Georges Tony Stoll

La grâce de la pesanteur

Éric de Chassey

Parmi les récits de la naissance de l’abstraction, l’un des plus convaincants est celui qui en fait le résultat d’une réflexion de type spiritualiste, insatisfaite devant les limitations de la représentation figurative (en peinture, mais aussi en photographie ou en sculpture) dès lors qu’il s’agirait de donner à voir les dimensions non-matérielles de l’expérience humaine. Nombre des artistes dont l’œuvre a incarné un des aspects de cette naissance se sont explicitement réclamé d’un tel modèle, faisant généralement de l’abstraction en peinture le seul moyen, au prix de certains sacrifices, pour rendre perceptible la présence du divin dans notre monde, voire de proposer à une humanité supposément enténébrée une voie pour atteindre ce divin, celui-ci étant en général laissé dans une relative indéfinition. Dans la plupart des cas, ces opérations ont eu lieu sur fond de désaffection à l’égard des religions établies, au profit de nouvelles formes plus ou moins diffuses de religiosité, dont la théosophie et l’anthroposophie[1].

Le passage à l’abstraction s’étant généralement accompagné d’une abondante production écrite, le plus souvent apologétique, on ne manque pas de témoignages explicites de cette mise en relation de l’abstraction et du spirituel, voire du religieux, depuis Du Spirituel dans l’art (1912) de Vassily Kandinsky (1866-1944), qui attribue à l’abstraction un rôle prophétique, jusqu’à Dieu n’est pas détrôné. L’Art. L’Église. La Fabrique (1922) de Kasimir Malévitch (1878-1935), en passant par « Sur la lumière » (1913) de Robert Delaunay (1885-1941) ou La Création dans les arts plastiques (1913) de Frantiszek Kupka (1871-1957). En 1986, la grande exposition The Spiritual in Art : Abstract Painting 1890-1985, organisée par Maurice Tuchman au Los Angeles County Museum of Art, ainsi que l’important catalogue qui l’accompagnait, proposaient la première histoire générale de l’abstraction en art envisagée dans ses rapports avec la spiritualité, depuis ses prolégomènes (certaines illustrations de textes ésotériques orientaux et occidentaux du Moyen-Âge) jusqu’à ses développements les plus récents (dans le renouveau de la peinture qui florissait alors, après une décennie au moins où l’on avait déclaré sa mort). Elle proposait ainsi un nouveau récit global de la naissance de l’abstraction qui venait se juxtaposer, se superposer ou se substituer à celui qui était dominant depuis les années 1930, le récit formaliste, celui d’une progressive « libération » de la forme à l’égard du contenu, dont le modèle canonique avait été proposé par Alfred Barr à l’occasion de l’exposition Cubism and Abstract Art, organisée en 1936 au Museum of Modern Art de New York. D’autres récits se sont depuis ajoutés, en particulier celui que l’on peut appeler le récit scientifique, dont la principale formulation a été fournie en 2003, à l’occasion de l’exposition Aux origines de l’abstraction 1800-1914 au Musée d’Orsay de Paris, par Pascal Rousseau. Celui-ci montre que le passage ou le recours à l’abstraction a également dépendu, soit dans les mêmes cas soit dans d’autres qui avaient été plus ou moins tenus en marge jusque là, au souci de tenir compte de découvertes scientifiques qui conduisaient à considérer que la seule représentation mimétique du visible était insuffisante pour traduire la réalité du monde (un monde en particulier parcouru d’ondes) ou pour s’adresser efficacement à des spectateurs dont on comprenait que le cerveau ne procédait pas seulement par identification narrative. Dans ce cas comme dans les précédents, si le point d’ancrage principal était historique, renvoyant au tournant des XIXème et XXème siècles, des prolongements contemporains étaient proposés ou suggérés.

DE L’ABSTRACTION SPIRITUELLE À L’ABSTRACTION SPIRITUALISANTE

Un fil a jusqu’ici été quelque peu négligé, celui qui fait de l’abstraction une pratique entretenant avec la spiritualité un lien plus ou moins explicite, mais moins (voire pas du tout) fondé sur la volonté de donner à voir le divin que de susciter, chez ceux qui en sont les destinataires, une attitude spirituelle, une perception où le visible rende alerte à la présence d’une dimension spirituelle, non pas en opposition au monde matériel, mais en tension avec celui-ci. Autrement dit, une abstraction qui donne à ressentir du transcendant par et à travers de l’immanent. Non pas une abstraction qui serait une tentative de représentation de l’invisible mais une abstraction qui, détachée entièrement de la question de la représentation, chercherait avant tout à induire chez les regardeurs une certaine attitude, une disposition d’esprit, conscientes ou non, que l’on peut à bon droit qualifier de spirituelles[2]. Moins donc une peinture abstraite représentant le monde de l’esprit qu’une peinture abstraite favorisant la vie spirituelle, moins une abstraction spiritualiste qu’une abstraction spiritualisante.

Je ne veux pas retracer ici tout l’histoire de cette forme d’abstraction mais seulement indiquer quelques moments forts, pour insister surtout sur son actualité et sur les questions qui y sont soulevées. Je n’en énumèrerai par exemple pas les prolégomènes, qu’il faudrait sans doute chercher du côté de certaines combinaisons de formes géométriques servant de support à la méditation sans vouloir par elles-mêmes représenter le monde divin, comme on en trouve dans les traditions islamiques, bouddhistes et hindouistes (c’est ainsi qu’Oleg Grabar a pu interpréter certains motifs géométriques de l’Alhambra comme des « fins en soi », « un objet de contemplation propre »[3]), mais commencerai par signaler qu’il y a dans les premières œuvres abstraites de Malévitch, du moins telles que celui-ci les a interprétées dans certains de ces textes, un aspect de ce type. La plupart des autres pionniers de l’abstraction cherchaient avant tout un système de signes graphiques et chromatiques qui permissent par leur combinaison de représenter l’essence ou la structure essentielle du monde visible, la part du divin dans ce monde que les phénomènes sensibles nous cachent en partie, la tâche de l’artiste étant de dévoiler ce qui a été caché jusque là, ce caractère essentiel permettant par lui-même une compréhension directe par quelques esprits éclairés – ainsi Piet Mondrian réduisit-il progressivement des vues d’objets ou de paysages divers (arbres, tour d’observation, mer et jetée) en un système d’oppositions entre la verticale et l’horizontale qui finirent, à partir de 1917, par ne plus renvoyer à aucun spectacle sensible en particulier ; ainsi Kandinsky appelait-il à chercher « dans les formes extérieures le contenu intérieur »[4].

Malévitch pour sa part ne procède pas par distillation destinée à découvrir l’essence de toutes choses, mais par un saut brutal, avec l’invention en 1915 du suprématisme, apparu d’un seul coup au public de Petrograd lors de l’exposition 0,10. Certains de ses textes laissent certes penser que le Quadrangle noir, qu’il place au centre du dispositif mis en place à cette occasion, est une forme originelle qui n’est plus l’imitation, même essentialisée, d’aucune forme existant dans le monde extérieur mais qui contient potentiellement, comme la divinité, toutes les formes de la création – et le dispositif lui-même peut laisser croire que toutes les combinaisons présentées par les dizaines de tableaux qui entourent cet « enfant royal plein de vie […] le premier pas de la création pure en art »[5] sont effectivement sorties de cette matrice (la rapidité avec laquelle ces œuvres ont été peintes et la simultanéité de leur présentation publique empêche cependant de savoir ce qu’il en a été dans les faits). Mais compte également, voire prioritairement, la capacité de chacun de ces tableaux à s’adresser directement à l’esprit des regardeurs par la mise en avant du « monde de la pure sensibilité » et à susciter le désir de transformer le monde pour aller dans le sens de la spiritualisation de celui-ci (deux objectifs partagés par la plupart des pionniers de l’abstraction, mais généralement subordonnés, je le répète, aux restes d’une tâche de représentation), sans opposer d’ailleurs la spiritualisation aux transformations matérielles envisageables (ce qui permettra à Malévitch d’être accepté un temps par le pouvoir bolchévique). Dans ses premiers textes, Malévitch insiste d’abord sur une lecture formaliste du suprématisme, conçu comme une libération de « la forme picturale en tant que telle »[6] à partir d’un dépassement de toutes les tendances antérieures. Mais, dans les textes qu’il écrit à partir de son installation à Vitebsk, en 1919, il en donne une interprétation nettement spiritualisante que l’on peut résumer ainsi : l’art ne doit plus imiter ce qui existe, en aucune façon, mais la toile doit devenir « l’endroit où [l’] intuition [de l’artiste-créateur] construit le monde », et l’opération par laquelle le monde est « transfiguré » touche à la fois l’artiste et celui qui reçoit ses créations : « En transfigurant le monde, je vais vers ma transfiguration » écrit l’artiste, qui transmet au regardeur la même capacité[7]. Dans le texte Dieu n’est pas détrôné de 1922, Malévitch fait un pas de plus, qui ne laisse pas de surprendre dans le contexte de la Russie bolchevique. Il écrit explicitement : « L’art se reconnaît comme étant ce qui est essentiel et dit : « […] En moi est l’harmonie de Dieu ; c’est pourquoi mon monde est parfait, venez à moi : celui qui entrera, entrera dans l’harmonie. »[8]

L’EXPRESSIONNISME ABSTRAIT

C’est après la seconde guerre mondiale, au sein de l’expressionnisme abstrait américain, que l’abstraction spiritualisante devient le modèle dominant, dans la pratique et le discours des artistes sinon dans les commentaires des critiques. Cette génération, dont les figures de proue de ce point de vue ont noms Jackson Pollock (1912-1956), Mark Rothko (1903-1970) ou Barnett Newman (1905-1970), se vit elle-même comme une génération de pionniers et résiste d’ailleurs très fortement au passage à l’abstraction (qui est alors massivement interprétée aux Etats-Unis selon un point de vue strictement formaliste) puis à des interprétations qui ne voudraient voir dans les œuvres qu’une représentation déguisée ou un jeu décoratif de couleurs et de lignes. Si l’on peut penser qu’il y a chez eux une tendance à penser chaque tableau comme une sorte de cosmologie essentialiste, cherchant à représenter un moment spécifique de genèse contenant potentiellement tous les développements ultérieurs – les premiers tableaux abstraits de Newman, Pollock et Rothko, de 1944 à 1947, décrivent des événements cosmiques ou mythologiques auxquels renvoient d’ailleurs leurs titres (tels Abysse euclidienne [Euclydian Abyss] ou Instant sacrificiel [Sacrificial Moment]), que Newman conservera après qu’il aura abandonné toute espèce de représentation (Jericho, Zim Zum) ; il faut surtout retenir, si l’on veut prendre au sérieux leurs déclarations et écrits, le fait que cette représentation essentialiste n’est que le support d’une activité des regardeurs.

Je ne vais pas multiplier les exemples de ce fonctionnement, mais m’arrêterai sur un seul cas (presque au hasard), celui de Rothko, tel qu’on peut l’éprouver devant un de ses tableaux, comme Sans titre (Noir, rouge sur noir sur noir sur rouge) de 1964 (Paris, MNAM)[9]. Depuis 1948-1949, les tableaux de Rothko s’étaient débarrassés de tout reste de figuration, y compris de la structure même de la figuration, c’est-à-dire l’opposition entre un fond et une ou plusieurs formes, au profit d’une composition reposant sur la superposition de rectangles flottant dans un espace indéterminé (tantôt devant tantôt derrière les rectangles), de telle sorte qu’ils puissent être « un art uniquement de transitions, sans commencement, ni milieu, ni fin »[10]. À partir de la fin des années 1950, les couleurs ont tendance à s’assombrir – ce qui montre au moins que le sens de la couleur n’est pas à chercher dans un simple chatoiement plaisant ; les rectangles s’élargissent et se simplifient ; et surtout les tableaux ne sont plus réalisés par des glacis complexes, par des inflexions externes, mais par la superposition simple de quelques couches de peinture, identifiables séparément même si leur effet est global, ce qui détruit l’impression de mystère que le savoir-faire technique des toiles antérieures exhibait tout en maintenant le principe qui fait de chaque tableau avant tout la source d’une émanation lumineuse colorée. Le résultat de ces changements est avant tout une plus grande environnementalité (qui s’exprimera pleinement dans des ensembles décoratifs), une extrême frontalité qui projette les couleurs-formes vers l’avant plutôt qu’elle n’installe un sentiment de profondeur, les couleurs-lumières baignant la personne qui leur fait face.

Les dimensions mêmes du tableau de 1964 assurent que le spectateur en est enveloppé, qu’il est incité à communier avec ce qui l’entoure plutôt qu’à analyser ce qu’il aurait devant les yeux. L’assombrissement des couleurs fait que le spectateur reçoit une illumination en quelque sorte intérieure, qui s’établit sur une fréquentation nécessairement longue du tableau, pour que celui-ci révèle des complexités invisibles au premier coup d’œil. Ce qui est proposé au spectateur, c’est alors un tableau présentant une grande surface où se projeter mentalement, dans la méditation, environné d’une diffusion de rouge, tandis que la base du tableau, sa partie basse, avec ses inflexions brunes, assure que si l’esprit peut se projeter, le corps lui reste ancré dans le monde des choses. Le contenu de l’illumination n’est pas prescrit, dans une certaine mesure il dépend de chacun, à ceci près qu’il ne peut jamais aller dans le sens d’une complète dématérialisation, qu’il s’oppose à une spiritualité dualiste qui poserait une opposition stricte de l’esprit et du corps, du spirituel et du matériel. De telle sorte que si je voulais résumer l’expérience spirituelle spécifique que me propose ce tableau, je dirais : me perdre dans le rectangle obscurément lumineux, me percevoir existant ici et maintenant à cause de cette zone près du sol qui se diffuse latéralement, me retrouver baignant dans la diffusion de la lumière colorée de rouge. Il y a en fait transmission de l’état éprouvé par le créateur au moment où il peint son tableau à celui qui le reçoit ensuite, à quelque moment que ce soit, ce que l’artiste décrivait en 1957 : « Je ne m’intéresse pas aux relations de couleur ou de forme ou de quoi que ce soit d’autre. […] Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales –tragédie, extase, mort et j’en passe – et le fait que beaucoup de gens s’effondrent et fondent en larmes lorsqu’ils sont confrontés à mes tableaux montre que je communique ces émotions humaines fondamentales. […] Les personnes qui pleurent devant mes tableaux font la même expérience religieuse que celle que j’ai eue lorsque je les ai peints. Et si vous-même, comme vous le dites, n’êtes ému que par les rapports de couleurs, eh bien alors vous passez à côté du sujet ! »[11]

L’ABSTRACTION LYRIQUE

À la même époque, dans les autres pays du monde occidental, c’est-à-dire principalement dans une Europe soumise à l’influence dominante de l’École de Paris, l’abstraction, du moins aux mains d’artistes préoccupés des questions spirituelles, négocie avec beaucoup plus de difficulté la position adoptée par les Américains. C’est sans doute que les artistes du vieux continent n’arrivent pas à faire comme s’ils étaient à l’origine d’une nouvelle histoire mais doivent assumer dans leur art l’ensemble de la tradition occidentale, y compris celle d’une peinture abstraite dont les ambitions utopiques (absentes des premières vagues de l’abstraction aux Etats-Unis) s’étaient brisés sur les murs des totalitarismes, sans  toujours s’y opposer (en Italie fasciste au moins et, pendant un certain temps, en Russie communiste) ; de telle sorte que lui prêter une efficacité propre, sans le secours d’un contenu extérieurement déterminé ou de l’insertion dans un projet décoratif globalisant, apparaît largement comme un anachronisme, sauf à être soutenu par des dogmes quelque peu paralysants tels ceux qui servent de colonnes vertébrales aux différentes tendances de l’art construit. À cette limitation fait exception à partir des années 1947-1948 la tendance lyrique, qui voit dans les formes et les couleurs non-figuratives l’expression directe de la subjectivité d’un artiste, avec une éventuelle dimension spirituelle (revendiquée par exemple, d’une manière presque caricaturale, par un Georges Mathieu [né en 1921]) mais sans que la question de la spiritualisation des regardeurs se pose véritablement, ceux-ci étant réduits à être les spectateurs passifs d’une vie exaltante réservée aux artistes. La recherche d’un ancrage dans le monde extérieur, bien symbolisée par la volonté de synthèse affichée par Nicolas de Staël (1914-1955) luttant contre le « gang de l’abstraction avant » en proposant des tableaux non-figuratifs inspirées par des objets ou des paysages spécifiques définissant une suite de séries (sur Agrigente, le port du Lavandou, des footballeurs, etc), cette recherche qui caractérise la plus grande partie de l’École de Paris et de ses variantes nationales met quant à elle l’accent sur l’acte de transformation, éventuellement de spiritualisation, de la nature par la peinture. Il s’agit toujours, chez un Alfred Manessier (1911-1993), chez un Jean Bazaine (1904-2001), de créer des œuvres où les formes et les couleurs valent moins pour leur effet sur les regardeurs que pour leur capacité à magnifier ce qui est perçu comme une potentialité de la nature, potentialité non-discernable sans le secours d’un artiste, l’œuvre permettant toujours une remontée à la source de son image, ne serait-ce qu’au moyen d’un titre descriptif (Espace matinal, Printemps noir, etc.).

Que cette magnification aient pu rencontrer souvent le spirituel, c’est une évidence dont témoignent les relations tissées pour la première fois entre des artistes abstraits et une Église catholique rendue à nouveau fréquentable par la participation de nombreux catholiques aux activités de résistance contre le fascisme et le nazisme. De nombreuses réalisations dans des églises en sont le résultat, qui obligent au passage à poser la question de la réconciliation entre une esthétique s’opposant à la figuration des corps et une théologie fondée sur l’incarnation. Celle-ci n’a été possible que sous couvert d’une abstraction largement ornementale ou à partir de la reconstitution d’une sorte de vocabulaire formel et chromatique isolant des éléments dont la signification ne passe certes pas par un système d’équivalence terme à terme mais par un principe d’homologie globale. C’est ainsi que les vitraux sur le thème des sept Sacrements, réalisés dans l’église parisienne Saint-Séverin par Bazaine (1964-1969), sont appuyés sur des symbolismes anciens et bien connus des pratiquants, comme l’eau pour le baptême, de courts textes choisis par l’artiste dans la Bible et assignés à chaque baie, augmentant leur lisibilité en cas de besoin.

SIMON HANTAI

Dans ce contexte, les œuvres de Simon Hantaï (1922-2008),  principalement celles datant de la fin des années 1950 jusqu’au milieu des années 1960, font exception. Lorsque cet artiste renie ses allégeances surréalistes et, pour un temps au moins, revendique son adhésion à une foi catholique dont il va célébrer, non sans provocation, les figures les moins marginales, comme Saint Bernard ou Saint Irénée (ces noms figurent dans les titres donnés par l’artiste à des tableaux exposés en 1958, débaptisés – littéralement – par la suite), il pratique une abstraction spiritualisante qui ne passe par aucune iconographie, même si quelques toiles incluent un ou plusieurs symboles religieux (le tableau-pivot Écriture rose, 1958-1959, Paris, Musée national d’art moderne, arbore centralement une étoile de David, une croix grecque et une tâche d’encre évoquant Luther). Les tableaux de la fin des années 1950 sont l’équivalent d’exercices spirituels dans leur mode de fabrication (de façon littérale dans Écriture rose, puisque la toile est réalisée sur une année liturgique en recopiant les textes du Missel romain de chaque jour, sans que ceux-ci restent lisibles en tant que tel, du fait des recouvrements, seuls émergeant des chiffres) et dans leur réception, une fois passées les ambiguïtés qui pourraient les faire prendre pour des épanchements lyriques : qu’on les interprète comme des tableaux qui disent l’ancrage dans le catholicisme ou comme les signes d’un adieu à la religion (le poète Dominique Fourcade a exemplairement parlé de Écriture rose comme d’un tableau où « la croyance est convoquée encore vivante, et congédiée pas morte »[12]), ils n’en sont pas moins des ouvertures à la spiritualité. Ainsi À Galla Placidia (1958, Musée d’art moderne de la Ville de Paris), au-delà de son titre qui rend hommage à l’un des chefs-d’œuvre de la mosaïque chrétienne (ce titre lui a été donné tardivement), est réalisé en recouvrant la toile  « de très légères quantités de couleurs en mélange, étalées sur une plaque de verre – couleurs noires, terre verte, jaune indien, rose et bleu – […] déposées [avec l’entour d’un réveil-matin aplati] sur toute l’étendue, l’une à côté de l’autre et l’une sur l’autre, sans fin »[13], de telle sorte que différentes couleurs y sont révélés et qu’un réseau de lignes en réserve y dessine une grande croix, le regard et le corps perdant puis retrouvant une stabilité sans cesse relancée (au-delà ou en deçà d’une interprétation symbolique de la forme de la croix qui est d’abord définition d’un espace). En 1960, Hantaï fait un pas de plus dans le sens du refus de la subjectivité, de la dépersonnalisation et de la maîtrise. Il recourt désormais (et jusqu’au début des années 1980) à un processus qui, en sus de rejeter les outils traditionnels de la peinture, va jusqu’à l’aveuglement volontaire : la toile est préalablement pliée puis badigeonnée de peinture placée au bout d’un bâton avant d’être dépliée, de telle sorte que le motif qui s’y donne à voir, une fois le tissu déplié et tendu sur châssis, est constitué de la répétition de ces badigeons et des réserves de toile. Hantaï inaugure ainsi une forme d’abstraction spiritualisante qui marque implicitement son lien avec la théologie chrétienne de l’incarnation dans le titre de la première série des Mariales (menée de 1960 à 1963) et adopte une position plus ambiguë par la suite, sinon dans les faits picturaux, du moins dans les discours de l’artiste[14]. Le « pliage comme méthode » fait confiance aux propriétés mêmes de la peinture et de la toile, en abandonnant aux effets du hasard la création des formes colorées et en en dépossédant une subjectivité qui doit être humiliée, afin de donner à voir une surface éclatée où la fabrication reste toujours visible, mais une surface où le regard et le corps du regardeur peuvent s’accrocher et se perdre tout à la fois, saisir le moment de l’ouverture dans son principe, sans le rapporter à aucune représentation mais en déployant en même temps une splendeur de la couleur, un enveloppement (que suggère le titre alternatif de la série, Manteaux de la Vierge) qui est l’analogue d’une expérience spirituelle où le sensible ne serait pas un leurre mais au contraire un moyen, un vecteur.

AD REINHARDT

Ces tableaux de Hantaï ont généralement été interprétés dans un sens matérialiste, surtout dans la mesure où ils ont servi de modèles à la génération suivante des artistes abstraits français, celle de B.M.P.T. et de Support(s)-Surface(s), qui rejetait à travers eux l’allégeance à l’École de Paris jugée moribonde. Ils connurent en ce sens le même sort que la dernière série de tableaux d’Ad Reinhardt (1913-1967), parfois nommée Peintures ultimes [Ultimate Paintings] en généralisant le titre donné à l’un des tableaux qui en font partie (Ultimate Painting No.39, Timeless Painting, 1960), série à peu près contemporaine puisque menée de 1960 à 1967 (des tableaux noirs rectangulaires annoncent en quelque sorte la série à partir du milieu des années 1950) et dont l’artiste a lui-même décrit en 1961 les principes : « Une toile carrée (neutre, sans forme) […] à triple section (pas de composition) à une forme horizontale niant une forme verticale (sans forme, sans haut ni bas, sans direction), à trois couleurs (plus ou moins) sombres (sans lumière) et non contrastantes (sans couleurs), à la touche de pinceau retouchée pour effacer la touche de pinceau, à la surface mate, plane, peinte à la main levée (sans vernis, sans texture, non linéaire, sans contour net, sans contour flou), ne réfléchissant pas l’entourage – une peinture pure, abstraite, non objective, atemporelle, sans espace, sans changement, sans référence à autre chose, désintéressée – un objet conscient de lui-même (rien d’inconscient), idéal, transcendant, oublieux de tout ce qui n’est pas l’art (absolument pas d’anti-art) »[15]. Si Reinhardt a été associé aux expressionnistes abstraits – par des liens d’amitié avec certains d’entre eux, par la participation à certaines expositions collectives qui ont rendue publique la tendance dans le New York des années 1940-1950 – il en est en quelque sorte un ennemi de l’intérieur, refusant en particulier, et de manière véhémente et répétée, tout contenu à sa peinture, rejetant toute possibilité d’un lien de la peinture avec ce qui n’est pas elle. La génération des artistes minimalistes et conceptuels a d’ailleurs interprété ses œuvres comme allant dans le même sens strictement matérialiste que leurs propres réalisations – Donald Judd écrit par exemple en 1964 que « leur apparence initiale de rien noir anticipe le fait qu’une œuvre d’art puisse réellement n’être rien », comme les siennes le seront[16].

Et pourtant, en 1956, Reinhardt fait cadeau au moine trappiste et mystique Thomas Merton d’une petite toile annonçant la série, dont celui-ci remercie avec des mots assez explicites : « C’est un petit tableau particulièrement recueilli. Il pense qu’une chose seule est nécessaire et que c’est le temps, mais cette chose seule n’est d’aucune façon apparente à qui ne prendra pas la peine de regarder. C’est un petit tableau vraiment très religieux, dévot et latreutique [c’est-à-dire formant un support pour la méditation]. »[17] La question de la religiosité de la peinture de Reinhardt est complexe et je ne voudrais pas m’engager sur ce terrain, du moins pas aussi succinctement que je pourrais le faire ici. Mais il est clair tout du moins que, très précisément, elle invite à un type d’appréhension spiritualisé, quoique sans désigner de contenu religieux spécifique – si certains y voient une croix grecque, c’est en oubliant que celle-ci n’est jamais perçue de façon stable et isolable, si d’autres ou les mêmes en font un mandala bouddhiste ou hindouiste, c’est en négligeant le fait qu’il n’y a pas de différenciation entre une périphérie et un centre, pas de voyage proposé par des zones différenciés, du monde des phénomènes à un axis mundi, ces zones différenciées existant même dans les yantras indiens sans imagerie figurative. Les Tableaux ultimes ne sont pas la représentation paradoxale et impossible de Dieu, même pas du Dieu de la théologie négative comme pourraient le laisser penser les nombreuses listes apophatiques que l’artiste a proposées en commentaire de son travail : ils sont eux-mêmes apophatiques, c’est-à-dire, pour reprendre l’analyse subtile que leur a consacrée Éric Valentin, qu’ils nous convoquent « à suspendre la voracité de l’œil, à convertir notre regard », à « orienter sa pensée sur la liberté », à « suspend[re] l’exercice « naturel » de mes facultés dont la tendance est de faire n’importe quoi »[18]. Ils sont d’abord un support pour une relation du spectateur à lui-même et du spectateur au monde, une relation marquée non pas par la représentation et le mimétisme (ni de l’intériorité, par exemple du fonctionnement du cerveau, ni de l’extériorité) mais par la modélisation et la mise en condition : la contemplation du tableau produit un état d’esprit qui peut être appliqué à la vie extérieure au tableau. L’extrême concentration sur la matérialité de ce dernier, sur les moyens formels mis en œuvre, produit un résultat paradoxal qui est précisément le dépassement de cette matérialité.  Réduit à si peu, le tableau permet que le spectateur, se concentrant sur ce peu et prenant distance avec un monde rempli de choses et de bruits, par la vision qui est un outil privilégié de cette mise à distance (mais sert habituellement à ne faire que la moitié du chemin), entre dans un état qui est celui de la méditation.

Si la peinture de Reinhardt est effectivement latreutique (autre manière de dire qu’elle est spiritualisante), c’est d’une façon qui tend à faire oublier, au terme du processus, la composante matérielle qui la constitue. L’artiste lui-même indique d’ailleurs cette intention dans l’un de ses principes pour une « Nouvelle Académie » : « Un tableau est terminé quand toute trace des moyens nécessaires pour le mener à son terme ont disparu »[19]. C’est pourquoi cette peinture peut servir de support à une méditation dont le contenu spirituel est complètement libre, voire indéterminé – ce qui est d’une certaine façon ce que cherchait Merton en voulant opérer une synthèse des pratiques de méditation et de prière occidentales et orientales, à travers des rencontres et des échanges entre moines des différentes religions. Le terme de cette tendance se trouve dans des surfaces picturales pleinement indifférenciées et sans inflexions, des monochromes purs. Ceux qu’Yves Klein (1928-1962) réalise, également à la même époque, à partir du moment surtout où il veut dématérialiser la peinture le plus complètement possible, en appliquant un pigment bleu pur sur la toile (qu’il fait breveter sous le nom d’IKB), en sont certainement la formulation la plus radicale, du moins pour ce qui concerne les monochromes réalisés dans une intention spiritualiste. Mais avec cette radicalisation apparaît le risque d’une indétermination telle qu’elle se trouve sans cesse au bord de se transformer soit en pure matérialité soit en pure émanation narcissique de la personnalité de l’auteur (celui-ci naviguant d’ailleurs sans contradiction apparente de la Rose+Croix au catholicisme traditionnaliste, de Swedenborg à Sainte Rita de Cascia), décryptable moins par elle-même que par les rituels qui ont entouré sa fabrication et sa monstration du vivant de l’artiste.

MARTHE WÉRY

Il semble bien que la fin des années 1960 soit le dernier moment où apparaissent des tableaux spiritualisants qui proposent une surface pleinement unitaire, des tableaux dont Erich Franz a bien décrit l’effet : « À l’instant où je le contemple, le tableau m’oblige à ne faire qu’un, dans un mouvement interne, avec l’unité qu’il manifeste constamment par sa construction unitaire. Il m’oblige, dans cet instant de réconciliation, à me rapprocher de plus en plus du moment insaisissable où l’on devient unifié. »[20] Cela tient certainement aux transformations des aspirations sociales, politiques et religieuses des sociétés européenne et américaine, ainsi qu’à l’évolution interne de l’art, avec, notamment, la fin de la vision téléologique de l’art proposée par le modernisme et l’apparition d’installations multimédia qui permettent de produire un effet de « ravissement » plus directement dématérialisé[21]. C’est cependant au sein d’une pratique exigeante et ancienne du monochrome fondée sur une analyse concrète de la surface picturale, que va apparaître au début des années 1990 l’une des possibilités de renouvellement les plus profondes de l’abstraction spiritualisante, dont je voudrais présenter ici cinq figures possibles (il y en aurait évidemment d’autres).

C’est ainsi qu’à cette époque Marthe Wéry (1930-2005) se met « dans une situation où [elle] ne contrôle pas, ou [elle] contrôle peu la manière dont s’organise la matière. »[22] Elle s’était d’abord fait connaître dans les années 1960 par des travaux dans la lignée de l’art construit, procédant par division géométrique d’une surface carré, après s’être mis pendant une dizaine d’années dans les pas de l’École de Paris. Elle aurait peut-être pu y retrouver les préoccupations d’une Aurelie Nemours (1910-2005), dont la série inaugurale des Demeures (1952-1959) ouvrait une analyse de la surface picturale, qui était à la fois mise au point d’un « alphabet plastique de l’univers » et exploration du « vide sans lequel on ne peut parler de plénitude »[23]. Mais Wéry voulait précisément s’en tenir à une analyse en acte de la surface matérielle avec laquelle elle travaillait, ce qui la conduisit, à partir de 1972 et pour une dizaine d’années, à recouvrir systématiquement toiles et papiers d’un réseau de lignes parallèles, d’abord peintes à la bombe traçant des lignes définies par la réserve de papier adhésif, puis directement tracées au feutre, à la règle. Elle expliquait en 1977 : « Tout mon travail est une recherche élémentaire de vivre la surface. »[24]

Wéry aurait pu retrouver là une autre de ces artistes qui ont maintenu dans les années 1960 une pratique spiritualisante de l’abstraction : Agnes Martin (1912-2004), dont les tableaux et dessins sont également faits de lignes parallèles, à partir de 1962. Mais la facture même des grilles carrées faites de rectangles ou des superpositions horizontales de lignes ou de bandes, leur tremblé, leur caractère diaphane qui leur donne l’apparence de nuées s’élevant sur un fond indéterminé, tout chez Martin indique la volonté non pas d’en rester aux moyens de la peinture mais « d’explorer son propre esprit », de modéliser ces moments où l’on perçoit « la perfection inhérente à la vie »[25], de retrouver l’espace « comme il était à l’origine, sans divisions ni séparations »[26], pour reprendre ses expressions, volonté que viennent confirmer des titres où des événements de la nature prennent une valeur métaphorique (ainsi Oies grises en vol [Grey Geese in Flight]).

Chez Wéry, le tracé bord à bord, son épaisseur, la fusion maximale dans le grain de la toile ou la texture du papier, signalent encore le refus de faire de l’art le lieu d’une expérience quasi-mystique – et la reprise du même principe en 1981, mais avec un remplacement des lignes par des textes recopiés (d’auteures féministes), en est certainement une bonne indication. Il en va de même lorsque, à partir de 1982, les lignes laissent la place à des épanchements de couleur monochromes, sur des tableaux faits d’un ou plusieurs panneaux. On pourrait penser que les surfaces alors présentées suggèrent une profondeur où le regard pourrait se perdre, explorant les variétés d’un même ton. Mais c’est là une fausse piste, dans la mesure où ce qu’on découvre alors c’est simplement la succession des couches, visible dans les glacis, qui renvoie plutôt aux opérations concrètes qui ont concouru au résultat que l’on a sous les yeux. D’ailleurs, très rapidement, les surfaces s’opacifient pour ne plus présenter qu’une nappe dure de couleur, le jeu s’installant non plus de façon interne à chaque panneau mais de façon externe, avec les autres panneaux qui forment des séries ou des fausses séries (dans des présentations en groupe). L’apparition, en 1990-1992, de panneaux de contreplaqué laissés tels quels et présentés au milieu de panneaux monochromes, est un signe supplémentaire que l’artiste ne cherche pas un autre monde que celui où les œuvres, l’artiste et les spectateurs sont présents de façon égale, explicitement prosaïque.

Les déclarations de Wéry n’ont cependant pas empêché nombre de commentateurs de son travail d’en donner des interprétations spirituelles, voire religieuses – Irmeline Lebeer parle ainsi d’un essai de « capter l’infini »[27] –, fondées certainement sur l’expérience qu’ils en faisaient et encouragées notamment par le fait que l’artiste a réalisé en 1985 des vitraux pour la collégiale de Nivelles et qu’elle avait refusé l’assimilation à la tendance strictement déconstructionniste de la peinture à laquelle elle avait été associée. Mais ces interprétations se révèlent vite contradictoires, tendant à séparer un aspect du travail qui serait spirituel et un autre qui serait matériel. Le changement majeur introduit vers 1994 et qui préside aux œuvres réalisées par Wéry jusqu’à sa mort en 2005, conduit seul à proposer une interprétation de ce type qui soit cohérente avec les tableaux individuels, même si leur auteure continue à faire preuve d’une très grande réticence sur ce point, écrivant par exemple en 1994 : « le « spirituel » n’a pas besoin d’être mis en évidence à côté des problèmes essentiels qui pour moi, artiste, s[e] sont posés, qui sont ceux de l’espace propre au tableau, de la simplification des formes et des couleurs […]. J’ai mis « spirituel » entre guillemets parce que, me semble-t-il, le terme peut être entendu dans deux significations : l’une des deux tire vers le sacral ou le religieux, l’autre vers une donnée plus élémentaire : le spirituel est ce qui se rattache à une activité de l’esprit. C’est ce deuxième sens qui pour moi importe »[28].

En 1994 donc, ou plutôt à la fin de 1995 même si quelques essais isolés ont eu lieu l’année précédente, Wéry abandonne la technique relativement traditionnelle qu’elle avait utilisée jusque là en recouvrant une surface à l’aide du pinceau, du rouleau ou du feutre : elle place un panneau de bois ou d’aluminium dans un grand bac et y déverse de la couleur liquide, qui s’imprègne petit à petit, non plus en couches successives mais en dépôts aléatoires finissant par former une masse plus ou moins compacte et étendue, qui craquelle et bosselle, tantôt comme au-dessus de la surface que constitue la dernière coulée de couleur, tantôt comme au dessous de celle-ci, tantôt encore comme en son sein, sans localisation spatiale assignable. À partir de 1997, elle recourt en outre fréquemment à des raclages à l’aide d’une spatule, qui annulent les opérations antérieures et révèlent une lumière et des images abstraites latentes.

Avec ces tableaux, le processus d’impersonnalisation, déjà présent dans les œuvres antérieures de Wéry (elle précise en 1999 « que dès le départ a existé en [elle] une volonté d’impersonnalisation », préférant ce terme à celui, selon elle plus négatif, de dépersonnalisation[29]), est ici mené à son terme. L’artiste se vide de toute personnalité propre au moment de sa création, pour mettre en place les conditions d’une auto-expression des matériaux, qu’elle se contente de contrôler a posteriori – mais cette auto-expression n’est jamais une célébration irénique, puisqu’elle procède par auto-annulation. Le tableau est le résultat d’une immersion dans la matière, au plus près des composantes prosaïques du monde et des choses, mais ce résultat est une ouverture à un événement que rien ne pouvait laisser prévoir, qu’on ne peut saisir entièrement à partir de la seule analyse des caractéristiques et des opérations techniques même si celles-ci restent entièrement lisibles dans l’objet final. Cet événement est la possibilité de se tenir dans la plus grande proximité possible avec ce moment presque insaisissable qui est celui du surgissement de quelque chose plutôt que rien – c’est-à-dire de présenter dans un lieu précis (le tableau) – le moment exact de la création; il est également le principe même de l’ouverture aux possibles, dans la mesure justement où il n’est pas fermé sur un définitif : chaque tableau est la manifestation de l’ouvert, une surface mouvante, non-close sur elle-même d’aucune façon, et extraordinairement différenciée[30].

CALLUM INNES

Lorsque, au début des années 1990, il a commencé à peindre des tableaux en enlevant ou en diluant une partie au moins de la surface avec de la térébenthine, peignant en dé-peignant pour ainsi dire, le peintre écossais Callum Innes (né en 1962), a été identifié comme l’un des protagonistes majeurs d’une tendance que les critiques ont baptisée « peinture réflexive » (reflexive painting), groupant de jeunes artistes britanniques qui « créent des objets non-figuratifs, autoréférentiels [à partir] d’une approche analytique et structurelle » répétitive et systématique, en mettant en avant « la physicalité de l’art », sa « matérialité »[31]. Mais je crois que la raison d’être de son approche, jamais démentie depuis dans ses principes fondamentaux, se trouve plutôt dans le fait que, depuis le départ, il a voulu que ses œuvres atteignent « ce point détaché où les choses semblent s’être produites d’elles-mêmes », de telle sorte que « lorsque les spectateurs voire l’artiste lui-même l’abordent, [la peinture] a l’air de s’être développée toute seule »[32].

La série des Peintures exposées (Exposed Paintings), en particulier, a littéralement commencé comme un effort contre la composition et contre la touche personnelle: la toile était d’abord couverte uniformément d’une seule couleur, de façon quasi-mécanique (mais à la main, ce qui empêche le sentiment d’un ordre trop imposant) puis une partie verticale en était enlevée par dilution, de telle sorte qu’il n’en restât plus qu’une sorte de fantôme, à peine perceptible, opposant donc une partie colorée en pâte épaisse et régulière à une partie où la toile se présente quasiment vierge. C’est seulement lorsque l’artiste s’est senti suffisamment certain que l’on ne pouvait penser qu’il y eut la moindre velléité de composition intentionnelle, qu’il a complexifié son processus ; d’abord en ne touchant plus du tout une moitié verticale de sa toile et en effaçant la peinture sur la partie inférieure de la moitié recouverte, puis en ne couvrant de couleur qu’une seule portion horizontale de la toile, bord à bord, en effaçant ensuite par dilution une partie, de telle sorte qu’une bande intouchée se trouve dans le haut du tableau, tandis que la térébenthine crée un voile de couleur fantomatique sur une portion importante. Depuis 2005, ce principe s’est encore accru de la possibilité d’utiliser plusieurs couleurs en couches superposées, de telle sorte que la dilution laisse une tonalité différente de celle que l’œil perçoit sur la partie plus ou moins épaisse qu’elle côtoie, dans la mesure où elle acquiert une teinte liée à chacune des couches qui sont dissoutes. Et depuis 2008, dans une série de toiles qui portent le titre de Sans titre (Untitled) et sont une sorte d’extension du principe des Peintures exposées, une première couche de noir appliquée en longues touches horizontales est d’abord posée sur l’ensemble de la toile, puis est recouverte d’au moins une autre couche d’une autre couleur elle-aussi brossée horizontalement, avant que la térébenthine soit appliquée sur une moitié verticale du tableau, diluant la couche de couleur supérieure et la couche de noir inférieur, laissant tout le long de la ligne de démarcation entre les deux zones le reste d’une couleur ailleurs disparue et sur la partie entièrement diluée un fantôme grisé.

Cette méthode où la toile se fait en se dé-faisant, généralisable à l’ensemble des séries initiées par Callum Innes depuis vingt ans, repose sur un usage très fin du hasard, qui conduit d’ailleurs l’artiste à détruire une grande partie de sa production, dans la mesure où rien ne peut l’assurer à l’avance d’un résultat satisfaisant. Le voile à peine coloré de la ou des parties diluées, les formes plus ou moins découpées et étendues qui en naissent sur les bordures (comme des sortes de plumages ou de vagues liquides) sont le résultat même du processus. La part du faire conscient est limitée à la première application de peinture, où aucun élément de composition ni de subjectivité n’entre, hormis la décision de la limiter à telle ou telle partie de la toile. C’est l’application de la térébenthine, soit en la laissant couler, soit en l’appliquant avec un pinceau plus ou moins fin, qui crée les formes finales. Dans celle des Résonnances (Resonances), entreprise en 1991, chaque pose d’une touche de peinture blanche est suivie d’une touche de térébenthine: le blanc de la peinture couvre l’ensemble de la toile et pourtant il n’est qu’un reste, la toile est presque partout présente et pourtant elle n’est exactement vierge nulle part ; les modulations qui parcourent la surface sont un jeu avec le blanc de la toile à peine sali, les différences d’épaisseur à peine perceptibles. Dans la série Monologue, également commencée en 1991, une première couche homogène horizontale à dominante grise est passée, avant d’être diluée. La pesanteur oriente alors les flux de la térébenthine de telle sorte que naissent sans contrôle préalable des figures fantomatiques et grandioses à la fois, que les spectateurs peuvent éventuellement interpréter comme des images, mais des images sans stabilité et sans certitudes. Celles-ci sont alors littéralement une résistance à la gravité et à la dilution ou au contraire un effet de ces deux actions non humaines ; de même suggèrent-elles autant la montée que la descente.

Les tableaux de Callum Innes invitent à diverses interprétations, les Monologues se singularisant certainement par leur aspect plus volontiers suggestif, de même qu’ils suggèrent différents sentiments chez les spectateurs. Tous conduisent à privilégier telle ou telle signification possible en affirmant un premier état, une norme implicite pour ainsi dire, puis en contredisant cet état. Depuis 1992, toutes les séries de Callum Innes sont parties du monochrome pour agir sur celui-ci – le ponctuer d’un trou, l’effacer ou en nier une partie. On peut certes penser que cette action est la manifestation d’une volonté auctoriale dont le caractère paradoxal ne le rendrait que plus présent, et l’artiste a pu laisser croire à l’occasion qu’il en était ainsi, affirmant par exemple que certaines de ses œuvres sont « chargées de [s]on propre état d’esprit personnel »[33]. Mais il faut souligner que cette identification avec la subjectivité n’est en aucune façon le résultat d’une projection de celle-ci dans et par la peinture : si elle peut venir au jour, ce n’est pas à travers des moyens expressionnistes directs, mais par des moyens forcés et distanciés, par des choix et des décisions qui toutes relèvent non pas de la présence mais de l’absence, non pas de l’affirmation mais du retrait, voire de la négation, de telle sorte que ce que les spectateurs peuvent interpréter – ou plutôt simplement observer – comme les traces d’un processus n’apparait jamais comme un index de la subjectivité qui s’est trouvée un jour devant cette toile et en a fait l’objet qu’ils ont sous les yeux. Les décisions que l’on peut observer sont des métonymies d’une subjectivité dépersonnalisée. Ce qui est exposé de cette façon – pour reprendre le titre générique d’une série – ce n’est pas la subjectivité personnelle de l’artiste mais, potentiellement, la subjectivité du spectateur, car si les tableaux pointent ce qui a été là (les couleurs qui ont été ensuite dissoutes) et qui a été là (le peintre), ils pointent surtout ce qui est ici (l’état final de l’œuvre) et qui est ici (le spectateur, la spectatrice). Ils exposent la perte et la plénitude indissolublement mêlées.[34]

EMANUELE BECHERI

Depuis 2004, Emanuele Becheri (né en 1973) s’est fait connaître par un travail qui met le plus à mal possible sa position d’auteur tout en s’inscrivant au sein de la tradition du dessin, de ce qu’il appelle « l’idée de dessin étendu ».[35] La première de ses séries à répondre à cette double ambition, les Papiers pliés (Carte Piegate) de 2004-2005, est réalisée en laissant trainer à l’aveugle une aiguille sur une feuille de papier carbone, le résultat de la pression de la main se transmettant à une feuille de papier blanc placée en dessous. Les tracés noirs effilochés et contournés qui s’y présentent sont donc le résultat d’une opération différée, l’apparence de traces directes qui sont en fait seulement des traces de tracés. Le hasard se redouble : il intervient une première fois dans l’absence de contrôle que pourrait exercer la vision sur le parcours de la main, puis une seconde fois du fait que le papier carbone est appuyé sur le papier blanc et y dépose des motifs provisoires. En 2006, la série des Relâchements (Rilasci), procède par froissement, de nouveau à l’aveugle, d’une grande feuille de papier, puis à la suspension du résultat dans un caisson vertical, de telle sorte que l’effet de la pesanteur conduise imperceptiblement à une modification des formes obtenues (que l’artiste qualifie d’ « impression du dessin sur la feuille de papier par l’action de froisser celle-ci »). Au terme de cette modification, la feuille pourrait revenir à son état plan originel, sauf qu’un tel retour, du vivant de l’artiste et de plusieurs générations de spectateurs, est tout à fait improbable, du moins avec la gravité terrestre. En 2007, s’inaugure la série Shining, où des grands panneaux de carton noir présentent des tracés gris, aux reflets brillants : ceux-ci ne sont pas faits de main d’homme mais sont les traces des parcours d’escargots divaguant sur une surface sans repères ni accidents. L’apparence précieuse de ces dessins est ainsi le résultat d’une opération triviale, voire de ce que nous concevons comme une salissure de l’immaculé vierge par des sécrétions.

Il pourrait sembler au premier abord qu’il n’y a pas là de contradiction. Ce serait oublier que le trait est historiquement lié soit à la saisie de ce qui risque de disparaître d’un objet extérieur (si l’on se reporte au mythe de Butades qui en voit l’origine dans la volonté manifestée par une jeune fille de Corinthe pour conserver le profil exact de son fiancé), soit à la trace la plus directe possible de la subjectivité de celui dont la main a tenu le crayon sur le papier. Emanuele Becheri se tient pourtant dans la tradition du trait tout en vidant celui-ci de tout rapport avec la subjectivité d’un artiste ou d’un auteur, pour atteindre ce qu’il a appelé une « machine à dessiner, c’est-à-dire la possibilité pour le modèle de se dessiner lui-même comme tel ».[36] Il n’est pas non plus dans la pure objectivité de l’empreinte d’un fait matériel fermé sur lui-même, à la manière d’un Marcel Duchamp traçant le profil de trois fils d’un mètre lâchés d’un mètre de haut sur une surface plane (Trois stoppages étalons, 1914). Les tracés matérialisés dans ces trois séries ont l’apparence de gribouillages dont nous avons l’habitude d’interpréter les motifs comme les signes d’un désordre ou d’un relâchement de la subjectivité. Ils naviguent entre ces deux extrêmes que seraient le griffonnage machinal que l’on exécute sans y penser et la projection délibérée de son intériorité selon des modalités expressionnistes ou surréalisantes. Au fur et à mesure, le caractère somptueux des résultats obtenus est allé croissant et j’y vois le signe d’une accentuation de cette contradiction féconde, puisque aussi bien elle résulte d’une dépersonnalisation de plus en plus grande (l’aiguille, il fallait encore la tenir, les escargots se déplacent tous seuls), d’une inactivité de plus en plus grande (les gestes de percement et de froissement étaient encore nombreux, il n’y a qu’à poser l’animal une fois pour que l’œuvre ait lieu), d’un abaissement de plus en plus grand (quoi de plus répugnant que la bave d’un escargot ?).

En abandonnant, malgré qu’il en ait, le paradigme du dessin, pour recourir à d’autres moyens techniques, Emanuele Becheri n’a fait qu’enrichir cette contradiction, en particulier dans le projet Time out of joint de 2008. Il s’agit de trois projections vidéos de grand format montrant la combustion de trois briquets par leur propre flamme ainsi que d’une suite de 35 photographies documentant le résultat de 35 actions similaires sur autant de briquets différents. Il me semble qu’on peut ici disjoindre les photographies des projections. Dans celles-là, ce sont des reliques qui sont présentées et leur caractère prosaïque en est accentué, sans ouverture autre que celle de la sérialisation qui transforme en soi des documents dérisoires en monuments. Dans celles-ci, il y a un paradoxe visible entre un prosaïsme explicite et la beauté du spectacle qui se donne à voir à une échelle monumentale. Une flamme jaillit peu à peu de l’obscurité, d’un bleu et orangé vifs, puis éclaire l’asphalte où elle est posée avant de faire bouger l’objet qui la produit, jusqu’à l’extinction et le retour à la nuit, accompagnées et parfois précédées d’un feulement jubilatoire qui résulte de la captation directe du son, qui enregistre également les bruits des animaux nocturnes, tandis qu’on ne perd jamais de vue l’humilité de ce qui donne lieu à ce spectacle pyrotechnique. Entouré par ces trois écrans, le spectateur peut ainsi voir une sorte de buisson ardent du pauvre.

La combustion, sans que l’on puisse échapper à tous les symbolismes auxquelles elle est attachée, est également au fondement de la série Sans titre (Senza titolo) de 2008-2009, qui consiste en la présentation dans une vitrine d’objets de natures diverses mais de dimensions modestes, qui ont été donnés à l’artiste après avoir été passés au four enveloppés dans une feuille d’aluminium, de telle sorte qu’il n’en reste que les cendres compactes, ayant gardé la forme générique de l’objet de départ. Dans ce cas comme dans celui de Time out of joint, et comme dans celui de Orage (Temporale) de 2009 – plan fixe en noir et blanc sur une rue ou se déchainent tranquillement la pluie et les éclairs sans que l’on en ait une vision directe sinon celle que suggèrent des éclats sonores enregistrés, tandis que demeurent toujours prégnants le disque lumineux d’un lampadaire placé au centre et les rais qui en émanent – l’artiste n’a choisi que le dispositif qui nous permet de voir quelque chose de prosaïque devenir autre. Les briquets aussi bien que les objets brulés lui ont été fournis sans indications précises par des connaissances, la rue est ce qu’elle est : sans que l’artiste – pas plus que le spectateur – puisse entretenir avec eux de relations sentimentales qui leur donneraient une valeur particulière, seul comptant le résultat paradoxal.

Tout le travail d’Emanuele Becheri est ainsi placé sous la double exigence de la dépersonnalisation et de l’ouverture finale du sens. Dans une certaine mesure, le statut d’interprète n’est pas moins différé et diffracté que celui d’auteur. Si les œuvres de 2004-2006 se plaçaient formellement dans la tradition de l’abstraction en présentant des manipulations de surfaces planes, celles qui suivent n’ont qu’apparemment à voir avec les figures et les objets : ceux-ci ne sont là que pour ce que, tout comme les composantes matérielles des premières œuvres, ils permettent au spectateur de ne jamais oublier le fondement prosaïque et ordinaire de ce qui fait l’œuvre ; ils ne valent certainement pas pour eux-mêmes ou pour les significations explicites qu’ils pourraient porter. Il n’y a donc jamais préméditation d’une image et d’une signification finales, mais simplement mise en état de disponibilité à ce qui peut survenir, sans séparation d’avec le monde ordinaire des choses. La condition même de possibilité de la beauté et de la grâce qui viennent se trouve dans la non-clôture de cette ouverture, dans la mesure où, « en insistant sur la faillite du signe, en sapant le processus d’organisation téléologique de l’œuvre », Emanuele Becheri « essaie d’expurger [s]on travail de n’importe quelle idée de synthèse ».[37]

GEORGES TONY STOLL

À première vue, il n’est guère d’éléments qui permettent de rattacher le travail de George Tony Stoll (né en 1955) à cette tradition de l’abstraction spiritualisante que je suis en train de retracer. L’artiste s’est fait connaître au début des années 1980 par des tableaux que l’on considérait alors comme appartenant à la tendance néo-expressionniste. Après une assez longue période de retrait (avec un abandon officiel de l’activité artistique entre 1986 et 1993), il réapparut au début des années 1990 avec des photographies que l’on eut vite fait de classer parmi les manifestations d’un intimisme communautariste, minoritaire sinon implicitement militant. La suite, la mise au jour progressive de pans entiers de son travail qui étaient restés privés – en particulier une pratique constante du dessin – ont montré que ces deux interprétations étaient erronées. Pour le dire de façon ramassée, George Tony Stoll invente et découvre ce qu’il appelle les « territoires de l’abstraction ». Il les explore et les présente avec les moyens les plus divers, qui tournent cependant tous autour de ce noyau très particulier, ce « trou noir, situé entre la réalité et la fiction dont il est impossible de décrire les limites, les formes, les échanges », ce lieu « où tous les phénomènes se rejoignent et forcent la réaction, la contradiction et ainsi l’invention »[38]. Pour cela il réalise des photographies, peint des tableaux, trace des dessins, fait des films, écrit des romans ou des pièces sonores, construit des sculptures… Tous les moyens en effet sont bons pour mener cette exploration et aucun d’eux ne part d’une image prédéfinie (je veux dire observée et copiée, même si les photographies aussi bien que toutes ses autres œuvres sont pour l’artiste la « mise en forme » de projets « prêts et donc terminés »[39]) ni ne prescrit un sens univoque. Chez Georges Tony Stoll, la figuration est toujours résiduelle (aucun des dessins ou des tableaux ne décrit d’ailleurs un objet ou un être existant) et l’abstraction en devenir. Comme l’a bien vu Vincent Simon, « ce qui importe ce n’est pas le sujet, sa présence ou son absence, mais la façon dont l’image advient […elle n’est pas…] représentation d’objet mais […] processus. »[40]

D’une certaine manière, Georges Tony Stoll ramène la photographie à l’un de ses modes opératoires les plus couramment oubliés dans les pratiques conscientes, artistiques et/ou documentaires, du médium : celui qui en fait un outil de saisie non préméditée d’une image apparaissant soudain comme en une épiphanie,  sans d’ailleurs que ce terme ait a priori de connotation religieuse. Il ne s’agit ni d’une esthétique de « l’instant décisif » chère à Cartier-Bresson, qui verrait dans les images la cristallisation parfaite d’une composition formelle et d’une organisation sémantique, ni d’une idéologie du « mystère » dans l’héritage direct du surréalisme, qui les considérerait comme des embrayeurs de narration, aussi incohérente soit celle-ci. Le mode opératoire des œuvres de l’artiste est l’éblouissement[41]. Les images qu’il saisit sont suspendues, saisies dans le réel au hasard des rencontres ou mises en scène (mais des mises en scène qui étrangement ne laissent jamais penser qu’elles sont véritablement organisées autrement que comme des surgissements, des rencontres, des croisements provisoires). Elles ne renvoient généralement ni à un passé, ni à un futur, ni à un sens caché, ni à aucune espèce de narration, mais restent dans un état d’ouverture à celui qui les regarde et voudrait les interpréter. Les titres leur sont donnés après coup et invitent souvent à les considérer comme ces espaces ouverts, comme des instants clos sur eux-mêmes dans le temps mais ouverts à un déploiement spatial et à l’approfondissement. Elles se présentent comme des espaces plutôt que comme des moments, des espaces ordinaires voire même triviaux (les murs y sont par exemple semés de traces et de salissures, les corps pleins de défauts) où surgit quelque chose comme la beauté, qui ne fait pas fond sur une réconciliation irénique et artificielle mais nait plutôt comme une évidence fortuite, qui subsume les contradictions et les paradoxes. Il est significatif d’ailleurs que, lorsque l’artiste cite ces images dans l’une de ses pièces sonores,  Image-Voix – 2004, il le fait sur le mode très simple de la description une par une, sans chercher ni à recomposer un sens global, ni à proposer un sens particulier, comme le font la plupart des textes qui partent d’images photographiques (reconstruisant généralement un roman ou une histoire en pensant les images comme des moments dont il appartiendrait à l’écrivain de donner à penser l’avant et l’après).

Si aucune des œuvres de Georges Tony Stoll n’est fermée sur elle-même – l’artiste dit lui-même que ce qui le conduit à peindre aussi des tableaux, cette forme située historiquement, c’est que le rectangle de la toile est un espace « formellement fermé » mais « officiellement ouvert »[42]– seules certaines d’entre elles cependant peuvent véritablement être pensées comme spiritualisantes. Mais ce sont des œuvres centrales et les questions qu’elles proposent sont bien au cœur de l’ensemble du travail. Toujours les images trouvées ouvrent sur un ailleurs, qu’elles soient trouvées dans la réalité extérieure ou dans l’intériorité de l’imagination prenant forme par un moyen technique adapté. Dans certain cas, cet ailleurs peut être un au-delà (en tout état de cause, il n’est jamais obligatoirement cela, puisque l’ouverture sémantique et fonctionnelle est principielle). Face à ces images dont le support et donc la forme peuvent varier, même si elles circulent très librement en échos indirects, les spectateurs sont placés dans un état qui allie la proximité et l’impossibilité de la compréhension définitive : bien qu’invités à entrer dans l’intimité de l’apparition de l’image, ils restent perpétuellement confrontés à ce qui ne peut pas se décomposer en éléments signifiants, en une iconographie à décrypter terme à terme. Le mystère reste toujours entier de ce qui produit la prégnance de l’image : que celle-ci soit une photographie de nuages recouvrant partiellement des sommets alpins qui se découpent sur un ciel limpidement bleu (Le trou – 2009), un assemblage parallélépipèdique de bois sur lequel est posé un cube incomplet contenant quatre planches rectangulaires de dimensions inégales, le tout recouvert de peinture dorée, élévation d’un assemblage d’apparence provisoire dont chaque élément garde son autonomie de figure séparée et mal-adaptée tout en semblant se destiner tant bien que mal à reconstruire une figure globale parfaite (Constellation anonyme – 2009), un film montrant la frontière entre deux parties d’un bois marquée par un grand sac en plastique métallisé que le vent agite, scène où apparaît brièvement un homme nu en marche (Gold – 2004) ou encore une petite toile montrant une surface atmosphérique dorée (comme le sont les fonds des icônes et des enluminures) et une figure oblongue constituée par les traces épaisses d’un geste circulaire, dont on ne peut savoir si elle est une forme qui surgit du fond ou une figure qui s’y impose et le transforme, mais sans s’en distinguer complètement (Impossible – 2007).

Comme le suggèrent plusieurs de ces titres, toutes ces œuvres sont liées par la même volonté de créer un lieu qui soit celui de l’abstraction, d’une retraite qui ne soit pas coupure avec le monde, mais trou dans celui-ci, impossibilité présentée comme telle, qui fait fond sur presque pas de dessin, presque pas de couleurs, presque pas de formes, presque pas d’affirmation d’un savoir-faire, bref, presque pas d’image, de telle sorte que les spectateurs se placent d’eux-mêmes dans un état de disponibilité à ce qui peut surgir sans avoir été prévu et qui prend souvent le corps d’une question véritablement spirituelle sur les rapports entre les perceptions concrètes et les possibilités de l’imaginaire. Si nombre de commentateurs ont volontairement nié la présence de cette ouverture à une certaine transcendance chez Georges Tony Stoll, utilisant d’ailleurs les termes « spirituel » et « métaphysique » comme des repoussoirs, et les opposant à ce qu’ils constataient relever de la « bassesse »[43], c’est que le rejet de l’idéalisme a souvent tendance à se transformer en dualisme de fait (un dualisme de guerre qui nie simplement l’existence d’un des deux pôles) : les images de Georges Tony Stoll ne sont presque jamais explicitement spirituelles, mais leur effet spiritualisant tient sa particularité de leur ancrage dans le bas, qui s’ouvre « à ce qui n’est pas en face de moi, autour de moi, au-delà de moi, au-dessous de moi, et peut-être [permet de] reconnaître l’intensité de l’affirmation de Walter de Maria « œil + esprit ÷ esprit – œil » »[44].

Emmanuel Van der Meulen

Un regard distrait pourrait avoir le sentiment que les tableaux peints par Emmanuel Van der Meulen ne répondent pas à ces règles de non-prévisibilité et de dépersonnalisation dont je tiens qu’ils sont au cœur de la possibilité d’une pratique spiritualisante de l’art aujourd’hui. En effet, depuis 2004, ils reprennent des principes relativement stables : ce sont des rectangles de toile (rarement des carrés) recouverts de couches homogènes de peinture, sans accidents qui souligneraient soit la présence de la main soit la part du hasard et d’un processus autonome de la peinture. Les couleurs n’y sont pas éclatantes mais semblent avoir été systématiquement éteintes, de telle sorte que la lumière y est absorbée et qu’elle ne semble en aucun cas sourdre de la surface. La même structure de composition est présente, qui consiste en la juxtaposition de bandes colorés entourant un aplat de plus grandes dimensions, avec une ou plusieurs bandes au sommet et souvent pas de bande à la base.

Mais comme la composition choisie est explicitement une convocation à entretenir avec les œuvres un rapport long, une sorte de corps à corps frontal, ce regard distrait n’est possible que pour ceux qui, littéralement, ne veulent pas les voir. Les tableaux apparaissent alors comme l’équilibre précaire de formes rectangulaires plus ou moins larges simplement déduites du châssis qui les supporte, sans que l’artiste ait fait autre chose que d’organiser leur répartition sur la surface pour ménager toute sa place à un rectangle central. Ils sont le résultat d’une volonté exprimée de manière claire par l’artiste lorsque celui-ci affirme : « J’essaie de ne pas peindre, tout en peignant. »[45] Le caractère précaire est en particulier manifesté par les petites irrégularités des bordures des bandes, juste assez présentes pour qu’on les ressente sans jamais risquer de les interpréter comme l’expression d’une subjectivité, juste assez présentes pour que l’insertion première dans une tradition géométrique de l’abstraction se trouve déjouée – tandis que parfois quelques tracés rectilinéaires témoignent du fait qu’aucune solution ne s’impose une fois pour toutes, que prévaut un véritable pragmatisme du faire. De même la couche picturale est moins homogène qu’il n’y parait à première vue. Elle montre presque imperceptiblement qu’elle est le résultat à la fois du passage d’un outil (plutôt que d’être une réalisation mécanique) et d’une progressive mise en place de la composition et des couleurs (plutôt que de reproduire sans modifications un plan préétabli, même si des études dessinées l’ont préparée et que, dans certains cas, elles leur sont fidèles). En ce sens, chaque tableau est bien un travail spécifique, qui porte avec lui cette valeur pour elle-même, celle qui conduit l’artiste à perlaborer pour répondre le plus justement aux nécessités que lui donne la peinture elle-même et transmet aux spectateurs qu’il convoque la possibilité de faire à leur tour un travail du regard. Les peintures sur papier qui coexistent avec les tableaux à l’acrylique sur toile manifestent que ce labeur ne pèse jamais, qu’il peut avoir même la légèreté d’un souffle.

La façon dont l’artiste accroche ses toiles depuis 2005 accentue encore cette convocation et oriente le sens qu’on peut leur donner : la ligne de référence n’est en effet ni leur bord supérieur ou inférieur, ni la médiane horizontale, comme d’odinaire dans les expositions, mais la ligne horizontale la plus proche du bord supérieur de chaque composition, de telle sorte que s’établit une sorte de ligne d’horizon commune. Il ne s’agit pas seulement de trouver un système d’accrochage qui permette de faire l’expérience de l’ensemble des tableaux tout en conduisant à une certaine répétition de la concentration. Il s’agit surtout de faire en sorte que le corps à corps des spectateurs avec les tableaux, rejouant en quelque sorte le corps à corps qui a eu lieu dans l’atelier, rende sensible une ligne d’horizon particulièrement haute, qui élève le regard dans le même temps que le ménagement d’une surface centrale pour ainsi dire évidée (en tout cas particulièrement placide) vient fixer au sol le corps qui en fait l’expérience. Un rapport d’homologie est ainsi posé, sur lequel insiste d’ailleurs le recours fréquent à des formats allongés verticalement, qui peuvent paraître étroits à l’œil mais qui sont naturels pour le corps qui leur fait face et auquel ils répondent directement. De même l’apparition exceptionnelle d’un tableau non-fermé en son sommet par une bande (Sans titre # 72, 2009) confirme-t’elle que le rapport à la verticalité est bien le sens dominant des œuvres, encore que, dans ce cas, le redoublement des bandes latérales, une fine bande noire venant border une première bande grise plus large, vienne réaffirmer la nécessité d’un ancrage horizontal, avec plus d’insistance encore que dans le reste de la production de l’artiste (sans doute par effet de rééquilibrage).

Tous les tableaux d’Emmanuel Van der Meulen présentent une grande surface centrale non-modulée, sans événement pictural hormis parfois la trace du pinceau, à une ou deux exceptions près qui de fait se retrouvent alors accrochés très haut et donnent implicitement au mur qu’ils surplombent les mêmes qualités. L’artiste décrit significativement cette surface comme « une grande surface centrale évidée ». Elle n’est pourtant pas littéralement vide mais présente au contraire un espace particulièrement opaque, sans profondeur en soi. Si on la perçoit comme vide, c’est par comparaison avec ce qui l’entoure, avec ou sans multiplications des motifs et des couleurs (les bandes périphériques prennent d’une à quatre couleurs suivant les tableaux, elles sont parfois parcourues de chevrons ou de diagonales qui ont une véritable fonction signalétique, non sans humour). Il s’agit pour l’artiste de ne pas remplir l’espace de l’œuvre par des images qui n’auraient d’autre fonction que de distraction. Il explique : « Il me semble qu’il y a une nécessité vitale à proposer des espaces qui ne soient pas des espaces chargés d’intentions, d’évènements, de faits de langage, mais qui soient plutôt des espaces vides ou des espaces vacants. Si les évènements plastiques dans les tableaux sont marginalisés au sens propre, c’est-à-dire rejetés sur les marges de telle sorte que ce qui reste d’une composition abstraite plus classique se retrouve sur les marges, c’est bien pour signaler que cette vacance est le sujet du tableau. »

On peut donner à ce vide différentes significations, qui vont d’une incitation matérialiste à concentrer l’attention des spectateurs sur les opérations concrètes de la vision lorsque celle-ci ne se trouve guidée par aucune iconographie, jusqu’à une suggestion de la possibilité d’affronter méditativement quelque chose dont les connotations métaphysiques sont rendues prégnantes par la tradition occidentale (on peut songer à la façon dont Robert Fludd représente l’infini par une surface opaque homogène, un carré noir, dans son traité de 1617, Utriusque cosmi majoris scilicet et minoris metaphysica, physica atque technica historia). Il est plus important de se rendre disponible aux attitudes corporelles et mentales auxquelles la composition des tableaux invite. Pour le dire brièvement, l’effet principal en est de rendre les spectateurs conscients d’eux-mêmes comme corps et comme regards situés ; en même temps que de les conduire à une tension, qui est toujours de l’ordre d’une élévation, vers quelque chose qui se trouve au-delà du tableau. On est encadré assez nettement, il y a une place réservée pour le corps dans une position face au tableau, se percevant soi-même comme corps regardant le tableau ; et en même temps on est rapidement conduit à lever les yeux à cause de la ligne d’horizon haute, sur laquelle l’accrochage insiste mais qui est présente de toutes façons, et à prendre conscience de ce qui se trouve au-dessus, comme dans une espèce de suspension.

SIMONE WEIL

Arrivés à ce stade, les lecteurs se demandent peut-être ce qui a pu justifier que ce texte et le livre qu’il ouvre se retrouvent placés sous l’invocation d’un titre emprunté à Simone Weil, ou plutôt d’un titre inspiré par Simone Weil, puisque l’expression « La pesanteur et la grâce » ne se trouve jamais sous la plume de celle-ci mais a été inventée par Gustave Thibon en joignant deux termes souvent rencontrés au sein des Cahiers de la jeune philosophe prématurément disparue, lorsqu’il en a sélectionné quelques centaines de fragments pour les rassembler en volume au lendemain de la seconde guerre mondiale. Si quelques lecteurs bénévolents ont la patience de me suivre encore un peu, ils trouveront peut-être dans les lignes qui suivent la raison d’être d’une telle invocation.

L’une des manières d’interpréter l’ouverture de la création « abstraite » et le processus qui y a conduit, chez Marthe Wéry, Callum Innes, Emanuele Becheri, Georges Tony Stoll et Emmanuel Van der Meulen en particulier, est d’y voir une invitation à un regard spiritualisé, qui rend les spectateurs sensibles au surgissement des mêmes qualités en eux, non pas que soit donnée à voir la représentation de cet état, mais que, bien plutôt, l’œuvre d’art soit l’image de cet état, son intermédiaire, son véhicule. De manière frappante, l’expérience spirituelle qui est ici proposée se rapproche – sans le vouloir d’emblée (ce qui est la condition sine qua non de son effectivité et de son authenticité) – d’une tradition théologico-philosophique qui trouve son centre dans l’affirmation de l’affaiblissement de Dieu (la kénose de Saint Paul, c’est-à dire, littéralement, le fait pour Dieu de se vider de sa puissance divine) et de l’homme (qui lui est corrélé), tradition profondément renouvelée par Weil au début des années 1940, et qui, sur des prémisses quelque peu différentes, est celle par exemple d’un Gianni Vattimo aujourd’hui (avec l’idée d’une « ontologie faible » en particulier)[46].

La pensée de Weil nous étant parvenue essentiellement sous forme de fragments et morceaux, sans une mise en forme ultérieure que sa mort précoce et la certitude de l’urgence ont empêchée et qui aurait peut-être conduit à en gommer les contradictions (mais aussi les enrichissements par inflexions successives), il serait vain de prétendre confronter la création des cinq artistes contemporains dont il vient d’être question avec un supposé système philosophique et théologique weilien qui n’existe tout simplement pas : tout au plus peut-on penser qu’il existe une vision du monde que la lecture permet de dégager, sans jamais la figer et en acceptant toujours de la considérer comme un ensemble évolutif. Je propose de pointer quelques convergences qui permettront peut-être de mieux envisager certains des enjeux qui sont plus ou moins explicitement soulevés par les œuvres, en insistant sur l’ensemble des textes fragmentaires retrouvés dans dix-sept Cahiers s’échelonnant de 1933 à 1943, dont l’édition critique vient de s’achever. Je m’autoriserai pour cela du fait que Weil ne cesse pas dans ses propres textes d’opérer par analogies, tressant par exemple entre eux les ouvrages majeurs des religions antiques et actuelles aussi bien que les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale et les formes écrites des traditions populaires, pour y discerner des points communs.

La vie aussi bien que les textes de Weil manifestent l’importance qu’elle attache aux circonstances concrètes. De même qu’elle a pensé que la philosophie se faisait en participant aux conditions de travail de ceux qu’elle veut comprendre et éventuellement éclairer – ce qui pour son propre compte a signifié plusieurs mois en usine sur des chaines de montage puis plusieurs mois comme ouvrière agricole –, de même peut-on voir une sorte de fondement commun dans la façon dont le caractère fabriqué, fait de main d’homme et non pas trouvé ou exécuté par des machines, est exhibé par les œuvres de ces cinq artistes, selon une attitude qui place ceux-ci loin de la position souvent valorisée du dandy distant (dont les mains pures tiennent au fait qu’il n’utilise jamais ses mains et le moins possible celle des autres) ; alors même que ce travail a pu être fait en collaboration ou en délégation. Car l’une des spécificités de la pensée weilienne aussi bien que de la création de ces artistes est de ne pas lier la valorisation du travail à une valorisation de la subjectivité ou à un objectif fixé par avance. D’une part, notamment après sa lecture attentive des Upanishad et de la Bhagavad-Gîtâ (à partir de 1940), Weil insiste sur le fait que les actions humaines ne doivent pas être guidées par l’attente de fruits précis ou de récompenses d’aucune sorte, mais correspondre à la réalisation de son devoir d’état (pour éviter les connotations réductrices que cette expression a pu prendre à cause de son usage par une théologie morale catholique quelque peu doctrinaire, on pourra aussi bien employer le terme de dharma, issu de l’hindouisme). Dans le domaine esthétique, elle en tire des conséquences radicales : « Le regard et l’attente, c’est l’attitude qui correspond au beau. Tant qu’on peut concevoir, vouloir, souhaiter, le beau n’apparaît pas. »[47] L’artiste qui voudrait donner à son art un contenu spirituel se tromperait s’il pensait en trouver la garantie dans l’utilisation d’une iconographie explicite : il faut « met[tre] Dieu non pas dans l’intention de son art, mais dans les procédés mêmes de sa technique. »[48] D’une certaine façon, selon des conséquences que les connaissances et les goûts artistiques de Weil ne lui ont pas permis de tirer, seule est fidèle à cet impératif une abstraction qui ne cherche pas à créer une image prédéterminée mais trouve celle-ci dans le processus de la création. D’autre part, la philosophe insiste sur le fait que tout acte humain, y compris intellectuel, artistique et spirituel, ne trouve sa pleine dimension que dans l’abandon de toute revendication individuelle, dans la dépersonnalisation ou l’impersonnalisation (elle n’emploie pas ce terme, mais ses méditations sur l’impersonnalité de Dieu le rendent légitime, y compris dans l’acception apparemment entièrement laïque que lui donne Wéry). Pour elle, ce fait vient de la conformité de l’homme à Dieu, un « Dieu […] créateur, [qui] s’est retiré pour nous laisser être »[49]. Il est même une condition sine qua non de la qualité spirituelle : « L’âme doit devenir  quelque chose qui ne peut absolument pas dire je. Alors le souffle vient. »[50]

Si la création est dépersonnalisée, si les tourments du moi n’y trouvent pas leur place, elle doit alors travailler d’abord avec ses déterminants concrets, avec ce qui la constitue matériellement plutôt qu’avec ce que l’on peut occasionnellement lui rajouter. Le principe absolu qui doit guider la vie selon la philosophe –  « Laisser agir en soi la nécessité. (Renoncement à la volonté propre). »[51] – prend pour l’artiste la forme première d’une acceptation des nécessités objectives qui déterminent son travail. Dans le monde esthétique qui était celui de Weil, où le modèle de l’Antiquité était prévalent, la statuaire en fournissait un exemple, ainsi commenté : « Les statues grecques ; le marbre semble y couler. Docilité parfaite à la pesanteur. »[52] Autant dire que la pesanteur, en art comme ailleurs, n’est pas le contraire de la grâce (y compris dans le sens non-religieux et purement esthétique de ce terme), mais sa condition de possibilité. Aujourd’hui qu’il n’est plus possible de créer des statues ou des tableaux où les figures soient pleinement réconciliées avec le monde sinon comme un divertissement (le déracinement, pour le dire d’un terme weilien qui mériterait évidemment discussion, étant sans nul doute constitutif de la condition contemporaine), seule la voie de l’abstraction permet de retrouver cette condition, du moins dans le cadre du tableau, de la photographie ou de la sculpture (à ceux qui prônent une pratique de l’image répondant à des critères iconographiques et sémantiques précis comme voie d’un art religieux aujourd’hui, on opposera sans problème la déliquescence de l’icône orthodoxe depuis l’entrée dans la modernité, c’est-à-dire au moins depuis le XVIIIème siècle). L’abandon à la nécessité est littéralement abandon à la pesanteur lorsque les images se constituent par les coulures de la peinture, les froissements du papier, le tombé des planches. Mais c’est de cet abandon que peut naitre la grâce, dès lors que « les effets de pesanteur correspondant à la situation so[nt] présents dans l’œuvre d’art, mais ne provoquent pas chez le spectateur (ou auditeur, ou lecteur) les effets de pesanteur corrélatifs »[53]. La fermeture première sur la nécessité est la condition même de l’ouverture finale : « L’illimité en nous doit être docile à la limite, comme la mer. »[54]

Les temps sont révolus où l’artiste qui voulait pratiquer une abstraction spiritualisante pouvait le faire de manière triomphaliste, en supposant une portée universelle directe qui ne s’est finalement jamais produite (ces temps où un Malévitch ou un Mondrian espéraient changer le monde et l’univers par leurs tableaux). Il n’est plus d’autre choix juste que de « refuser la puissance »[55], ce que font les cinq artistes sur lesquels j’insiste. Ils obéissent ainsi de facto à cette loi que Weil résumait par le sigle Λbas=haut (le gamma grec, Λ, désignant la loi)[56]. En cela ils sont les héritiers généralement involontaires d’une longue tradition mystique qui dépasse les distinctions entre religions et qui trouve également de nombreuses expressions laïques, comme le montre la vitalité de la notion de kénose chez des philosophes contemporains non-religieux[57]. Cette tradition a été relevée explicitement par Weil, qui en fait l’un des leitmotivs de ses écrits sur une dizaine d’années, et qu’elle résume de manière frappante : « Levier. Monter en abaissant. Il ne nous est peut-être donné de monter qu’ainsi. »[58] Abaissant l’œuvre à n’être presque rien, abaissant même littéralement la peinture dans le cas de Wéry pour ne plus en faire un objet majestueux suspendu à un grand mur mais une suite de surfaces rampantes (notamment dans la série Tour et Taxis de 2001), les artistes considérés ici y trouvent le moyen privilégié de l’élévation finale de leurs spectateurs. La spiritualisation qu’ils proposent n’est donc jamais dualiste, fondée sur la séparation des domaines matériel et spirituel, du bas et du haut.

Dans un long passage de son dernier Cahier, Weil a insisté sur le mode opératoire de cette loi du levier. La première constatation est que « le corps [on pourra dire aussi bien la matière] est l’intermédiaire indispensable à travers lequel l’âme exerce sur l’âme une action réelle. »[59] C’est le corps qui entraîne l’âme, et c’est pour cette raison qu’il faut « se dépouiller de tout ce qui est au-dessus de la vie végétative. […] Détruire dans l’âme tout ce qui n’est pas collé à la matière. Exposer nue […] la partie de l’âme qui est presque de la matière inerte. » Weil insiste sur cette « inertie de la matière » – on pourrait dire pesanteur de la matière – pour conclure : « De la matière inerte qu’on regarde comme pensante est une image parfaite de la perfection ». Elle va même un pas plus loin, dont je laisse aux lecteurs le soin d’expérimenter s’il peut être fait en face des œuvres rassemblées dans cette exposition : « Une pensée humaine peut habiter la chair. Mais si une pensée habite de la matière inerte, ce ne peut être qu’une pensée divine. »[60]

Cette pensée n’a en tout cas pas de contenu fixable, sinon elle ne serait que représentation, voire illustration. Ce que fait alors chacune des œuvres d’art qui propose une spiritualisation aujourd’hui, c’est une mise en disponibilité à ce qui peut survenir, sans l’anticiper. C’est une   ouverture principielle, en soi. Dans les termes qui sont ceux de Weil, cela signifie ménager du vide, dans l’œuvre comme dans la vie, ne pas chercher à remplir d’images ce qui n’en a pas besoin, parce que cela détournerait l’attention. L’art est selon elle un des deux opérateurs qui seuls atteignent ce degré de mise en ouverture de l’esprit : « Notre âme fait continuellement du bruit, mais il est un point en elle qui est silence et que nous n’entendons jamais. […] Il n’y a que deux pointes assez perçantes pour entrer ainsi dans notre âme, ce sont le malheur et la beauté. »[61] « L’imagination travaille continuellement à boucher toutes les fissures par où passerait la grâce »[62], dit-elle encore. D’où l’importance des œuvres d’art qui ne comblent pas l’imagination par des images mais laissent simplement voir des fissures, des failles, où « rien d’extérieur ne correspond à une tension intérieure »[63]. Il y a là une sorte d’impératif catégorique de la spiritualisation aujourd’hui : la création doit y éviter la forme qui prescrit et l’image qui fixe (c’est en quelque sorte l’équivalent de la position religieuse de Weil, qui affirme par exemple sa « vocation d’être chrétienne hors de l’Église »[64]).

*             *

*

Weil tirait de sa lecture des Upanishad l’idée que l’« art suprême » est un « ordre sans forme ni nom. »[65] Les œuvres de Marthe Wéry, Callum Innes, Emanuele Becheri, Georges Tony Stoll et Emmanuel Van der Meulen se donnent en tout cas les conditions de possibilité pour y parvenir. Aucune d’entre elles ne veut représenter Dieu – quel que soit le sens que chacun, individuellement, peut donner à ce terme (leurs positions vont de l’athéisme revendiqué au catholicisme pratiquant, en passant par l’agnosticisme) – ni même une expérience spirituelle spécifique. Leur question n’est assurément pas celles-là. En ce sens, elles s’inscrivent pleinement dans la logique de l’abstraction comme non-représentation. Mais leurs œuvres sont l’incarnation d’une expérience spirituelle spécifique, elles en sont les traces, les empreintes, et celui ou celle qui les regarde s’imprègne par ses sens de cette expérience, la vit à son tour, à sa façon (puisque les œuvres ne sont pas des prescriptions mais des invitations)[66].

Les œuvres qui s’inscrivent aujourd’hui dans la tradition d’une abstraction spiritualisante adoptent par rapport à celles des générations antérieures une position à la fois plus humble dans les visées – il ne s’agit plus de transformer d’un seul coup le monde mais de s’adresser à des spectateurs individuels ; plus provisoire dans l’apparence – on est loin de la sûreté de soi utopique des générations précédentes (de Malévitch à Rothko), et plus proche d’une proposition avec laquelle la liberté du spectateur est invitée à négocier (plus explicitement que chez Reinhardt ou Hantaï); plus incarnée dans l’orientation suggérée par les formes ou par les processus (puisque les œuvres continuent de ne pas proposer un contenu iconographique, ce qui serait perdre le bénéfice de l’abstraction, mais indiquent une orientation, physique et sémantique). La spiritualité évoquée est moins celle d’une complète séparation d’avec le monde concret ; la transcendance s’ouvre à l’intérieur du monde, sans contredire celui-ci mais en le dépassant.

Les œuvres sont à l’image de l’expérience qui leur donne l’existence, non pas au sens où l’on pourrait avec certitude savoir quelle a été l’expérience de celui qui les a réalisées, dans la mesure où, précisément, la seule chose qui transparait de ce moment de la création c’est l’impersonnalité et qu’on ne peut donc pas remonter à une personne singulière, mais au sens où l’image consiste dans la transmission d’une expérience spirituelle spécifique. Notre regard peut ainsi devenir à l’image de ces œuvres, selon un parcours que Weil a décrit : « La création est faite du mouvement descendant de la pesanteur, du mouvement ascendant de la grâce, et du mouvement descendant de la grâce à la deuxième puissance »[67].



[1] Assigner à une œuvre d’art un « contenu » spirituel relève toujours plus ou moins d’une déclaration de foi. La part des expériences propres à chacun de ceux qui l’approche est en effet importante, qui peut conduire un même objet à être perçu comme strictement matérialiste ou engager à une perception spirituelle. Si je suis d’accord avec Georges Didi-Huberman pour affirmer avec prudence que « bien que quelque chose comme une qualité auratique peut perdurer dans les œuvres de ces peintres [Malévitch, Mondrian, Newman], qu’elle peut même les sous-tendre, cela ne peut pas vouloir dire qu’elle perdure en tant que telle » (« The Suppositions of the Aura : The Now, the Then, and Modernity », dans Richard Francis, dir., Negotiating Rapture : The Power of Art to Transform Lives, Chicago, The Museum of Contemporary Art, 1996, p. 51), je ne pense pas pour autant qu’il soit illégitime de proposer une interprétation spirituelle de certaines œuvres, du moins quand celle-ci rend compte d’une expérience et s’appuie éventuellement sur les intentions déclarées des artistes (sans hypostasier et fétichiser celles-ci cependant, sans leur assimiler les propositions plastiques, qui doivent conserver leur autonomie relative). Cela ne constitue une opération visant à remettre de l’iconographie dans l’art abstrait qu’aux mains d’historiens ou de critiques peu scrupuleux. Les œuvres d’art sont des propositions auxquelles il m’est permis, comme récepteur, de donner diverses interprétations, en favorisant cependant celles qui visent à déployer les potentialités maximales de l’objet, en prenant au sérieux l’intentionnalité de celui-ci, intentionnalité qui est indiquée par les formes qu’il présente concrètement ainsi que par une chaîne de réceptions dont le créateur est le premier opérateur tandis que je me situe à l’autre bout.

[2] Il y a là une parenté avec ce que Erwin Panofsky a étudié comme « image de dévotion », qu’il définit ainsi : « elle permet à la conscience individuelle du spectateur une immersion contemplative dans le contenu médité, et laisse en quelque sorte fondre l’âme du sujet avec l’objet » (« Imago Pietatis » [1927], trad. de l’allemand par Daniela Becker, dans Peinture et dévotion en Europe du Nord à la fin du Moyen-âge, Paris, Flammarion, 1997, p . 14). Si ce n’est que le contexte culturel ayant changé, parler de dévotion est impropre, dans la mesure où la dévotion suppose un contenu spécifiquement rattaché à une religion. La notion de spiritualisation permet une moins grande prédétermination.

[3] Oleg Grabar, L’Ornement. Formes et fonctions dans l’art islamique, trad. de l’anglais par Jean-François Allain, Paris, Flammarion, 1996 [1992], p. 85.

[4] Vassily Kandinsky, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, trad. de l’allemand par Pierre Volboudt, Paris, Denoël / Gonthier, 1969, p. 68.

[5] Kazimir Malévitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural [1916], trad. du russe par Jean-Claude et Valentine Marcadé, dans K. S. Malévitch, Écrits sur l’art, tome 1 : De Cézanne au suprématisme, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1974, p. 67.

[6] K. Malévitch, Du cubisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural [1915], repris ibid., p. 40.

[7] K. Malévitch, Des nouveaux systèmes dans l’art [1919], repris ibid.,  pp. 81, 84.

[8] K. Malévitch, Dieu n’est pas détrôné. L’Art. L’Église. La Fabrique [1922], repris ibid.,  p. 175.

[9] Mes remarques à propos de ce tableau ont été formulées pour la première fois à l’occasion d’une conférence au Centre Pompidou, le 18 mai 2008, à l’invitation de Marc Archambault. Mes remerciements s’adressent également à Jean de Loisy.

[10] Sam Hunter, New York Times, 14 mars 1948, repris dans Dore Ashton, About Rothko, New York, Oxford University Press, 1983, p.105.

[11] Mark Rothko, « Notes d’une conversation avec Rothko, 1956, par Selden Rodman », reprises dans Écrits sur l’art 1934-1969, Miguel López-Remiro, trad. de l’américain par, Paris, Flammarion, 2005, p. 185-186.

[12] Dominique Fourcade, sans lasso et sans flash, Paris, P.O.L., 2005, p. 24.

[13] Cette description est donnée par l’artiste dans « Dons de tableaux. Notes de Simon Hantaï », dans Suzanne Pagé et Alain Cueff, dir., Donation Simon Hantaï, Paris, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1998, p. 24.

[14] Jean-Luc Nancy propose une interprétation presque inverse de celle que je viens d’esquisser : « On ne remontera pas des « Mariales » […] à on ne sait quelle spiritualité. L’ « esprit », si c’est de lui qu’il faut parler, n’est pas ailleurs que dans la simple matérialité des toiles pliées, enduites, dépliées, offrant leurs évidements au milieu de la couleur. » (« Hantaï 1958 : « La peinture se dépouillait… », La Part de l’Œil, n°20, 2004-2005, p. 31).

[15] Ad Reinhardt, « Autocritique de Reinhardt », Iris-Time, n°7, 10 juin 1963, n.p., trad. de l’américain dans Michel Bourel, dir., Art minimal II, Bordeaux, C.A.P.C., 1986, p. 14.

[16] Donald Judd, « Nationwide Reports : Hartford », Art News, mars 1964, repris dans Complete Writings 1959-1975, Halifax, The Press of the Nova Scotia College of Art and Design et New York, New York University Press, 2005 [1975], p. 118.

[17] Thomas Merton, lettre à Ad Reinhardt du 3 juillet 1956, reprise dans Joseph Masheck, « Five Unpublished Letters from Ad Reinhardt to Thomas Merton and Two in Return », Artforum, voL. X, n°17, décembre 1978, p. 23.

[18] Éric Valentin, « Avec Reinhardt, libérer le regard », Artstudio [Paris], n°16, printemps 1990, pp. 51, 53 n. 15, 62. L’auteur prend soin de préciser que « pour Reinhardt la spiritualité en art est spécifique » et qu’il y a même chez cet artiste une « religion de l’art » (ibid, pp. 61, 62).

[19] A. Reinhardt, « Twelve Rules for a New Academy », Art News [New York], mai 1957, repris dans Art-As-Art: Selected Writings of Ad Reinhardt, Barbara Rose ed., New York, Viking Press, 1975, p. 207. Thomas Kellein signale que cette formule est en réalité une citation de James McNeill Whistler (« Ad Reinhardt : Die Malerei als Ultimatum », dans Gudrun Inboden et Thomas Kellein, dir., Ad Reinhardt, Stuttgart, Staatsgalerie Stuttgart, 1985, p. 74). Reinhardt en donne une application beaucoup plus radicale que le peintre postimpressionniste.

[20] Erich Franz, « The Presence of the Absolute », dans cat. expo. In Quest of the Absolute, New York, Peter Blum Edition, s.d. [1996], p. 16.

[21] J’utilise le terme de “ravissement” dans le sens que lui a donné Richard Francis (« ces moments où le plaisir est si exalté que nous ne nous rendons plus compte de notre enracinement dans le monde materiel ») à l’occasion d’une exposition transhistorique sur ce thème (« Negotiating Rapture, An Introduction », op. cit., p. 2). Ce n’est évidemment pas la voie spirituelle que je privilégie ici.

[22] Marthe Wéry, dans le catal. expo. Bernard Frize, Marthe Wéry, Pau, Le Parvis, 1997, n. p.

[23] Aurélie Nemours, XX

[24] M. Wéry, texte non publié, avril 1977, cité dans Christian Debuyst, « Marthe Wéry – De la distance prise ou La dialectique entre le vivre et le voir », catalogue d’exposition Marthe Wéry, La Haye , Haags Gemeentemuseum; Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, Editions Lebeer Hossmann, 1986, p. 28.

[25] Agnes Martin, « La perfection inhérente à la vie » [1973], repris dans La perfection inhérente à la vie, textes réunis et présentés par Dieter Schwarz, trad. de l’américain par Sally Bonn, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1993, p. 49-58.

[26] A. Martin, « L’esprit serein », 1972,  repris ibid., p.36.

[27] Irmeline Lebeer, « J’ai envie d’échapper à la forme définitive…, Entretien avec Marthe Wéry », cat. expo. Marthe Wéry, Peinture, Venise 82, Bruxelles, Editions Lebeer Hossmann, 1982, n.p.

[28] M. Wéry, « Correspondance Marthe Wéry / Denys Riout 11/11/1994 – 15/01/1995 », Pierre Hebbelinck, dir., Marthe Wéry / Architecture, Bruxelles, Éditions Fourre-Tout, 2006, p. 16. Dans son dernier entretien, elle précisait encore : « Parler de spiritualité dans ce contexte me donne l’impression d’abandonner cette démarche [pratique] pour introduire d’autres prévalences comme celle de l’image […] ou du symbole » (M. Wéry, « Repenser au sens de mon travail », FluxNews, n°37, avril-mai-juin 2005, repris dans Thierry de Duve et al., Marthe Wéry : vues, Bruxelles, couper ou pas couper, 2007, n.p. [entre les p. 20 et 21]).

[29] Elle écrira en 1999 : « dès le départ a existé en moi une volonté d’impersonnalisation » (M. Wéry, « Préambule », dans T. de Duve et al. Marthe Wéry, Un débat en peinture / A Debate in Painting, Bruxelles, La Lettre volée, 1999, p. 9).

[30] Ces réflexions sur Marthe Wéry reprennent, modifient et, je l’espère, enrichissent un texte antérieur: « Rigoureux, forts et ouverts – les tableaux de Marthe Wéry », dans Pierre-Olivier Rollin, dir., Marthe Wéry, Musée des Beaux-Arts de Tournai / Secteur artistique de la Province de Hainaut, 2005, p. 17-33.

[31] Brian Muller, introduction au cat. expo. Real Art: A ‘New Modernism’: British Reflexive Painters in the 1990s, Southampton Art Gallery, 1995, p. 7, 10.

[32] Callum Innes, « A discussion with Iwona Blazwick, March 1992, Edinburgh », cat. expo. Callum Innes, London, The Institute of Contemporary Arts & Frith Street Gallery, 1992, n.p.

[33] C. Innes, “Interview by Kevin Henderson”, transcript, vol.3, n°2, [1998], p. 36.

[34] Ces considérations sur Callum Innes s’appuient largement sur un texte antérieur : « Callum Innes », dans Fiona Bradley, dir., Callum Innes, Ostfildern, Hatje Cantz, 2006, p. 129-136.

[35] Emanuele Becheri, notes inédites sur son travail fournies à l’auteur. Les citations non-référencées dans la suite du texte consacré à l’artiste proviennent de ces notes.

[36] E. Becheri, dans Marco Bazzini, ed., Nessuna Paura : Art from Italy After 2000, Prato, Centro per l’Arte Contemporanea Luigi Pecci, 2007, p. 29.

[37] E. Becheri, « Conversation entre Emanuele Becheri et Mauro Panzera », Artalgìa, foglio d’arte periodico, octobre 2006, p. V.

[38] Georges Tony Stoll, « Donne toi la peine, écoute-moi raconter les mythes… », dans Élisabeth Lebovici, dir., L’intime, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 1998, p. 29 et « MON CHEF D’ŒUVRE – 2003 », tapuscrit inédit de février 2007.

[39] G. T. Stoll, mail à l’auteur du 12 juillet 2007.

[40] Vincent Simon, « En parcourant »,  dans G. T. Stoll, Dessin infini, Paris, septembre, 2007, p. 8-9.

[41] Sur cette notion appliquée spécifiquement à l’œuvre sur papier, je me permets de renvoyer à mon « Éblouissements », ibid., p. 30-41.

[42] G. T. Stoll, conférence à St Séverin, Paris, 3 avril 2008.

[43] Ainsi Dominique Baqué constate-t-elle justement que, dans une photographie comme Absents – 1994, « la partie « basse » du corps [ici, un pied recouvert d’une socquette blanche] défigure la supposée spiritualité du visage », mais en tire la conclusion erronée d’un rejet global de la spiritualité chez l’artiste (« S’aventurer dans les territoires de l’abstraction », dans D. Baqué et É. Lebovici, Georges Tony Stoll, Paris, Éditions du Regard, 2005, p. 24).

[44] G. Tony Stoll, « Panic raide », dans Yann Géraud et Georges Tony Stoll, catal. expo Panic raide – 2008, Paris, Collector’s Preview, [2008], n. p.

[45] Emmanuel Van der Meulen, « Entretien d’Éric de Chassey avec Emmanuel Van der Meulen », catal. expo. Emmanuel Van der Meulen. Enten – Eller, Paris, LienArt et Galerie Jean Fournier, 2009, n. p. Toutes les citations de l’artiste sont tirées de cet entretien.

[46] Voir en particulier Gianni Vattimo, Espérer croire, trad. de l’italien par Jacques Rolland, Paris, Seuil, 1998 [1996].

[47] Simone Weil, Cahier VIII, dans Œuvres complètes, VI, volume 3, Cahiers (février 1942 – juin 1942), André A. Devaux et Florence de Lussy, ed., Paris, Gallimard, 2002 [ci-après O. C., VI, 3], p. 101.

[48] S. Weil, Cahier XI, ibid., p. 329.

[49] S. Weil, Cahier VIII, ibid., p. 86.

[50] S. Weil, Cahier VII, dans Œuvres complètes, VI, volume 2, Cahiers (septembre 1941- février 1942), F. de Lussy, ed., Paris, Gallimard, 1997 [ci-après O. C., VI, 2], p. 460.

[51] S. Weil, Cahier VI, ibid., p. 881.

[52] S. Weil, Cahier IX, O. C., VI, 3, p. 159.

[53] S. Weil, Cahier V, O. C., VI, 2, p. 200.

[54] S. Weil, Cahier VIII, O. C., VI, 3, p. 72.

[55] S. Weil, Cahier I, dans Œuvres complètes, VI, volume 1, Cahiers (1933-septembre 1941), A. Devaux et F. de Lussy, ed., Paris, Gallimard, 1994 [ci-après O. C., VI, 1], p. 143. Dans les écrits de Weil, le terme abstraction a toujours une valeur négative, mais c’est qu’il ne s’applique pas à l’art mais à la science et à la technique (cf. Catherine Chevalley, « Simone Weil et la science : « refuser la puissance ». Remarques sur sa critique de la physique de son temps », dans F. de Lussy, ed., Simone Weil. Sagesse et grâce violente, Paris, Bayard, 2009, p. 106).

[56] F. de Lussy, introduction aux Cahiers II et III, dans O. C., VI, 1, p. 216.

[57] Je songe en particulier à Giorgio Agamben, Le temps qui reste. Un commentaire de l’Épitre aux Romains, trad. de l’italien par Judith Revel, Paris, Payot, 2000, ainsi qu’à Alain Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, Collège International de Philosophie, 1997.

[58] S. Weil, Cahier III, O. C., VI, 1, p. 353.

[59] S. Weil, Cahier XVII, dans Œuvres complètes, VI, volume 4, Cahiers (juillet 1942 – juillet 1943), Marie-Antoinette Fourneyron, F. de Lussy et Jean Riaud, ed., Paris, Gallimard, 2006, p. 337.

[60] S. Weil, Cahier XVII, ibid., p. 343.

[61] S. Weil, « L’amour de Dieu et le malheur » [1942], repris dans Œuvres, F. de Lussy, ed., Paris, Gallimard-Quarto, 1999, p. 716.

[62] S. Weil, Cahier V, O. C., VI, 2, p. 194.

[63] Ibid., p. 190.

[64] S. Weil, Lettre à un religieux [1942], repris dans Œuvres, op. cit., p. 986.

[65] S. Weil, Cahier III, O. C., VI, 1, p. 342.

[66] La formulation des considérations qui précèdent a été facilitée par la lecture de Marie-José Mondzain, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain (Paris, Seuil, 1996, spécialement pp. 95-150), même si elle n’en reprend finalement aucune des propositions telles quelles, dans la mesure où aucune des œuvres commentées ne prétend au statut d’icône, au sens théologique de ce terme. Ce sont des tableaux, au sens que distingue la philosophe, c’est-à-dire qu’ils instaurent un regard et que leur caractère d’objet n’est que le support de cette instauration.

[67] S. Weil, Cahier VIII, O. C., VI, 3, p. 65.

X