qu’il faut se laisser aller à penser à autre chose, comme lorsqu’on avale cul-sec un grand verre de vodka. Mais la vue des flocons virevoltant, maintenant comme des danseuses naines trop placides, n’est pls très encourageante. Et puis les traces laissées après sur le tapis blanc ne résistent pas au redoux, elles s’effacent et on peut se sentir très désorienté.

Il se retourne, la vue du canapé, dont il connaît trop l’attraction sournoise, lui fait faire une drôle de grimace, un peu éteinte. Il recommence alors les exercices de respiration et d’échauffement, il se sent un peu nigaud d’en être là, mais il finit par arriver à faire quelques pas pour se retrouver au centre de la pièce.

Il se tourne vers la porte, elle est fermée, il ne se souvient pas de l’avoir fermée et pour quelle raison. Peut-être pour se protéger dans ce qui devait lui apparaître comme un refuge connu, un cocon maternel chaud, puant et suffisant. Il se dirige lentement vers cette porte qui n’est pas belle, pas assez classique, pas assez contemporaine, simplement une porte basique pour un appartement basique, sans volumes étonnants, comme des milliers d’autres dans la ville. Il sourit vaguement en se voyant reconnaître qu’il habite dans un endroit aussi banalement conforme. C’est la première fois qu’il se sent tout à coup à l’étroit. Mais il n’ouvre pas la porte, il doit définitivement avoir besoin de se sentir piégé dans ce manque d’ambition l’empêchant de décider aussi de se voir vivant dans un lieu où son corps et les blessures qui le strient tout entier seraient moins réels (dédale de couloirs menant dans des pièces sans fond, murs épais, plafonds comme des ciels azurés, ouvertures vers le monde grandiloquentes pour une lumière totale). Cette boîte est son seul résultat.

Il se retourne, il n’appuie pas son dos contre cette porte sans intérêt, et il remarque le miroir posse sur le dessus de la cheminée, de l’autre côté du salon, à sept mètres à peu près. Il voit sa tête en haut de son torse, il la tire vers la droite, puis vers la gauche, Il la fait tourner lentement sur son axe, il est ébloui. Il remue après les épaules, il est donc encore vivant. Il s’ébroue, il étire ses mains vers l’avant, les doigts de ses mains croisés, qu’il fait craquer machinalement, et une fois toute cette activité physique accomplie, il commence alors la traversée de la pièce, sept mètres en tout en effet.

Au bout de la troisième traversée du salon, il pense tout à coup qu’il ne doit pas être le seul responsable de cet état paniqué parfois, au point de se recroqueviller comme un chien tondu et abattu par la terreur. Et puisque son mental est flottant, il est satisfait de cette découverte et il  se met à faire la liste de tous ceux qui pourraient être tout aussi coupables de sa mollesse fatiguée. Tous ces individus, plus ou moins proches, plus ou moins nécessaires, tous fautifs de ce trouble par leurs agissements arrogants, leurs paroles déplacées, leurs attitudes équivoques, leurs manières grossières, qui prennent des allures à des moments moment d’assassinats répétés. Et lui, au milieu de cette bande de méduses parfumées, si naïf, à la sensibilité si claire au point de se reconnaître démuni, comme un gnome qui ne comprend pas pourquoi on l’oubli souvent.

Dans son salon, il possède donc des ennemis potentiels, plus ou moins officiels, depuis plus ou moins longtemps. Tous ces énergumènes, avides de rien, le dérangent finalement. Ils n’arrangent pas, ils réveillent le mal, et ce n’est pas bien. Tout en marchant sur cette ligne entre la porte et la cheminée, il est conscient alors du pouvoir néfaste qu’il leur attribut sur la confiance qu’il a du genre humain, au point de ressentir, à des moments incongrus, cette crispation irritante qui le rend prêt à faire exploser une fureur aux allures moribondes, difficilement contrôlable.

Il est clair qu’au cours de ces moments muets, où il n’arrive à plus rien faire d’autre que de marcher comme un automate bien réglé dans son salon (ce qui sous-entend que ce n’est pas la première fois qu’il se comporte ainsi, mécanique), il va se mettre à chercher une fois encore un moyen de se débarrasser de poids, dont la lourdeur reconnue accentue sa déficience à rester parfois à distance, sourd, aveugle, et l’esprit enfin rasséréné par les pouvoirs avoués d’une innocence naturellement tranquille.

Finalement, ceux-là, assis sur leurs positions graisseuses, font un bruit infernal dans le silence de la neige qui continue à tomber . Il songe alors à se débarrasser de beaucoup d’entre eux, les éliminer du paysage, libérer la place. Il n’imagine pas se sortir de cette violence annoncée en utilisant une quelconque arme, comme un pistolet automatique (dont il aime entendre le sifflement lourd de la balle libérée) ou un poison rare (ustensile sublime aux effets sourds et définitifs). Pour certains, il est trop tard, ils sont morts ou trop vieux, momies fossilisées. Tout en avançant un peu plus rapidement, il finit par trouver un moyen plus subtil pour arriver à des fins libératrices. En parcourant l’espace de son salon, il les convoque, il installe ces êtres malveillants, ou seulement stupides, quelques uns assis sur des chaises et les autres debout comme des statues plâtrées, et le corps tendu, d’une voix sèche, il déverse avec les mots les plus crus, les plus vrais, usant de métaphores carnassières, toute l’aversion, le dégout, et même parfois l’horreur que finalement cette compagnie lui inspire. Puisqu’il faut avouer son dépit, sa détresse et son inertie, il s’applique à bien faire comprendre à ses noms ennemis qu’ils ne sont au bout du compte  que des agités sans consistance, des choses mal finies regroupées en clan vaseux. Il est enfermé chez lui, il s’organise avec plus ou moins d’intelligence, et il se sait maintenant assuré de supporter le récit de sa colère et tenter d’entreprendre à coup sûr le cours d’un nouveau destin débarrassé de l’amertume. Tout cela reste bien mystérieux, il ne se savait pas ainsi persécuté par tant d’aliénation au rien.

Au bout d’un moment, il ralentit ce qui est devenu presque un marathon miniature, il inspire lentement, il expire profondément, et tout à coup, tous ceux-là, accompagnés de leur rôle malveillant pour sa quiétude d’homme confiant, disparaissent dans une étincelle croustillante qui traverse l’espace du salon dans un flash rapide. Et il se sent surpris, mais beaucoup mieux. En fait, il ne sont plus là et pas une goutte de sang. Grand vide, grand silence. Il ferme les yeux en avançant et il sourit.

Il s’arrête un instant. Il faudrait se mettre à chercher un autre endroit désormais, changer de ville ou seulement de quartier. Se créer d’autres habitudes et faire alors d’autres connaissances. Changer de métier aussi, celui qui lui procure de quoi vivre fragilement, commence à l’ennuyer, lui aussi. Ce qui n’est pas très vrai, et puis, il ne saurait quoi faire d’autre. Impossible. Trop tard.

Il se remet à parcourir ce qui est devenu un chemin tracé par ses pieds nus dans la poussière qui recouvre le sol, entre la porte d’entrée du salon et la cheminée. Il se sent sereinement léger, débarrassé des pierres plus ou moins dorées qui alourdissaient ses poches. Enfin, là, il est nu, et c’est une image. Il se veut allégé donc. Même si le risque est de se retrouver sans ressource. Mais dans la situation d’esprit qui vient faire de lui le nettoyeur d’un bon roman noir, il se débrouillera à renouer d’autres contacts. Même s’il devient évident que l’on ne le reprendra plus à faire le collaborateur d’entreprises médiocres, qui ne lui rapportent en définitive que quelques miettes de considération, deux ou trois verres de champagne éventé, un peu d’argent pour les frais, et des maux de têtes, d’estomac, des crampes, des grincements, et le sentiment d’être perdu dans le grand nulle part. Au point de se sentir paniqué au bord d’un gouffre vertigineux, alors qu’il veut être et rester au centre d’un territoire lumineux. Un point c’est tout.

C’est l’hiver. Il neige encore dehors, dans les rues, sur les toits, sur les êtres qui ont tout et n’ont plus rien.

Il avance et il commence à s’ennuyer un peu. Sans être las de ces allées et venues dans ce salon.  Plus pour très longtemps.

Subitement, il remplace la compagnie des faux amis par celle de jolies femmes qu’il arrive facilement à retrouver dans sa mémoire. Il les habille de simples robes au tissu fin, il les déshabille aussitôt, et voilà son chemin cerné par des corps blancs, chauds, attentifs à la surprise amusée de son regard. Son sexe remue un peu plus difficilement entre ses cuisses, il n’est pas inquiet, il attend l’effet toujours voluptueux d’une sensation érotique (cet homme est un individu normal, pas vraiment passionné par des recherches un peu trop exotiques, la nudité de beaux seins lui suffit). Très vite, il remarque que toutes ces amies (dont li a oublié quelques prénoms et surtout dont il n’a plus de nouvelles depuis longtemps), ne sourient pas de se voir ainsi présentées autour de lui. Leurs lèvres sont fermées, comme leurs cuisses. Elles se tiennent droites assises sur ces chaises, les pieds bien collés au plancher, et celles qui sont debout, ressemblent à des piquets peints en blanc, plantées à égale distance les unes des autres, comme s’il était interdit de mélanger toutes ces chéries ou d’en oublier une ou deux (elles sont toutes là, de la première à la dernière, et il est évident qu’il ne peut se rappeler le plaisir lointain connu avec celles qui ont illuminé sa jeunesse). Leur chatte est cachée par une main décidée, l’autre ballante le long de ce qui n’est plus alors qu’un morceau de bois devenu une menace. Et seules leur chevelure, blonde, rousse, brune, bouclée ou pas, paraît être un peu plus vivante, là, en haut de ces corps qui ne sont peut-être plus que des copies en cire de femmes à encore aimer. Il frissonne tout à coup et son sexe commence à rétrécir, pas content de ne plus se transformé en un bâton fameux, celui qui a un vrai succès quand la tête qui commande sa force n’est emplie que des tourments du désir.

Au point où il en est de cette nouvelle aventure (être entouré nu par une assemblée de femmes nues, qui lui apparaissent maintenant être des espèces de juges lumineux, convoqués pour le procès d’un homme rêveur et donc instable), à ce point là, il se dit qu’il devient seulement nécessaire de détendre cette atmosphère étrangement lourde (pourquoi serait-il tout à coup jugé ? A-t-il été si inconséquent avec l’attention que ces beautés lui ont offerte un jour ou l’autre?). Il se met à remuer les bras, à claquer des doigts, en avançant en rythme, celui d’une danse quelconque , comme un meneur de revue défilant devant un parterre d’admiratrices endormies. Et il se montre en entier, dans la force d’un corps encore moderne, fier d’attributs sans équivoque. Et ce sexe justement reprend une certaine vigueur et il lance des œillades veloutées, muni d’un sourire qui se veut ravageur. Il s’offre à ces femmes comme un homme possédant de sacrés caractères aborigènes, enfin, il le croit. Il espère leur apparaître suffisamment convaincant dans sa singularité pour qu’elles finissent pas se détendre et lui offrir en retour de savoureux élans (qui le laisseront étourdi, allongé sur les lattes du parquet, enfin libéré, oh oui !).

Rien ne se passe. Visiblement, toutes celles qui l’entourent ont décidé de ne pas être sensible à cette démonstration d’artifices autant accessibles. Il commence à se sentir ridicule de se montrer ainsi, comme s’il n’était plus que le personnage d’une pantomime dont les effets, même comiques, restent sans succès. Se déhancher ainsi, entre la cheminée et la porte d’un salon sans envergure, apparaissant comme le modèle unique d’un créateur fatigué, devient la preuve d’une condition pathétique qui ne risque même pas d’émouvoir l’âme féminine la plus sensible, la plus généreuse, la plus prête à offrir un moindre réconfort, une seconde chance à cet homme qui n’est pas méchant. Tout cela ne sert à rien et son sexe est redevenu le serpent mou qui l’accompagne tout le temps, bringuebalant entre ses cuisses.

Et puis, il en a assez de se voir disqualifié par ces femmes sévères et d’un geste énervé, il les fait disparaître dans un souffle froid qui le fait frissonner. Il se voit, le corps coupé dans le miroir sur la cheminée, il serait donc devenu un drôle de héros s’exhibant dans le désert de son appartement.

Mais il voit, dans le reflet du miroir, qu’une de ces femmes est restée, debout à côté de la porte, prête à l’ouvrir pour elle aussi n’être plus qu’un souvenir. Le souvenir de celle qui vient de disparaitre de cet appartement en silence, après avoir écrit quelques mots sur un bout de papier trouvé dans le désordre de sa table de travail. Après avoir écrit donc un mot, rapide comme un éclair, « je m’ennuie avec toi, je pars donc, oublie ». Cette femme, Clara, lui a ordonné d’oublier, lui le responsable d’un ennui qui avait dû l’étouffer, au point de la forcer à vite quitter ce salon, cette cuisine, cette salle de bains, et ce lit dans la chambre, où elle paraissait bien s’amuser, bien se reposer, bien rêver. Clara lui ordonne l’oubli, voilà qui le perturbe vraiment. Est-ce aussi facilement possible, et surtout aussi facilement raisonnable, venant d’une femme trop grande dans son existence, trop belle, avec une voix venue d’une pays inconnu, un regard comme un écran d’une couleur si lumineuse qu’il était magnifique de se sentir tout entier plongeant là, dans une eau si étrangère. Non, merci du conseil, si jamais écrire un mot pareil peut être traduit comme un conseil. Non, il ne peut pas oublier ce corps, il veut tout à coup le tuer.

Il regarde ses pieds avançant l’un devant l’autre, et il ne sait pas comment réaliser ce nouveau projet, qui n’est pas un projet banal, un mauvais coup, peut-être le début d’une nouvelle existence. Il se dit qu’il faut se faire aider, la violence peut avoir des origines sourdes, il faut alors chercher d’autres situations synonymes d’abandon. Sa mémoire est fragile, il s’est bien débrouillé pour ne plus penser à la violence de certains actes. Occulter, comme on dit, les cicatrices de souffrances amères, occulter leur pouvoir malsain sur l’organisation d’un quotidien qui risque souvent de devenir étrangement tendu. Comme être enfermé dans un monde clos, mais confortable, et savoir respirer autrement. Il n’arrive donc à rien trouver de semblable dans le passé, rien d’aussi cruel que cette disparition, même conscient de n’avoir jamais eu une existence paisible.

Il faut donc tuer Clara. Il faut une arme, une bonne occasion, un bon reflexe, et en finir. Ce qui l’intrigue est bien de penser à tout cela, Après tout, il est un homme simple, gorgé de petites manies, comme celles de regarder avec un plaisir malin, jamais rassasié, des séries de films pornographiques, pour la sensation de se croire enlevé par les vagues chaudes d’un océan de râles et  de soupirs chavirés. Il en possède une belle collection, certains de ces films osés sont rares. Il se passait certaines séquences quand il croyait Clara endormie. Elle ne l’a jamais surpris, mais il reconnaissait l’ironie d’un soupir quand il se glissait rassasié contre elle.

Un drôle d’animal en fait. Un animal ne vit qu’au travers de l’expérience de ses instincts et de ses besoins. Lui peut se mettre à remuer comme un possédé par les affres de démangeaisons mystérieuses et après, parcourir l’appartement sans but, comme s’il était à la recherche d’un trésor, enfin, de quelque chose dont il aurait un besoin impérieux. Il lui arrive aussi de changer la décoration des murs, punaisant une image trouvée par hasard, satisfait d’une apparition essentielle tout à coup. Tous ces petits mouvements, pour finir assis sur son fauteuil, recouvert d’un velours vert fatigué, enfonçant profondément son corps dans la mollesse chaude de ce qui est devenu une étrange bouche accueillante. En compagnie, il ne parle pas beaucoup sans paraître occupé par une réflexion lourde qui lui demanderait  une concentration totale et exclusive. Il ne parle plus beaucoup, peut-être parce qu’il est arrivé à ne lus très bien comprendre la langue de ceux qui l’entourent parfois.  Il est assis et il cherche depuis longtemps à savoir ce qu’il représente dans la multitude. Il se voit quelques fois comme une bactérie tranquille qui nettoie bien certains organismes ou qui ne fout rien. Il serait donc présent, mais invisible, sans avenir d’être découvert, une bactérie inconnue qui ferait son bout de chemin sans véritable ambition. Son fauteuil finit pas être l’endroit idéal pour se laisser emporter par un flux de découvertes invraisemblables, le monde à découvrir est si immense qu’il en ressent les effets hallucinogènes comme les seuls bienfaits qu’il connaisse désormais. Il est donc souvent absent.

Clara est partie après avoir écrit ces quelques mots, et maintenant, il pense la tuer, et cela sans colère. Une idée comme cela, un moyen comme un autre pour effacer l’image de cette belle femme que visiblement il ne veut pas tout à coup partager avec d’autres. Puisqu’il est forcé de sortir de son autarcie inventée, il se résout à envisage cette possibilité, tuer Clara, comme une occasion d’entreprendre une nouvelle aventure qui le mènera certainement aux abords d’un autre précipice vertigineux. Il fait donc un effort et hier, par exemple, il s’est souvenu s’être demandé parfois, après la lecture d’un fait divers ou d’un roman policier, qui pouvait être vraiment un meurtrier ou plutôt, comment peut-on se laisser envahir et même submerger par une raison néfaste, et devenir un personnage sanguinaire qui ne sera plus que la proie d’une société écrasée par la peur du Mal.

Aujourd’hui, toujours allant et venant entre la porte du salon et la cheminée, la raison en question est officielle, Clara l’a quitté il y a quelques temps, sans chercher à lui offrir une défense, et faisant de lui un homme abasourdi, réveillé par la force étrangère et brûlante d’une décision radicale. Étrangère puisqu’il ne souvient pas d’avoir déjà connu le poids froid d’une telle avalanche, le laissant enfoui dans une masse glacée, état bizarre,  sans véritables désagréments.

Comme dans les romans, il détient donc un mobile. Cette femme s’est éclipsée un matin, abandonnant quelques petites choses, comme cette paire de chaussure en soie recouverte de minuscules gouttes de verre, des chaussures de théâtre pour une femme unique. Le silence est une écriture invisible, et le silence de Clara doit dire tout l’ennui, la désillusion peut-être, et l’embarras à rester là, dans ce monde, en compagnie d’un homme dont elle s’était amouraché dés le premier regard.

Peut-être faut-il aussi écrire l’histoire simple de la rencontre d’une femme remarquable dans la cohue bleutée d’un bar où tous voulaient se sentir enveloppés par l’insouciance. Et la traversée des rues dans la nuit, le poids d’une main fine et chaude au creux de sa  main, et le corps contre le corps, et la voix incroyable qui dit vouloir rester là, un moment, pour toujours.

Peut-être faut-il faire de ces chaussures sublimes les objets d’un rituel à inventer lui aussi. Et se contenter de rendez-vous où il ne suffira que de se prosterner nu et se mettre à se caresser en rêvant à l’odeur d’un corps aimé.

Il s’arrête un instant, son regard se projette dans le miroir, il trouve que sa tête ressemble à celle bientôt tranchée du condamne. Il sourit à cette idée, il va bien trop loin, tout cela devient grotesque, pas de chance d’émouvoir ou de faire rire. Il baisse les yeux vers son sexe et il a soudain l’impression que le compagnon de toutes ses entreprises lui sourit aussi, un peu bêtement (la seule inquiétude de cet énergumène qui le suit de partout est de ne plus pouvoir plonger les yeux fermés dans la moiteur suave d’une antre aussi accueillante, et de finir par très vite se nécroser, disparaître en un petit filin ratatiné qui ne servira plus à rien).

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