Georges Tony Stoll

La Maison

I

On parle de la maison et on dit qu’il est nécessaire de s’en construire une, avec le temps qu’il faut, mais de le faire pour avoir chaud. Et lui, il dit qu’il ne sait pas ce qu’est avoir chaud, quelle sensation, quelle odeur, quel son  pourrait changer son monde, quels corps, quelle intimité, quelle histoire et enfin pour qui.

La maison. En pierre. En bois. En feuillage. Toujours fragile.

Sa maison, elle est petite, juste la place d’une table pour manger, d’une chaise pour refaire son esprit, et d’un lit pour s’en sortir. Dans un coin, des cartons emplis de livres qui lui restent. Chaque jour, il déchire une page et la brûle pour le feu, manger, voir, fumer. Un pantalon, une veste pour sortir, une seule paire de chaussettes, pas de sous-vêtements, jamais, et des mocassins en daim marron qui ne s’usent pas. Quand il ne porte pas ça, il reste nu dans la maison. Parfois il sort la nuit et il fait quelques pas, et c’est bien. Quand il est nu dans la maison, il reste assis ou couché, il ferme les yeux et il tente de retrouver les images qui font plaisir, qui calment, qui brûlent sa colère, qui ne lui font plus rien. Il sait qu’il a encore du souffle et la couverture qui cache son matelas ne blesse plus la peau de sa queue quand il la frotte silencieux. Il est assis près de la table ou au milieu de la pièce, il compte les carreaux qui le séparent de la porte, la présence obscure des rainures en font des terrains de poussière graissée, d’eau sombre séchée et glacée, des sortes de terrains de jeux. Il invente cette alchimie pour donner un sens au sol, là où il pose ses pieds, sa vie dans ce lieu, tous les jours.

C’est de voyages dont elle se parle le plus souvent, de portes explosées, de murs défoncés rapidement, de traversées de halls, la tête cagoulée, une arme au poing. De halls emplis de montagnes d’or entourées de fondrières profondes, obscures.  Tirs à vue sur chaque être qui entrave une avancée certaine, comédie de massacre, tous se mettent à danser avant de s’affaler, tous regrettent, tous ne comprennent pas vraiment ce qui leur arrive, comédie.

La place où tous sont observés. Sa maison, elle serait plus haute que la taille de son corps, très haute, la distance parcourue par son regard qui va vers la limite du réel et qui alors s’échappe dans une histoire dont le récit lui suffirait pour un temps. Pas un palais, mais c’est difficile de l’éviter, un sanctuaire à l’image de son pouvoir, à la gloire de… Non, pas de gloire, seulement une folie aux fondations simplement surélevées, un étrange vide de pierre, pour se réfugier, se comprendre un peu mieux, et tant pis pour les ordures qui y seront entassées puisque c’est la vie.

Alors cette maison. Plus haute que sa taille donc, il doit être écrasé, et surtout, il doit donner l’exemple d’un individu bien malin pour être arrivé à se faire construire ce qui ressemble finalement à un gigantesque mausolée. Il est drôle celui-là, il ne rêve pas de pouvoir, il sait qu’il va mourir et qu’on oubliera jusqu’à son nom, son nom grisé et fendu par le temps et les aventures tordues. Il ne croit plus en l’avenir, il se dit qu’il va laisser un tas de pierres qui vont s’effriter. Il aura entendu des paroles d’admiration, puis de doute, puis de haine contre le déballage d’une fortune obscure. Et alors, il s’imagine vivant dans un édifice droit et austère, fier et silencieux. Il s’étourdit de sensations, il essaie, ferme les yeux, parcourt les distances, glisse sur les dalles et ne trouve pas ce qui devrait calmer son émotion. Dans ce vide tout à coup espéré, un ensemble d’arches et un rayon de lumière à la gloire de l’absence, pour ne plus mentir, mais pas comme un pardon. Toutes les questions, la même inquiétude, et pas un seul pour résoudre l’ambivalence du désir et du savoir. Tout le monde.

Il doit donner l’exemple. Il ne le croit plus parce qu’il a des secrets tendus, la crainte de mourir, et l’envie de plaisirs qui l’étourdit. Et l’oubli, et l’échec, et la révolte, et la consigne de s’en défaire de cette perte, et voilà où il en est.

Des jours, assis contre la porte fermée de la banque. Il ne se souvient plus de rien, il se pisse dessus, il se fond dans la tiédeur mouillée du pantalon, il se met à bander, il rêve à ce qu’il pourrait mettre en ordre dans l’urine et il reste seul. Il se met alors, et chaque fois il fait la même chose, il se met sur le côté et pose sa gueule dans l’empreinte humide de ses fesses. Il ferme les yeux.

Son pantalon sèche. Il veut faire une image qui devienne le résumé de toutes les images qu’il voit là, à ce moment là, l’image de tous ceux qui existent et qu’il ne connait pas, et qu’il connait, dont il connait le labeur acharné, se lever et garder la tête haute, trouver la voix, partager cette voix et tenter encore le coup. Une seule image, du kilomètre le plus lointain jusqu’au fond de la prison la plus proche. Ils sont tous là. Il se lève et il reprend la route sans chercher vraiment un coin où se reposer et construire autour du corps une enceinte, recouverte peut-être avec ce qui peut ressembler à un toit.  Tous les coins sont ses maisons, il sait les aménager proprement.   Il se fout de la lumière grise sur la ville et ça depuis longtemps.

Tout près, une évidente barrière signale le point du non-retour. Elle, elle marche comme tout le monde. Le mieux est dans le désert, un seul son de pas, un seul signe de vie, une seule ombre, et un seul être attendu par les vers. Un seul choix, clair comme le bleu du matin au moment où tout commence.

Elle est perchée sur une poubelle qu’elle a renversée et qui lui sert d’abris, elle a appris les manigances d’une contorsionniste et elle arrive à dormir presque debout les membres noués et ça le fait.

Là, elle veux parler de ce qui  mais rien ne sort de sa bouche, aucun son. Il (elle) a mal aux dents aujourd’hui, il (elle) ne s’en est jamais occupé et il (elle) en paye la note. Aucun son. Il (elle) bouge les bras, il (elle) prend position, et il (elle) sort de sa poche un rasoir long. Il (elle) s’entaille le cou, les poignets, les joues. Ca a l’air de faire plaisir au petit groupe d’êtres qui l’entoure. Il (elle) est très bien dans le rouge, on le (la) voit bien de loin, et on s’intéresse à ce cas, même s’il n’y a pas de retour possible. Un autre spectacle vivant.

Le lit reste froid et ça depuis longtemps, la première nuit où il est venu et où il a dit  » voilà ! j’ai choisi de ne plus faire à manger ! je suis une tortue ! j’ouvre la bouche de travers pour respirer, pas parler, je n’ai plus de dent!  « . Il voulait se séparer de tous. En cherchant cet endroit, il se racontait ce qu’il j’avait entrepris, les leçons, les répétitions, les tentatives dans les corps d’inconnus, mêlé aux odeurs, même des cris, même des échauffourées parfois sanglantes. Mais aussi,                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         les longues conversations, les voyages dans des pays-mirages, les langues disparues, les gestes sauvages, encore des cris rythmés aux sons d’instruments faits de brindilles séchées. Et puis, les heures de patience à espérer que la vitesse des mots enveloppent son corps comme une tornade et l’attire vers l’infini, plus loin, plus loin de tous. L’histoire, c’est eux qui l’ont transcrite dans sa peau.  Et désormais, s’il reste enfermé nu, des jours sans lever la tête vers l’horizon, c’est bien pour se la refaire cette peau, à nouveau, pas prête d’être touchée, même pas pincée, même plus tannée par les coups, mais tranquille. À force, il a transformé, mélangé, et il est parti au début pour de nouvelles fins où personne ne perd ou ne gagne, il invente. C’est bien ce qu’il se disait en cherchant cet endroit, son repère, sa  cellule, sa maison.

Elle a mis en place face à face deux frigidaires qu’elle a peint en orange. Personne ne peut voir les deux corps qu’elle a placés il y a quelques temps à l’intérieur, les deux corps nus et silencieux. Ils n’ont pas beaucoup souffert, elle est rapide et surtout efficace quand la coupe est pleine. Elle est satisfaite de la disposition des deux frigidaires dans le jardin en face de ce qui est maintenant sa maison, satisfaite de leur hauteur, de leur volume, et bien sûr, de leur nouvelle couleur. Elle est désormais confiante…


II

Il se laisse faire. Parfois, il tourne la tête vers la porte et il croit y sentir l’existence d’un être qui reviendrait lui rendre visite et jauger son état, sûrement vérifier la crasse, où elle est la plus obstinée. Mais où ? Le sol, le plateau de la table, toute la vaisselle entassée dans l’évier, la petite montagne de linge dans la salle de bain, jusqu’à la grisaille du teint de son cou ?

Il n’a aucun moyen de prévenir une quelconque apparition. Il pourrait certainement construire des systèmes invisibles à l’œil qui auraient la fonction de le rappeler à l’ordre à la moindre approche d’un être connu, un père, une femme quittée, un ami trahi il y a longtemps, des êtres venus de loin, loin. Il peut rester un long moment à tendre les oreilles et imaginer ce qui va se présenter. Il raidit son corps en entier, il cache ses mains entre les cuisses, les deux pieds enlacés, il ne bouge plus, respire très peu, il devient un autre meuble de la seule pièce de sa maison. Et ses yeux s’éteignent de fatigue, fixant la poignée de cette porte blanche comme si la moindre tentative d’ouverture allait devenir le pire des tremblements de terre. Allez ! Une fois encore, écrasé sous la pierre de la mémoire et pas mourir, il a encore du travail à faire pour s’en sortir !

Il y a des jours où l’attente arrive deux fois, parfois trois, le matin surtout et en début d’après-midi, jamais la nuit. L’attente arrive  alors qu’il n’a rien à faire de spécial. Pourtant, il est organisé pour savoir quand se lever, boire plusieurs fois du café, fumer un peu, se recoucher, se toucher, dormir, laver une assiette, changer la place de la table, s’étendre sur le sol pour se rafraîchir le dos et moins se gratter. Mais quand cela lui prend, il le voit bien ce corps bougé derrière la porte, venu le chercher pour le ramener à ce point de départ qui est devenu un lieu flou. Il le voit sérieux, fier d’une mission, pressé même de l’emporté. Il pourrait devenir aveugle et le voir aussi.

La trentaine de sacs en plastique noir qu’il a agrafés sur le mur de sa maison qui la sépare du joli parc, où il n’erre jamais, est bien une des preuves qu’il fait son travail. Il n’y a rien à l’intérieur des sacs. Ce n’est pas à lui à les remplir. Il ne faut pas les remplir. Ils sont plus beaux vides…

Jamais la nuit.

Là-bas, il est adolescent, il monte aux arbres, il monte à un arbre, le sien,  un pin géant dont l’ombre recouvre la maison des parents d’une ombre qu’il trouve magique. Il monte à l’arbre après s’être frotté contre lui, il l’a vu faire sur une photographie trouvée dans un magazine. Il monte, chaque branche est la marche d’un espalier solide supportant bien le poids de son corps agile. Il monte et il finit par s’assoir presqu’à la cime, là où il finit toujours son assencion. La maison est plus petite, même si elle lui apparaît encore comme le coffre fort dans lequel on ne s’arrête pas  de l’enfermer la nuit venue. Il bande encore, sa queue saigne, et Il se dis, et ça lui fait du bien, ça le fait rire, il se dis que chaque goutte de sang donnera un garçon comme lui et tous seront des sortes de machines carnassières qui commenceront par faire exploser le coffre fort, réduit alors en miette, et fileront à travers champ jusqu’à la route nationale qui mène n’importe où, comme dans un film parfait, et c’est bien…

Il ne fait rien de ses mains.  Il y a toujours des victimes sur cette Terre, et alors comme les autres, il les broie, il les dépèce, elles ne ressemblent à plus rien d’humain, et il jouit. Il est seul et quand il le veut, il le sent entre les cuisses, apparaissent des ombres tactiles qui se répondent dans la jouissance par des bruits simples, rires, soupirs, paroles de demandes, et parfois des aboiements. Comme les autres, ceux avant lui et autour de lui, il les torture puisque c’est autorisé, et  il le fait. Ah, oui !

III

Bono

…fera chaud dedans… fera chaud… comme dans le dedans… (silence)… passe à droite, puis à gauche, s’en va tous seul vers le fond du terrain, là-bas, loin, loin des autres joueurs… il s’envole et gentiment marque son septième but et toujours gentiment, il va saluer la foule, leur envoie des baisers, se laisse monter dessus par ses camarades… sourit… savoure… Antony, dépêche toi !…( je me mets à chanter fort)… donne moi tout ce que tu veux ! je suis à toi!… (je me redresse et regarde mon travail)…  l’autre fois, il a dit  » le pays le plus grand du monde! et même de la terre! et même plus grand que les étoiles qui nous regardent, même mortes les étoiles, même mortes elles nous observent pour voir si on s’en sort bien ! même à des années lumière, elles voient qui nous sommes ! »…  c’est ce qu’il m’a dit, avec sa voix qui vient d’une caverne, elle me hérisse tout le temps, mais bon, il a raison, les étoiles voient que je suis en train de me le faire aussi mon pays et je suis content !… (je reste un instant sans bouger puis je reprends mon travail)… pas de scotch blanc pour la faire la limite… du gros… on en vend du gros maintenant… pas demander de l’argent à l’assistance sociale et expliquer que c’était pour me construire mon pays et ils me l’auraient donner cet argent parce qu’ils aiment quand on arrive dans leur bureau et que l’on dit que l’on a envie de faire quelque chose!… quoi ? et bien mon terrain de jeux, mon territoir e!… c’est courageux et profitable…  je n’aime pas le plastique et surtout pas le plastique qui colle aux doigts, sous la semelle des chaussures… impossible de s’en débarrasser et il faut se baisser et il s’agrippe aux phalanges et après, on s’énerve et après on vit avec le morceau jusqu’à ce qu’il s’épuise et qu’il se détache… on abandonne… (silence)… l’autre jour… l’autre jour…(silence)…  il fait ses murs à la main ! j’aime pas travailler avec mes mains !… je préfère ne rien dire !… (silence)… attaque ! baisse le rideau ! c’est plus sûr ! on est là, tranquilles et si une seule personne essaie de franchir cette porte, celle-là, cette porte-là ! tu écoutes ? celle là ! si on essaie de la franchir, tu sauras quoi décider, hein ? oui ? oui ? hein ?… (silence)… pas de musique forte par ici !… et ban !… j’avais commencé à me faire une muraille avec des journaux, pas très haute, mais une sacrée quantité quand même… par dix, je les portais par dix, par vingt… des tas… pas le temps de lire… pas lu…(silence)… mais ce n’était pas assez solide… il a dit, il a dit avec la main c’est mieux…  je ne sais rien faire de mes mains… c’est pour cela que j’ai pensé à la peinture… c’est avec la main, hein ?  ma main, celle –là !… alors, Antony ? il s’y est mis ? il est satisfait de lui ? il se le fait ce pays, hein ?… (je m’éloigne de la ligne lentement, fatigué, en regardant mes pieds)…  non !… tranquille… rien faire… rien à en dire de plus… plus et plus… (silence)… je vais me mettre à travailler pour remplir… pour remplir mon corps… est-ce qu’il faut trouver, je veux dire, est-ce qu’il faut être entouré d’êtres qui me ressemblent ? enfin, comme moi ? des frêres ?… non ! alors non !…une armée? un chef? une grande armée?… une armée?… populaire ? des combats ? (silence)… les femmes qui donnent une pièce… aimeraient me prendre dans leurs bras… (grimace)… pour me reposer, Antony ? tu ne fais rien, Antony, tu ne fais rien et tu as besoin de repos ?… la ligne blanche!… tu veux les tuer ces femmes, hein Antony ? tu veux t’en défaire de leur… la femme, celle-là ! elle ! avec des cheveux courts ! je suis sûr qu’elle les teint en roux ! cette couleur ne m’effraie pas ! cette couleur ne me fait rien !… elle s’approche quand elle donne les médicaments… loin de… elle pue… les médicaments pour la toux et la crème pour les jambes… elle pue !…  elle parle trop doucement… alors, trop fort… pas elle… le saignement du nez, je suis habitué…je ne peins pas très bien… je mets du temps… c’est long… c’est… c’est utile pour toi, Antony! n’en fais pas une histoire! regarde autour et  après, les autres le disent,  tu ne peux plus rester stérile… il y a du temps pour tout… il y a du temps pour se reposer… (je m’arrête et me couche un peu en avant)… c’est vrai !… des fois… un peu de patience… une fois tous les mois… une fois de temps à autre pour que je sente… (silence)… clarté… alors, j’entends, pas encore pour moi, mais j’entends devenir… futur… non ! avenir ! il se penche vers moi et lentement, je ne suis pas sourd mais lentement, il dit « avenir »… le sien ? mon avenir ?…pense à ton avenir ! tu es grand et tu es seul vers… vers solitaire… pas vrai… pas dedans… (je reprends mon souffle, je ferme un instant les yeux, voilà ce qu’il faut faire pour reprendre son souffle, c’est un truc, comme au théâtre)… cette semence donnera un jour des hommes et des femmes forts et prêts à défendre leur honneur…(je m’arrête essoufflé, puis je me redresse et me remets à peindre)… je vais finir ce travail pour être chez moi… aucun objets et surtout une idée… là, dans la tête… un devoir et je me sentirai fort… un éclat de miroir, par terre ! il suffit de se pencher discrètement et après… (je regarde ma main et ne souris pas)…ce sera un chevalier !… (silence)… lui, il connaît tout!… il a lu, il est aller au cinéma… j’ai bientôt fini et je pourrai être Antony qui a fait son devoir… un bon exemple, Antony! tu es un bon exemple ! oui ! là ! et là !… fais le savoir !… tu es allé au lycée… (silence)… tu as du travail mais c’est le bonheur !… tu banderas et ça aussi t’occupera !… (je peins avec difficulté, prêt à m’allonger sur le côté. je résiste)…  j’ai envie de dormir… (je tombe à la renverse, le pinceau à la main)…

Tout est là, dans cet endroit-là, dans cette vie-là.

 

IV

La journée est claire, on n’entend pas de sirène, les flics sont en grève et pourtant, personne ne bouge, n’en profite. Elle est sortie et retournée aussitôt, gênée par le silence qui règne dans la rue. Elle se dit qu’elle est bien protégée quand elle voit passer au ralenti au carrefour près de l’endroit où elle habite, une ou deux voitures de police, hommes et femmes en uniforme, chapeautés de travers à cause de la chaleur et avachis sur leur siège en skaï, mais cela ne fait rien, ils sont par là et elle leur sourit. Elle se touche un peu à travers le trou qu’elle a fait dans la poche de son pantalon, elle se touche un peu en spectatrice d’un combat qu’elle imagine, espère peut-être, les policiers cachés derrière leur voiture, face à des malfrats téméraires, toujours fiers de l’audace de leur coup, dissimulés eux derrière de minces arbres, les blousons pleins de fric, le regard direct. Les policiers n’y arrivent pas, ils tirent au hasard, se gênent, courent sur place pour vider leur inquiétude, et leur besoin alors de tous les descendre pour éviter leur massacre. Ceux d’en face s’en sortent, prennent la fuite et disparaissent dans la foule, reprenant leur souffle plus loin, riches et confiants. Ou alors, dans l’autre version, ces bandits modernes se font avoir, et le sang coule sur le trottoir, et les enfants qui passaient par là regardent les corps raidis par l’action, pris d’effroi ou d’envie, un monstre est un héros qui fait la nique aux lois et aux parents. Les deux fins de ce petit film sans importance lui plaisent. Elle rentre chez elle et une fois nue, une fois vidé de l’étron qui la troublait depuis le lever, elle refait le combat entre la table et le lit, une fois flic, une fois gangster et elle jouit.

Assise sur la chaise, elle regarde la raie de lumière qui longe le rideau noir, celui de la petite fenêtre de gauche et elle attend que la nuit tombe pour ressortir. Elle ne veut pas vraiment se sentir protégée par les flics qui s’ennuient, avachis sur des banquettes en skaï, mais elle ne trouve qu’eux pour tenter de ressembler à tout le monde.

Il est assis sur une longue table en formica qui est la table de la cuisine. Il porte une chemise rayée de blanc et de bleu, une cravate bleue, il porte une veste bleue et il est nu à partir de la taille. Il se masturbe. Le soleil qui passe au travers de la grande baie vitrée fait rougir son crâne rasé. C’est bien cette chaleur qui brûle, qui raidit sa queue…


V

Il se dit, et pas souvent, qu’il faudrait que le plafond de sa maison, la vraie, soit bien plus haut que l’imaginable. Il se dit que c’est un souvenir de livre, certainement des aventures lointaines, le jeune homme doit apprendre et ne peut qu’entrer dans des châteaux, forteresses, cathédrales, temples, où certains l’attendent pour une nouvelle épreuve. Son corps ou son esprit changeront, il perdra de son arrogance ou ses croyances, il baissera la tête et entendra la loi. Oui, mais les mots s’étirent entre ses souvenirs et les traduiront en indélicatesses, il se sentira faible et avouera qu’il ne savait rien.

Il se met à voir d’autres images et il se dit que faire croire qu’il faut souffrir pour devenir un saint n’est pas bien. Voilà, il ne décolle pas de son lit, ni de sa chaise quand il se sent pris par ses anciens ennemis, il s’enfonce, pas en souriant, pas les yeux embués de joie.

Ou alors, le plafond plus haut, c’est seulement pour ne plus voir la fin, plus les têtes dessinées en vraie, les bouches ouvertes et le souffle qui balaye ses cheveux de honte. Ceux-là, ceux qui le poursuivent, le traînent en justice comme un paria, ceux qu’il a liquidés pour le plaisir, pour narguer les craintifs, ceux-là restent près de lui et lui rappellent qu’il est petit, aussi petit qu’un instant de repos, le corps vide de sens, rare moment.

Alors, cette maison haute pourrait devenir un cimetière plein de noms qui ne pourrissent jamais. C’est pour cette raison qu’il baisse la tête vers le sol. Il les entend et il ne fait rien.

Il va écrire en lettres de néon IL FAUT TUER TOUS SES CHERIS. Il doit trouver l’argent. Il doit trouver le mur.

Les flics sont en grève depuis un mois maintenant et il y a une bande de chiens qui se sont installés dehors, devant sa maison et ils pissent contre sa porte. Quand elle sort, les chiens ne se dérangent même plus et n’essaient même pas de pénétrer à l’intérieur. Pourquoi restent-ils là?

Elle est pauvre. Elle est arrivé à être pauvre.

Il y a des magasins de nourriture tout au long de la rue, le nécessaire et le superflu, des tas, des tas de restes aussi. Les odeurs viennent jusque dans sa maison et elle sait que cette opulence lui est interdite tant qu’elle avouera ses crimes. Elle respire fort et tente de penser qu’elle n’est  qu’un animal qui a besoin de très peu, décortiquer simplement une pelure d’orange de son film laineux et sucer l’amertume douceâtre du fruit, oui, c’est bien cela, un zeste d’orange sous les dents. L’eau colorée de la rigole, le corps tendu pour boire, vue de personne et rassasiée.

Cette nourriture, elle l’a oubliée, elle n’en rêve pas, elle n’en veut pas.


VI

J’avais commencé à collectionner tout ce qui me tombait sous la main, une vraie collection de découvertes intimes, des objets qui m’appartenaient parce qu’ils arrivaient entre mes mains. Je ne faisais pas de gros efforts, je me penchais, je fouillais, je volais, je n’ai jamais rien demandé. Je n’en parlais pas, je le faisais. Il arriva un jour où j’entrepris de me construire une maison en entassant scrupuleusement, régulièrement comme d’après un manuel, en élevant des murs et un toit faits de tous ces objets qui pouvaient se mélanger grâce à mon industrielle énergie, s’imbriquer les uns aux autres sans résistance, tout en réalisant des sortes de damiers de couleurs et de matières différentes, le papier devenant ciment, le plastique protecteur et réjouissant, et le fer et le bois réconfortants. Cette maison fut terminée au bout d’un mois tellement je disposais de matériaux. De la route, on ne remarquait qu’un tas d’ordures, une sorte de décharge organisée pour ne pas trop déplaire au paysage, un cube aux arêtes molles mais réelles qui au lever du jour, devenait une sorte de temple gris et solide et à la tombée du jour, un des éléments d’un mirage qui disparaissait avec la nuit tombante. Moi, il m’arrivait de m’asseoir un peu plus loin et de me complaire dans la satisfaction d’un travail instructif et bien accompli. J’étais fier de cette maison mais ne voulais pas entendre de la part d’étrangers la moindre question quant à la difficulté de cette épreuve, la résistance des matériaux, le confort, le désagrément des odeurs de matières plastiques brûlées par les rayons du soleil, ou le bruit incessant des moteurs qui circulaient à longueur de journée sur la route proche. J’étais confiant et solitaire.

Je me suis mis à meubler ma maison, à voler dans des hangars un réfrigérateur, une cuisinière en fonte, un lit à deux places avec son matelas en coton et ses draps bleus ciels, une lampe de chevet et un poste de radio à pile. Je ne faisais rien à manger, seulement dormir et regarder ces murs. Justement, c’est peut être parce que je n’y vivais pas vraiment que j’ai commencé à penser, à rêver, à m’ennuyer, à retirer un premier magazine du mur qui longeait le lit pour en découvrir les images et lire le texte des articles, puis un autre, puis un avion de couleurs rose et mauve pour me faire une guerre d’enfant, un verre jaune pour un  refuge anti atomique, un soldat pour le caresser, un voiture pour m’enfuir, un autre magazine pour me détendre, une grille d’égout pour me défendre, et à tel point, que le désordre s’installa à l’intérieur, que l’air frais s’engouffra de plus en plus violemment, que le toit vacilla et qu’un jour, je me suis réveillé entouré d’une horde de flics qui demandaient en répétant doucement ce que je faisais allongé nu sur un lit, enterré sous un tas d’ordures, trop près des quartiers résidentiels, pas assez loin de la ville, pas assez près du désert. Surpris et enseveli, je leur ai répondu que décidément je ne pouvais rester en place quelque part, j’avais tenté le coup avec cette maison. Et c’était vrai qu’elle valait le coup d’oeil de loin, je l’avais voulue sobre mais princière, altière, un monument quoi, un monument à moi, l’image de ma curiosité.

Je suis reparti sur la route après m’être échappé du poste de police où personne ne s’occupa de moi.

Elle se dit qu’il faut verser du grésil contre la porte pour faire fuir les chiens mais elle sait que seuls les chats ne supportent pas cette odeur.

Elle ne fait rien depuis trois jours, pas levée de sa chaise, et dehors tout est en ordre. Elle le sait puisqu’elle entend la radio des voisins, ils la font hurler. Ils se mettent à leur fenêtre et ils disent bonjour en souriant à ceux qui se promènent, ils répètent les spots publicitaires, ils grossissent les informations, ils grossissent, ils ne pourront plus bientôt se tenir tous les deux dans l’embrasure de la seule fenêtre de leur petit appartement. Elle ne le verra pas, ils sont déjà loin dans son esprit.

Elle a des fourmis dans les pieds mais elle n’arrive pas pour le moment à les séparer. Ellle se penche et elle leur demande de lui faire confiance, elle y parviendra. Pour l’instant, il y a crise. Et elle attend sagement que dehors il recommence à faire plus sombre pour essayer une fois encore de se fondre dans les rues et recommencer à regarder, rien de spécial, regarder.

J’ai trouvé et ai demandé à cinquante et un hommes de se présenter à l’heure dans ma salle où j’ai disposé en ligne, côte à côte, cinquante et une chaises en plastique beige. Je leur ai dit de se mettre  face à chaque chaise, de se déshabiller, de déposer leurs vêtements sur le dossier, de s’y asseoir. Je cache leur tête dans un sac en plastique noir. je ne suis pas content de ce que je vois. Je vire les hommes, ne conserve que quelques vestes, anoraks, hauts de survêtements…

Elle reprend.

Pour bien voir le monde, il faut voler. C’est un jeu d’enfant, c’est pas trop sérieux. De sa chaise, c’est suffisant.


VII

Il n’y avait pas beaucoup de temps qu’il traînait dans la région, depuis le début de l’hiver. Il s’était dit qu’il ferait moins froid par là et il était descendu dans le sud. Il m’était trompé, c’était pire que nulle part ailleurs. Il ne pleuvait ni ne neigeait ni ne gelait, seulement l’air était sec et glacial, une lame de rasoir, le corps confiné dans le ressac constant des grelottements, des reniflements, des crampes qui bloquaient toute volonté, les doigts comme des tiges stériles, les pieds comme des socles de béton trop lourds à bouger.

La maison qu’il occupait n’était qu’une cabane de bois dur et résistant, au sol presque blanc, presque la couleur du coeur, nervuré en lignes noires et pleines, au toucher poli, comme si ce bois était ciré jour après jour par des mains attentives et patientes. Il pouvait rester des heures coucher sur ce sol, caressant cette douceur incongrue dans cet endroit si perdu, passant sa langue sur les noeuds épais, sources des circonvolutions sombres et tremblées, reniflant de probables odeurs de pieds nus, chauffés par le travail, des pieds d’hommes qui ne parlaient pas, tellement épuisés. Il n’imaginait que des morceaux de corps et seulement des hommes. Il n’y avait rien de féminin, aucune trace. Des tas de journaux pourrissaient dans des coins. des lignes de graines rouges pour les rats couraient le long des quatre murs, trois poêles rouillées, trois verres, trois assiettes et pas de couverts, pas de table, pas de fourneau, pas de chaise. Seulement un lit à deux places dont un des pieds était soutenu par deux tasseaux de bois finement coupés, un matelas taché de pisse et de sperme, un trou dans l’épaisseur dont la circonférence parfaite avait été souligné au stylo noir, un trou de cul ou  l’oeil d’un diable qui avait vécu un moment dans ce lit. Lui, il passait le doigt, pénétrait à l’intérieur du coton filandreux et durci par la jute. Lui, il ne se servait de rien, il s’allongeait sur le matelas enveloppé dans sa couverture. Lui, il ne faisait pas l’amour au matelas, il n’avait envie que de dormir. Il n’avait rien dans la tête de bien émouvant, il avait sûrement peur pour la première fois de perdre sa queue, non, pas la première fois, il n’avait pas simplement  ressenti l’inquiétude d’être châtré depuis longtemps.

Il restait soit allongé sur le matelas, soit sur le sol, assis près d’un des tas de journaux qu’il ignorait, et il lui arrivait de se servir des graines rouges, celles qui tuaient savoureusement les gros rats, pour écrire une  phrase, par exemple « oh là, là ! il fait froid ! » ou bien « que font les rats pour ne pas se faire avoir ? », ou bien « lève toi et marche encore plus vers le sud ! », ou bien « bientôt l’heure de dîner ! ». Et, l’homme entra. Il l’avait entendu, il avait entendu des pas sur les pierres glissantes de la petite montée. Il n’avait pas fini la phrase, il ne devait pas lever la tête, il savait que personne de la ville ne viendrait se rendre compte si le froid l’avait pris, il n’avait aucune raison d’être inquiété, il n’était de toute façon inquiet de rien. Et l’homme entra. L’homme hésita, surpris par l’obscurité de cette pièce sans fenêtre. Puis il s’habitua, il referma la porte et il trouva dans la pénombre le lit, il s’y allongea et il se mit à ronfler très fort, comme un sanglier épuisé, le souffle régulier et violent. Lui s’est alors couché au milieu de ses petits tas de graines et il a fermé les yeux en se disant qu’il allait se réveiller aveugle, sourd, muet, et même paralysé, et que l’homme, l’individu, l’inconnu, l’étranger ne supporterait pas de partager l’endroit d’un infirme avec lequel il serait forcément difficile d’entreprendre une quelconque aventure. Mais il n’a pas dormi, il a veillé.

L’homme avait un sac qu’il avait posé près du lit. Quand il se réveilla, il en sortit une torche et il balaya la pièce rapidement. Il rencontra ce visage qui le regardait, il l’aveugla un moment, puis l’abandonna. Et il se mit à fouiller dans la profondeur du sac en tenant la torche entre ses dents. Il y trouva un réchaud, une petite casserole et un paquet de café. L’homme se leva,  sortit, et revint avec de l’eau puisée dans le petit ruisseau de l’autre côté de la route. Il laissa la porte ouverte, prit le réchaud, l’alluma, posa la casserole au dessus de la flamme bleue, retourna sur le lit et il attendit en silence. Lui était assis en tailleur et il se touchait à l’entre jambe, nerveux et aussi silencieux. L’eau se mit à bouillir, l’homme se  releva, fouilla à nouveau dans le sac, sortit une tasse en plastique blanc. Il se retourna vers le réchaud et se prépara un café qu’il but d’un trait. Il laissa tout en état, la porte ouverte et le réchaud maintenant éteint, la tasse de plastique posée sur le bois du sol, il s’allongea et il s’endormit. Lui décida de ne pas se traîner jusqu’à la tasse pour laper les dernières gouttes brûlantes, car il désirait rester invisible. L’homme avait dû le voir comme une statue faite dans le même bois que le sol et les murs, rayé de meurtrissures pâles, une statue à la grosse tête, trouée d’yeux énormes et grotesques, aux lèvres serrées, une tête si grosse qu’elle faisait de son corps celui d’un jouet bizarre, abandonné dans l’obscurité solitaire de cette cabane, avec les journaux et le matelas, et les rats.

Il finit par m’endormir, bercé par la respiration régulière de l’inconnu, plus calme et reposée, interrompue par le souffle de mots prononcés entre les lèvres, un rire éteint, un long étirement, un pet attendu, le frottement d’un pied contre le matelas, et le silence.

Il se réveilla engourdi par une crampe qui bloquait sa nuque, et l’air froid qui raidissait son corps. La porte était ouverte et l’inconnu avait disparu. Il se leva et alla s’asseoir sur le lit, tendre la main et sentir un reste de chaleur. Il posa la tête au centre du matelas et ferma les yeux pour un temps court de repos. Mais il sentait la présence de l’obscurité, pour la première fois depuis son installation dans cette cabane, liée à l’odeur âcre d’un corps étranger et muet. Il se leva alors et resta un instant debout. Il finit par bien arranger le col de sa veste, il étira ses bras et son dos, et il sortit, chercher la chaleur d’un éclat de voix, fumer une cigarette, inventer l’histoires de ceux qu’il allait croiser ou aucune histoire. Il ne pouvait plus rester dans cette odeur qui ne lui appartenait pas. Il  partit en courant…

Lui, il n ‘est pas aveugle. Voilà ce qui est certain.

 

VIII

Il faut toujours un temps pour être sûr de l’emplacement juste de chaque élément du décor, pour que ceux qui entrent puissent saisir la signification de l’organisation, entre la porte et la fenêtre, sentir tout d’un coup l’importance de la lumière naturelle le long du jour par exemple. Elle, Elle a vendu hier tous les meubles qu’elle avait achetés, trouvés, dont elle avait hérités, ne gardant que le matelas. Elle les a vendus en bas de chez elle, et c’est un couple jeune qui a tout acheté, après avoir écouté l’histoire vraie de chaque chaise, fauteuil, canapé, bibliothèque, table. Elle avait envie, hier, de raconter des histoires.

Il y avait encore ce bruit dehors, de l’autre côté de la porte. Il ne s’était toujours pas levé et  rapproché du son bizarre, et il n’avait pas tenté de le reconnaître pour le situer, et ainsi savoir de quel mécanisme il était issu. Il aurait pu se sentir alors moins poursuivi, envahi, et donc avoir moins peur. En fait, il ne ressentait qu’une inquiétude légèrement tendue, et cela seulement à cause de la curiosité qui le poussait dans d’autres occasions vers des situations qui au bout du compte n’étaient souvent pas spécialement drôles d’ailleurs. Ce bruit avait l’air de lui permettre de penser à quelque chose.

Mais il se disait, il était sûr que ce bruit émanait d’un mouvement produit par un homme qui rodait près de la porte de sa chambre, une porte faite dans un bois grossier qui n’avait pas l’air très solide, comme le reste du bâtiment qui lui était apparu bien vétuste quand il avait enfin trouvé le seul hôtel de ce gros bourg dans lequel il était arrivé par hasard.

Il se racontait alors,  dans le lit petit et pas propre, dans lequel il n’arrivait ni à dormir ni à se vider les boules, comme il lui arrivait souvent de le faire quand il sentait son âme subitement vidée de toute émotion,  il se disait  » c’est un homme qui mâchouille… un bout de bois… un de ses doigts… le doigt d’un autre… voilà, c’est un homme qui ronge entre ses dents un cubitus ou  un fémur et en arrache les lacets de chair poreuse ! ». Et un peu plus tard  » pourquoi a-t-il choisi la porte de cette chambre, pourquoi a-t-il choisi ma porte pour mastiquer solitairement ? ».

Il ne connaissait encore personne, n’avait été vu que par de rares ombres croisées dans la rue depuis son arrivée dans le gros village au fin fond de cette région du Nord abandonnée dans le silence des usines et de la solitude du souvenir de temps meilleurs. Dans le bar de l’hôtel, deux ou trois hommes l’avaient regardé comme un nouveau qui n’avait rien de particulier, pas de vêtements bigarrés ni sales, pas la tête caractéristique de l’inconnu qui débarque inopinément de la ville, avec l’arrogance mielleuse de celui qui se retrouve au milieu d’indigènes. Non, ces hommes l’avaient regardé comme un étranger dont il fallait peut-être s’habituer. Ils avaient dû remarquer sa chevelure tondue qui faisait ressortir la rondeur parfaite de son crâne et la petite cicatrice sur le devant, qui lui donnait un air de parachutiste. Ils avaient dû être vaguement surpris par cette tête de combattant désœuvré.

Maintenant, dans ce lit, il attendait. Le type, dans le couloir, continuait.

Il se disait qu’il devait ouvrir la porte et lui parler, l’inviter même à entrer, et l’empêcher ainsi de bruisser avec sa bouche, ce son visqueux était insupportable. Mais lui parler de quoi ? De cette occupation, le mouvement des mâchoires grisées par la répétition ? De la disparition de  filaments coincés entre les dents par la mise en route d’un système de flux saliveux sonores, l’esprit absorbé par un but salutaire et alors la tête vidée du doute, de la peur, de la rancœur qui l’étouffaient certainement ?

Si l’inconnu derrière la porte mangeait donc officiellement un autre homme, un parmi d’autres ennemis, le corps de celui qui n’avait pas de visage parce qu’il ne parlait pas ou très peu, qui n’avait pas donné et au contraire trop demandé, un homme qui apparaissait comme un être simple alors qu’il possédait dans son esprit les armes les plus cruelles, si l’inconnu derrière la porte avait mangé tout le corps de cet homme sûrement méchant, voulait-il ainsi se délivrer d’un pouvoir qui faisait de lui un prisonnier avachi ? Il avait dû commencer par les pectoraux aux formes voluptueuses, continuer avec la chair pulpeuse des biceps, la générosité des cuisses et des fesses, la délicatesse du goût de la queue, et maintenant,  finir par ronger le deuxième pied, ce qui devait lui offrir un plaisir gustatif presque délirant, vu l’attention précise qu’il offrait à ses mâchoires.

Une fois l’individu devant soi, il aurait fallu donc écouter cet homme raconter toute son histoire qui l’avait transformé en cannibale,  tout cela pour une simple question de vengeance, et l’avait amené derrière la  porte d’une chambre d’un hôtel miteux, mais où il pouvait encore un instant s’enfermer dans ce plaisir peut-être miraculeux. Fallait-il entendre un tel récit pour qu’il cessa enfin de se donner l’illusion d’une dégustation certes funèbre mais libératrice, et ainsi disparaître de ce couloir et de sa lumière vraiment désolée ?

Mais pourquoi ne pas imaginer une réalité plus simple et plus normale, pourquoi cet anthropophage ne mangeait-il pas un beau corps agréablement musclé qui lui offrait une armature charnue et ainsi appétissante ?

Il se demanda alors, avec cette inquiétude toujours pleines de doutes qui étaient comme des flèches se plantant dans la peau dure de son ventre, pourquoi avait-il pensé, alors qu’il tentait de situer le lieu d’origine de ce bruit certes particulier, à la bouche d’un homme qui mâchait de la chair humaine ?

Et puis, il se dit qu’il ne saurait pas comment lui répondre, si jamais l’inconnu avait besoin d’une quelconque aide, et qu’il fallait donc le laisser faire, et rester tranquille dans ce petit lit et penser à autre chose, rêver même à une vie meilleure.

Derrière la porte, le bruit, martelé, régulier.

Il se répétait « laisse le faire! il va se fatiguer ! ».

Il disait aussi à voix basse « je vais attaquer et il ne me cherchera plus ! ».

Il arriva à s’endormir et se réveilla paniqué en raison de la douleur qui paralysait son bras, impossible de le commander, de le retenir, la main perdue dans le vide, sans attache, sans fonction, le sol en bas  qui se défilait et autour plus aucun mur. Sa tête endormie sur le bras avait empêche le sang de circuler jusqu’à l’extrémité de ses doigts et il avait du mal à se rendre compte qu’il ne pouvait rien faire d’autre que d’attendre que le flux se fasse librement.

Et le bruit.

Il se mit à tenter de bouger ses jambes, elles lui paraissaient être devenues elles aussi comme deux quilles molles et inutiles, et finalement, il envoya son autre main encore agile vers le bas ventre, directement à la queue, il tenta de lui donner un ordre en la serrant dans la paume, mais il se découvrit maladroit, il n’arrivait pas à bien la réchauffer. Et puis son esprit était bien trop occupé par la relation qu’il entretenait avec le bruit et son propriétaire, une relation anonyme tant il ne désirait toujours pas se lever et ouvrir cette porte pour découvrir qui était cette bouche et ce qu’elle tramait là.

Il sortit tout à coup de la pesanteur éthérée du sommeil. Il ferma les yeux en remuant délicatement les doigts de sa main engourdie. Il fallait décider quelque chose pour ne pas en rester là, à moitié paralysé et surtout très inquiété par la tournure que prenait cette situation. Et tout à coup il se mit à compter les claquements de dents dont la sonorité exacte traversait l’épaisseur fine de la porte. Le bruit n’était plus le même, il était maintenant celui d’une horloge et de son écho grave et répété qui savait transpercer le silence de la mémoire. Et puis très vite, sans réfléchir, il se mit à compter alors tous les êtres qu’il avait rencontrés et aimés, même une seule fois, il tenta de les revoir entre deux coups, où, quand, bien, pas bien. Il sourit à l’idée qu’il n’avait pas perdu de temps et s’assombrit quand il arriva là où il était désormais, le lit étroit, pas le plaisir, le sens du désir perdu et ne plus en parler.

L’autre derrière la porte n’en finissait pas et c’était sûr, il allait continuer jusqu’à plus faim.

Lui maintenant regrettait de ne pas avoir essayer de garder un peu plus que des images de rires, de gémissements, d’odeurs secrètes, le claquement des mains sur la peau, les appels dans les rues noires pour se reconnaître et s’attendre d’un bar à l’autre. Il bougea alors, tout cela était inutile, et l’un des côtés de sa tête bien collée à l’oreiller, il boucha de l’autre main son  oreille libre et c’est le tâtonnement de son coeur qui l’étouffa… Les yeux fermés et la vue, là-haut, sur l’arête du mur, mousseuse et glissante, et vers où se balancer ?…

Ses pieds nus dépassaient du matelas. Il n’eut plus besoin de se recroqueviller. La nuit s’étendait sur la petite ville et personne n’était gêné par le bruit d’une mâchoire décidée.

L’histoire de ce voyage dans le sud, c’était après avoir voulu ne plus rien faire de mes mains. Avant ce voyage, j’habitais dans une grande ville un petit appartement que j’avais bien arrangé pour être tranquille et faire plaisir à ceux qui venaient parfois me rendre visite, pour m’emprunter un livre pris dans la bibliothèque ou un disque, boire un café que je servais sur la table basse, s’asseoir dans le fauteuil rouge ou le fauteuil marron, ou sur le canapé noir. Et profiter alors de la vue sur ciel et de la lumière blanche qui traversait cet appartement, les fenêtres ouvertes l’été. Et aussi, ils aimaient marcher les pieds nus sur le bois du parquet. Je me disais que je  faisais des efforts pour que dans cette maison tous puissent se sentir contents, libres. Il fallait bien les faire ces efforts si je ne voulais pas me retrouver sans aucun lien avec des hommes et des femmes qui pouvaient m’entourer, me rencontrer et profiter de mon originalité, s’envoyer en l’air avec des mots, des litres de vin et de whisky, tous envoutés par la pointe bleutée de la flamme s’élevant de la grosse bougie aux senteurs de miel et de lavande. Tout allait bien, je racontais des histoires d’aventures affolées, je voulais que le monde soit serein dans le désordre et ma maison un repère illuminé.

Un jour, ma voix s’est éteinte sans annonce, et j’ai senti mon corps rétrécir à l’intérieur, comme une pomme qui séchait et se recroquevillait sur son trognon. Le canapé noir était devenu une barque qui attendait que les amarres se détachassent de leur anneau. Plus de souvenirs de rires et de soupirs. Un silence épais. 

Il y a trois hommes. Je les ai convoqués à des moments différents. Celui de gauche, comme celui de droite, est nu, assis sur une chaise, contre un mur de couleur grise, un gris vert que j’ai recopié dans le souvenir d’une autre maison. Ils disent des textes que j’ai écrits, ils les disent sans difficulté, sans passion. Ils disent à leur manière d’une voix calme l’existence d’hommes simples, qui n’ont pas à souffrir, mais qu’ils ont à faire les guerres qui leur sont imposées.

Le troisième homme construit devant eux avec trois portants et des morceaux de bâche plastique rouge une sorte d’enclos d’une taille conséquente par la hauetur des parois et et l’espace défini et  dans lequel tout risque d’être possible. Rien ne sera vraiment visible de l’intérieur de cet enclos. Lhomme construit en silence et seule son activité précise, son impatience à réaliser cette construction, son savoir faire, sa témérité sont sensibles. Il est vêtu d’un costume sombre. Il n’est pas gêné par la longueur trop courte des manches de la veste ni celle du pantalon.

L’enclos est beau dans la lumière électrique de trois projecteurs que j’ai installés au-dessus de l’enclos. L’homme sort du cadre, les deux autres se taisent alors, et il règne une apesanteur sensible dans la pièce, celle de l’attente d’un évènement qui risque de faire exploser le calme apparent de cette situation.  Le troisième homme revient en traînant le corps nu d’un autre homme plus jeune qui paraît être sans vie, peut être endormi, mais sûrement mort. Il le met dans l’enclos mais il est impossible de voir comment il dispose ce corps. L’homme au costume ressort de l’enclos, son visage ni l’allure de son corps n’exprime aucune émotion. Et il disparaît à nouveau. Il revient avec un second corps qu’il traîne un peu plus difficilement à cause de son poids. Le travail est lancé.

Je suis satisfaite aussi. Les hommes adorent jouer…


IX

Il reprend.

Elle est debout près d’une fenêtre qui donne sur l’avenue. Elle est nue. De temps à autre, elle se penche sur le côté pour voir si quelqu’un, l’homme qui vit seul juste en face, la regarde, l’épie discrètement. Elle n’est pas contente car elle ne remarque aucune présence. Et c’est vrai, elle n’a pas envie que l’on soit discret avec elle, au contraire, elle a envie que l’homme d’en face lui montre qu’il l’observe, qu’il se montre lui aussi, lui aussi nu, ivre comme elle de chaleur, ivre de ce plein été dans la ville et de toute la sueur du métro qui donne des envies de corps et de cris, mais pas d’amour. Pas d’argent pour partir et on se débrouille en se donnant, même si on ne dit pas son nom, on ne parle pas de son travail ou de ses rêves, on se donne à cette chaleur et on en redemande.

Personne en face, des lignes de volets clos et serrés, une fenêtre ouverte et obstruée par un rideau rouge opaque, blanc jauni, et ça, tout le long de l’avenue. Tous ont chaud, tous sont loin, même la vieille dame qui fait prendre l’air sur son petit balcon à un vieux chat paralysé reste cloîtrée. Elle regarde ses pieds et pense qu’elle aimerait qu’ils soient léchés et aimés, elle aimerait lécher des pieds et les aimer. Ah oui !

Il est debout et il attend, et il croit aujourd’hui que c’est à ce moment là, ce jour-là qu’il a commencé à attendre, attendre que quelque chose du monde vienne à lui, plus qu’un souffle, plus qu’un élan partagé avec certains, un grand nombre. Plus qu’une certitude, bien plus mystérieux que tout ce qu’il avait su auparavant, le secret, le secret qui a pris sa vie, qui a entraîné son insouciance, sa conscience, ses rêves, son savoir, et qui a fait de lui un être si peureux qu’il est devenu si différent. Plus ouvrir la bouche, plus répondre, plus toucher ni tendre son corps, plus montrer, plus revendiquer, un être qui se tait comme un malaise et ce silence qui devient un cri. Il le dit, il le sait, il comprend que l’on veuille l’étouffer pour qu’il reprenne le cours de ses histoires d’avant, comme les autres, pas autant que les autres, mais comme les autres. Rien à en dire, le bien, le mal, la souffrance, le mythe du disparu, mais lui pas disparu, bien vivant et loin quand même, plus loin que le possible. Et c’est bien ce jour-là, dans cette chaleur, dans la lumière du soleil reflétée dans le blanc de la façade de l’immeuble de l’autre côté de l’avenue, bien sûr un drap blanc taché d’yeux fermés et solides, qu’il s’est perdu. Mais alors, oui bien sûr, quel secret ?

Il reprend.

Il s’assoit à sa table de travail et très lentement, comme une découverte, comme une entreprise, il regarde tous les objets près de l’ordinateur, il veut les sentir avec ses yeux, les toucher puis les ouvrir, les faire éclater pour découvrir ce qu’il ne connait pas, pas de chaleur, des systèmes, des organisations, des assemblages d’intelligences, des saveurs, sûrement une amertume, et le temps passe. Il est accompagné par les crayons, gomme, livres, magnétophone de poche, photographiess, cendrier, portefeuille, carte de crédit, carnets d’adresses, feuilles de maladie, médicaments, carnet de chèques, paquet de chewing-gums et cigarettes. Il reste un géant mais tous sont proches de lui car il ne voit plus qu’eux et il oublie sa vie du dehors. Il circule entre eux sans les déranger, il s’invente des milliers de chemins possibles dont il  trouve toujours le meilleur sens, il les effleure comme le ventre d’un avion privé qui s’amuserait à se faire lécher par la cime des arbres et la crête des collines caillouteuses, il se laise prendre par un tas de papiers, caressés, roulés, et abandonnés sur le revêtement glacé et tacheté de vert sombre qui recouvre le plateau de la table. Sans fatigue. Sans effort.

Il fait nuit. Il quitte la table, ouvre la fenêtre, enjambe le parapet, parcourt la goutière et trouve une place entre les ardoises du toit de l’immeuble qui jouxte le mien. Assis à nouveau. L’air de cette nuit est limpide, la brume d’été chassée par le vent léger qui vient de la mer, même lointaine. Il s’allonge, ferme les yeux et ne perd pas une seconde de cette quiétude. Et pourtant il a peur. Il ne se sent pas bien, il se met sur le ventre et imagine sa maison, le sol est en pente, le sol est dur comme du bois fossilisé chaud l’été, givré l’hiver, la couleur inquiétante de la lumière sur les murs gris, faite de reflets irisés qui l’enfoncent dans le cirque de méandres répétés, il a peur, il faut sauter du toit, il faut se sentir si bien.

 

X

Il reprend.

J’essaye de faire un triangle des Bermudes qui m’appartienne. Un triangle qui soit pour moi une plateforme et pour ceux que je vais y amener un trou sans fond, inimaginable, un vertige à perpétuité. J’expliquerai cette nécessité de construire une plateforme lorsque j’aurai déterminé d’une manière absolue l’emplacement des trois sommets du triangle, qui pourra être légèrement, et cela parfois, mobile.

L’espace est difficile en ce moment à être défini comme espace particulier, provoquant, attirant et aussi dégueulasse (je sais que nous désirons tous être à un moment de nos vies, propulsés vers l’inconnu. Je suis sur terre pour proposer un moyen ou des moyens d’évacuations. Je suis le maître des lieux. J’en suis sûr puisque j’entends les hurlements de ceux, impatients, qui attendent leur moment, et je suis le seul à les entendre). L’espace est difficile à définir seulement parce qu’il me reste à abattre une petite cloison pour obtenir un triangle parfait pour mes ambitions, un triangle installé confortablement dans les trois pièces de mon appartement du 7ème étage. Je n’ai gardé qu’une petite table où je peux écrire, tenir les comptes, même dessiner parfois. Elle est en face de la seule fenêtre que je ne murerai pas totalement. Je n’ai pas besoin de chaise, j’aime être assis en hauteur et sentir le monde de ceux qui sont différents de moi, de ma volonté et de mon désir, j’aime les sentir en dessous de mes pieds, j’aime les sentir pressés d’en finir. Je suis assis, je m’ennuie un peu, je penche la tête, en saisi un du regard, l’examine vaguement, profite de sa nudité, en joue, je l’attrappe et sans contrainte le fait basculer dans mon triangle s’il se trouve près d’un des bords, ou je le soulève et le jette s’il en est loin. L’apparence du triangle, cette plateforme, est claire, presque lumineuse, une impression brumeuse, comme constellée de cristaux de givre, et masquant ce vide noir qui excite l’esprit de ceux choisis par mon ennui, les excite une fois pour toute sans ressource en vue d’un retour à la normalité. Il est simple en fait d’amener vers l’au-delà un homme qui ne fait de sa vie qu’une recherche du désir, sans identité, où un homme qui oublie qu’il peut décider seul, un homme qui ne peut décider seul quant à son image. Je suis celui qui contraint et cette force libère. je suis assis sur cette table, je fais ce qui est le plus important, j’écris leur histoire définitive. Ils existent enfin dans leur malheur. Se perdre dans le vide est-il vraiment un malheur?

La dernière cloison est tombée. L’espace de l’appartement est libre. Les trois sommets du triangle sont déjà lumineux, les limites invisibles, la surface d’un blanc réfléchissant et opaque. Je peux commencer le travail. Tous sont visibles et naïfs. Ils m’observent sans me connaître. Je sais que le jeu ne se finira pas avant longtemps.

Il sort de plus en plus, il se sens mieux en dehors de son histoire. Juste en face, il voit des écrans sur lesquels sont projetés les films de la nuit, tout le monde se parlent en buvant une bière ou deux, se regardent, commencent à toucher, à danser. Dans la lumière et dans le noir. Il se sens mieux au pied de ces écrans. Il ne s’intéresse pas à ceux qui traversent les espaces de la nuit. Ils sont seulement là. Il laisse donc de plus en plus la porte ouverte.

 

XI

Il reprend.

Il entend le chuchotement qui s’est installé dans ses errances. Il a besoin de pierres solides pour y tenir sa vie. Il marche encore un peu, laissant définitivement tomber ce qui l’encombrait, livres et vêtements, ne portant plus qu’un costume bleu marine, des chaussures en daim marron, une chemise blanche. Il marche un peu et trouve une borne, au coin de deux voies entourées de terrains vagues, il m’ assoit et attend.

Deux jours sans rien faire, un peu froid la nuit, un peu étonné de cet inconfort qui ne le gêne pas plus que cela, un peu faim, un peu paresseux pour aller chercher de quoi manger, oubli d’un café, d’une cigarette, oubli d’un lit, d’une chaise, oubli de tout ce qui avait empli sa vie. Cette attente est pure, sans source et sans espoir. Cette attente devient le souffle de son existence. Et le froid qui l’entoure à certains moments le protège, le couvre de forces nouvelles. Il ne vois plus ce qui est autour, les hommes et les femmes qui passent devant lui, marchant sur ce trottoir craquelé, indifférents à sa présence. Il est dans le paysage. Il est la borne. Il est devenu une habitude. Il est là et il ne pense plus à rien.

ALLEZ! TOUS ENSEMBLE!

Tout est prétexte : la clarté de la vie. Le ciel qui s’étend comme du brouillard. Pas d’attention, hein ? Comme un chien, un chien qui s’ennuie, un chien qui ne sait pas quoi faire, manger des ordures dans les ordures et quand même, bien se remplir, comme jamais, c’est plus clair après.

Faim et soif. Tous les matins, il se lève et il a faim. Il a soif aussi. Que doit-il faire ?…

– Avoir besoin est douteux ! Aider est douteux ! Que veulent-ils pour en faire tant ?

– Je me suis arrêté un jour par paresse. Non ! Ce n’est pas vrai ! Je me suis arrêté parce que je suis devenu aphone !

– Tu ne fais pas attention et eux te regardent, la bouche grande ouverte, et ils ont envie aussi !

– À quoi servent les maisons hautes que tu construis alors que personne ne peut y habiter alors qu’il fait froid ? Elles n’arrivent à rien cacher.

– Si on est pas arrivé, faire avec, comme on dit. C’est très compliqué et parfois répugnant ce choix-là.

– Il veut quoi ce type qui se balance sur une corde raide et qui se ratrappe quand même ? Il suinte de tous les côtés, il ne tombe pas, il ne tombe plus, il en devient comique. Cette assurance secrète ! Ah, la, la, regardez comme il tend ses jambes maigres ! Il a du chemin à faire jusqu’à nous. Il devrait nous parler pour prouver que rien n’est faux dans ce que nous faisons pour lui.

– Que faisons-nous ?

– C’est le moment de se dire que jamais personne n’est content de son monde !

– Que font les banquiers au même moment ?

Il dit :

– À qui faut-il demander, une fois encore, d’où je viens ? Qui faut-il torturer pour se sentir défait de cet amalgame de mots, cris, pleurs, tremblements, crasse, croûteS, et même repos jamais pris ?

Il dit :

– Où suis-je pour que tu ne me vois pas ? Comment trouver l’espace qui mène à toi ?

Il se dit :

– Est-ce que je cherche vraiment ? Ce silence ? Où en es-tu quand tu passes près de moi et que tu tentes de m’inventer?

Lui regarde. Ne fait parti d’aucun groupe. Se penche à des moments, pour refuser une autre tentative de meurtre. Il se fait peur, mais cela ne sert à rien, il est coupable et pourtant il n’arrive pas à se taire. Il a chaud et il ne trouve rien pour étancher sa soif.

Il se dit :

– Ca passe !

Il se penche encore, il se drogue parce que c’est plus sûr, ses mains tremblent après, et surtout, les autres auront la vie sauve.

Il se dit :

– Se donner un genre ! Un autre genre !

Il devient envieux.

X