Georges Tony Stoll

DONNE-TOI LA PEINE, ÉCOUTE-MOI RACONTER LES MYTHES

Il faut écrire, écrire comme un chien qui s’ennuie, un chien qui mange les ordures dans les ordures, et quand même bien se remplir comme jamais, c’est plus clair après. Faim et soif. Tous les matins, je me lève et j’ai soif. J’ai faim aussi. Que dois-je faire ?

Entrer dans le lit. Des jours pas lavé. Ça me prend et je me laisse faire.

Toute réforme se prépare dans un sous-sol.

Mon travail met en lumière la réalité d’une contradiction entre ce qui nous est imposé et ce que nous reconnaissons (découvrons) comme nous étant nécessaire. Contredire et même se contredire devient une action qui peut nous propulser vers un état nouveau non identifiable.

Les hommes dans mes photographies construisent un territoire où ils peuvent être désobéissants, ignorants, naïfs, grossiers, tueurs. Ou simplement des hommes intelligents qui ont su saisir le poids du réel, l’affronter, et finalement, reconnaître son caractère impossible. Les manipulations provoquées (manipulations de corps, d’objets), les mises en place dans des espaces anonymes sont des réponses à une réalité concentrationnaire, un nouvel ordre moral, un nivellement conformiste qui tend à exclure toute spontanéité. Ce sont donc des réponses à des menaces.

Les mises en place sont préparées mentalement avec la même lenteur qu’il faut pour provoquer un changement ( c’est ce qu’il faut faire, c’est ce que je dois faire). Ces manipulations sont des exemples de travaux, des exercices « privées ». Ces exercices sont des attaques efficaces ou inutiles, les hommes qui les réalisent sont bons ou mauvais, mais définitivement différents.

Dans les photographies, il y a la surprise du résultat, sans avant ni après. Ceux qui regardent les photographies peuvent entrer dans ces intérieurs, intérieurs des corps, des objets, à l’intérieur de ces actions puisqu’elles proposent des échanges liées seulement à l’expérience, un moment où la parole et l’action sont interchangeables, celui qui fait, celui ou celle qui regarde.

On parle de la maison et on dit qu’il est nécessaire de s’en construire une, avec le temps qu’il faut, mais de le faire pour avoir chaud. Et moi, je dis que je ne sais pas ce qu’est avoir chaud, quelle impression  pourrait, risquerait de changer mon monde, quelle aventure, quels corps, quelle intimité, quelle histoire et aussi pour qui. La maison. En pierre. En bois. En feuillage. Toujours fragile.

Ma maison, elle est petite, juste la place d’une table pour manger, d’une chaise pour refaire mon esprit, et d’un lit pour m’en sortir. Dans un coin, des cartons remplis de livres qui me reste. Chaque jour, je déchire une page et la brule pour le feu, manger, voir, fumer. Un pantalon, une veste pour sortir, une seule paire de chaussettes, pas de sous-vêtements, jamais, et des mocassins en daim marron qui ne s’usent pas. Quand je ne porte pas ça, je reste nu dans la maison. Parfois, je sors la nuit et fais quelques pas, et c’est bien. Quand je suis nu dans la maison, je reste assis ou couché, je ferme les yeux et tente de retrouver les images qui font plaisir, qui calment, qui brûle ma colère, qui ne me font plus rien. je sais que j’ai encore du souffle et la couverture qui cache mon matelas ne blesse plus la peau de ma queue quand je la frotte, silencieux. Je suis assis près de la table ou au milieu de la pièce, je compte les carreaux qui me séparent de la porte ; j’ai besoin de la présence obscure des rainures qui en font des terrains de jeux, pleines de poussière graissée, d’eau sombre séchée et glacée ; j’invente cette alchimie pour donner un sens au sol ; là, je pose mes pieds, ma vie dans ce lieux, tous les jours.

 Je me demande pourquoi je suis un artiste et qu’est-ce que je dois faire. Je me demande pourquoi tout le monde n’est pas un artiste et ce que font les artistes. Je suis donc entouré. Ceux qui m’entourent m’attirent. Je les regarde, je les écoute, je lis dans les journaux ce qu’ils font, je m’intéresse à eux et finalement, c’est dans le lien qui se crée entre eux et moi, entre leur expérience et la mienne que je travaille aussi. Il y a souvent une égalité entre une de mes problèmes et un des problèmes d’hommes et de femmes que je ne connais pas. Seulement parce que je ne suis pas le seul à avoir des difficultés à rester debout, marcher, parler, trouver en fait ma place. Dans cette réalité-là que je partage, il faut que je « m’organise » : je ne sais plus rien, je ne suis pas d’accord, je sens que je dois changer. Je dois me propulser dans un état qui doit me forcer à faire des exercices, à faire des propositions. Je fais une vidéo, je me mets dehors et je regarde ce que je propose. Je ne sais pas si ce qui se passe dans cette vidéo est la bonne réponse ou la bonne question, en tous les cas la bonne solution, mais si ce qui se passe dans la vidéo me parle, alors le monde devient possible. Je peux l’affronter différemment et je me lie aux autres.

 

J’ai besoin de cette circulation collective. Ce qui me parait essentiel est de comprendre si l’isolement provoqué par la réalité sociale ou par sa propre histoire, ou par les deux à la fois, quand nous sommes conscients de l’importance de l’appartenance à un groupe, de l’importance de son expérimentation. Actuellement nombreux sont ceux qui vivent cet isolement, rejetés des normes. Personne ne peut affirmer être prêt à subir ce rejet, je ne comprends pas l’extrême violence qui perdure dans les rapports humains, cette facilité cynique avec laquelle certains hommes continuent à opprimer, la lâcheté complice avec laquelle certains hommes laissent faire, tout cela au bout du compte établit éternellement un principe.

Alors, pourquoi rester enfermer, le corps pris dans ses odeurs, du lit couché au fauteuil assis ?

Là-haut, en haut du mur qui sépare les deux mondes, la vue est impressionnante. Le haut du mur est une crête, poussiéreuse ou recouverte de mousses glissantes, fraiches et colorées de teintes grises, rouge terre, ocre terre et charbon noir brillant pour les mains qui ne se lissent pas. Il veut quoi ce type qui se balance et qui se rattrape bien quand il sent ses pieds s’échapper ? ca suinte de tous les côtés et il ne tombe pas, il en devient comique, cette assurance secrète. Il tend bien les jambes et le cul rebondi. Il a du chemin à faire jusqu’à nous, mais ce n’est pas ce qu’il veut. Il saurait nous parler et prouver que rien n’est faux dans ce que nous faisons pour lui. Que faisons-nous ?

La nécessité de réfuter un principe ou un ensemble de principes vient aussi de la connaissance de sa propre histoire, du vécu comme preuve et de l’acceptation du désordre induit par l’incapacité à répondre à ce ou à ces principes. La marginalité n’est pas un choix. Son signalement est limité par l’ordre social. L’intime, l’intérieur est alors le vrai lieu du conflit s’il naît du refus de l’identification de la différence et de la fusion avec la normalité. Je me sens semblable et je me sens différent, je veux que l’on perçoive cette différence et qu’elle se montre au bon moment. Je veux que l’on voit ce qui est pour moi inacceptable. L’art me sert à mettre en place les inventions liées aux effets de ce conflit.

Qu’est-ce que je sais ? Le passé renvoie à la compréhension exacte et à la conviction de ce que l’on sait. Et en ce qui me concerne à la nécessité de l’abandon du savoir. Ce que j’ai à faire est en fonction du présent.

Je reprends.

Je suis debout près d’une fenêtre qui donne sur l’avenue. Je suis nu. De temps à autre, je me penche sur le côté pour voir si quelqu’un, l’homme qui vit seul juste en face me regarde, m’épie discrètement, je ne suis pas content car je ne remarque aucune présence, et c’est vrai, je n’ai pas envie que l’on soit discret avec moi, au contraire, j’ai envie que l’homme d’en face me montre qu’il m’observe, qu’il se montre lui aussi, lui aussi nu, ivre comme moi d’alcool et de chaleur, ce plein été dans la ville et toute la sueur du métro qui donne des envies de corps et de cris, pas d’amour, pas d’argent pour partir et on se débrouille en se donnant, pour exister un instant, même si on ne dit pas son nom, on ne parle pas de son travail ou de ses rêves, en se donnant pour profiter du mirage de la chaleur et en redemander.

Personne en face, des lignes de volets clos et serrés, une fenêtre ouverte et obstruée par un rideau rouge opaque, et ça, tout le long de l’avenue, tous ont chaud, tous sont loin.

Je travaille dans le territoire de l’abstraction, ce trou noir que je peux situer entre la réalité et la fiction, mais dont il m’est impossible d’en décrire les limites, les formes, les échanges. Dans la réalité, il est dit qu’ aucune image, aucune présence, aucune action ne sont abstraites. Dans la fiction il est dit que tout doit être faux. Le territoire de l’abstraction ne résulte pas de cette contradiction, il s’en sert au travers de l’expérience du vrai et du faux.

L’art travaille à mettre en lumière un effort qui révèle des contradictions vitale : le savoir intime et la compréhension universelle, la construction et la destruction, la tentation d’accession à une place idéale et le nomadisme, la marginalité et la collectivité. Ces contradictions doivent mener celui ou celle qui regarde à prendre d’autres positions, à prendre une autre possession de leurs corps et  de leurs savoirs, à se mettre en mouvement individuellement et collectivement et ainsi à tenter de nouveaux coups.

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