Georges Tony Stoll

Abracadabra n°4 – 2011

Le sac est en plastique rouge et de grande taille. Chris l’avait scotché sur la porte de la cuisine et le sac a une grande gueule ouverte par laquelle il peut y jeter tous les restes de la soirée de la veille qui, d’après ce qu’il a commencé à raconter, en même temps qu’il range la grande pièce de l’appartement, n’a pas été une soirée formidable. Il s’est plaint tout de suite de la gêne, l’ennui qui a écrasé (ce sont ses mots) toutes les personnes qu’il avait invitées, toutes ayant formé rapidement des sortes de clans, et il a ajouté, en donnant quelques détails particuliers, combien ces clans ne communiquaient pas entre eux, se faisaient même face à des moments, prêts peut être à se damer le pion à la moindre parole entendue, la moindre attitude mal comprise, sur un vrai champ de bataille sophistiqué, un désastre. Il n’a pas oublié de citer ceux qui étaient solitaires, comme des statues fondues et oubliées (ce sont ses mots), collées contre les murs ou au fond du canapé, un verre à la main, le regard perdu vers…. Rapidement, Chris ne s’est pas arrêté de dire, avec la voix faible d’un adolescent insatisfait :

– C’est fini! je m’en vais de cette ville!… je m’installe à …

Le sac plaît à Pierre et il ne quitte pas des yeux le petit ventre rouge qui s’est formé à sa base, le petit ventre rond plein des restes de la soirée et de journaux dont Chris veut tout à coup se débarrasser.

– Ils ont tout bu et tout mangé… Et ils ne se sont pas amusés, continue-t-il de plus en plus lent. Et Kantor qui n’est pas venu hier au soir, qui ne veut plus…

Pierre regarde son ventre et il le trouve beau aussi, comme celui du sac. Il aime le sac rouge. À des degrés divers et selon les moments, les couleurs l’attirent, des morceaux de couleurs, des pans de murs, des fonds d’affiches, des draps, des rideaux, un pull-over, un bijou, et il se sent surpris, harponné, il bénéficie de leur lumière devenue particulière, parfois affolante dans un ensemble où tout est incessamment blanc et gris jusqu’au noir. Et là, il s’enveloppe de l’intensité bruyante de ce rouge. Il doit demander à Chris où il a acheté les sacs, voilà qui est le plus urgent à ce moment-là.

– Pourquoi tu n’es pas venu, toi?

Pierre ne répond pas en regardant le ventre du sac qui grossit.

– Tu n’aimes pas beaucoup mes amis, hein?

Pierre lève alors la tête vers Chris et il lui sourit. Le sac avec son scotch se détache de la surface de la porte et en tombant sur le parquet, il fait un bruit plein. Et Pierre le trouve encore très beau, la bouche fermée et le ventre étalé.

– Je vais faire du café, dit-il en l’enjambant.

Chris se met à passer l’aspirateur et il le fait rageusement, comme s’il était devenu clair que le souvenir de la soirée devait totalement et rapidement disparaître, et vider même son corps de l’amertume qui rend les hommes prêts à imaginer n’importe quelle bêtise. Pierre aime le bruit du moteur d’un aspirateur, le sifflement dans le balai et surtout, le cliquètement quand il avale un éclat de verre, une pièce de monnaie, un clou, le son rapide du parcours d’un petit parasite dans le tuyau en fer et la sensation de la disparition dans le ventre de la machine, un voyage vers… Dans la cuisine, quand il a fini de remplir la cafetière, il ferme les yeux un instant pour écouter. Il se demande alors pour quelle raison il est passé voir Chris ce dimanche après-midi.

– Il y en a un qui a trouvé le moyen de brûler le parquet !

Pierre retourne dans la pièce et Chris est à quatre pattes, observant l’empreinte de la brûlure noire sur la latte de bois. Quelqu’un a en effet écrasé sa cigarette sur le sol. Il s’assoit sur le canapé et il sourit en voyant le cul en l’air de son ami, qui tente rageusement de faire disparaître la marque noire, mais il est trop tard.

– Là aussi ! Et là ! Et là ! Et là ! Et encore là !… Mais à quoi pensent-ils quand ils sont chez quelqu’un ? gémit Chris, le visage maintenant complètement défait… Où se croient-ils ?

Il s’affale sur le sol, le corps abattu, le manche de l’aspirateur entre les cuisses, regardant autour de lui, comptant les brûlures, caressant du doigt les marques les plus proches, comme si elles avaient été faites sur sa peau, hochant la tête jusqu’à fermer un instant les yeux en grimaçant. Puis il se tourne vers Pierre et son regard est désespéré, celui d’un homme à l’agonie recevant des flèches de braises et qui vient de comprendre qu’il ne peut rien faire d’autre que de supporter, car tout sera fini bientôt.

– Je vais te servir un café, dit Pierre en souriant. Laisse tomber tout ça.

Il se lève et il se demande encore pourquoi il est passé voir Chris ce dimanche après-midi, cet homme qui attend, qui tente de trouver chez ceux qu’il croise un souffle nécessaire pour vivre intensément. Si, dans la cuisine, Pierre se mettait à parler de Chris, à parler du sentiment qu’il éprouve à son égard, à donner certaines informations à son sujet, il dirait que la nouveauté, la vitesse et le bruit obsèdent cet homme, aujourd’hui affalé et désespéré sur le sol de son salon. Il faut savoir que Chris se laisse embarquer par n’importe qui pour aller n’importe où, envahi par la terrible inspiration que tout ce qu’il risque de vivre peut être exceptionnel et alors, se sentir tiré ailleurs, au seuil d’aventures qu’il faut réaliser absolument. Pierre pourrait dire encore que Chris serait ainsi un homme envoûté par la crainte du vide, au centre d’une version de fête éternelle traversée à toute vitesse, et dans laquelle il se transformerait chaque fois en un géant éclatant de force et d’humour, un géant qui s’exhiberait dans des lumières sulfureuses au rythme d’enlacements prévus à l’avance, le visage étiré à l’extrême par un éclat de rire permanent. Pierre pourrait aussi ajouter, dans la description précise de son ami aujourd’hui anéanti, que celui-ci vit dans les restes d’un temps où cette fête éclatante de vertiges occupait le cours de l’existence d’un enclos d’aristocrates et de maîtres de l’éphémère, revendiquant à la folie la décadence exceptionnelle de délires précieux, tous parcourant le monde sans effort jusqu’au bout de l’irréel. Chris serait dans un rêve fumeux près de compagnies la plupart disparues qui lui ordonneraient de s’acharner à raviver un succès dépassé, tout au moins à rebâtir l’espace des illusions fracassantes, comme des traversées de miroirs où se refléteraient les danses mémorables de corps défoncés. Pierre pourrait enfin finir ce portrait en affirmant que cet homme refuse de ne plus être vraiment aussi efficace pour se propulser dans un au-delà ahurissant, il insiste et il s’épuise. Là, dans l’énergie que Chris met à ranger son appartement sans l’aide d’une complicité, dans sa colère muette, il est celui qui se réveille et qui ne comprend rien, il est le fou qui cherche le calme après avoir subi une série de mouvements désordonnés, il est celui qui n’a plus rien à inventer.

Dans la cuisine, Pierre pense, en versant le café dans les tasses, qu’il serait mieux chez lui à ne rien faire. Il n’a pas besoin d’en savoir plus sur la soirée de la veille et Chris, lui, veut raconter. Pierre pourrait se dire qu’il ne connaît pas cet homme depuis longtemps et qu’ainsi voilà la raison pour laquelle il lui serait difficile de dire quelque chose sur le lien qui les attache parfois. Il pourrait se souvenir de l’endroit où ils se sont rencontrés et peut-être même reconnus, un soir, par hasard, dans la foule d’un bar dont la lumière bleutée des néons avait attiré Pierre, un peu éméché après un dîner plutôt agréable, au cours duquel certains de ses amis présents lui avaient avoué combien ils le trouvaient hilarant. Il avait bu donc pour fêter cette découverte de lui-même et les avait quittés sans état d’âme devant leur déception. Il s’était mis à marcher sans chercher à imaginer un avenir, et la caresse bleue qui venait de l’intérieur de ce bar lui était apparue comme une surprise offerte sans effort. Il était entré et en effet, une foule mouvante d’hommes et de femmes s’amusaient à jouer dans cette lumière des rôles certainement dangereux. Ils lui donnaient cette impression et Pierre a voulu tout de suite se fondre dans leurs jeux, il se savait hilarant. Chris était là, pas très loin, et ils se sont connus à cause d’un verre renversé et de l’éclat de rire dévastateur d’un regard allumé. Ils se sont alors collés l’un à l’autre sans réticence, dans ce qui pourrait ressembler à une drôle de glue, fine et transparente. Chris s’était mis à parler et racontait des histoires invraisemblables par leurs déroulements frénétiquement décousus et Pierre écoutait, tout cela valait le coup puisqu’il est rare d’entendre des récits de combats déraisonnables qui se transforment rapidement en feux d’artifices captivants, surtout pour un homme hilarant. Ils s’étaient retrouvés plusieurs fois dans la lumière bleu de ce bar et Pierre pourrait se rappeler qu’il se laissait entraîner dans des péripéties chaque fois plus hallucinantes offertes par cet homme nouveau et dont la beauté précieuse le troublait. Il avait en face de lui un comédien confus, non, plutôt un joueur professionnel qui s’amusait à ne plus garder un flegme pourtant si efficace quand on veut asservir une table d’adversaires infernaux. Et puis, ils sont sortis de ce bar et ils avaient pris le temps de se laisser s’enfoncer, au gré de leur inspiration, comme un duo d’animaux excentriques dans des situations excentriques, et ils parasitaient des lieux où l’argent coulait à flot comme les pires des bouges qui ne fermaient jamais leurs portes, profitant des faiblesses de ceux à qui ils souriaient, promettant un jeu équivoque où finalement ils ne cherchaient jamais à être les vainqueurs. Même avec les femmes qui les suivaient en riant, la dernière fois celle aux cheveux courts d’un roux éclatant, une actrice de cinéma dont Pierre, à ce moment-là, ne pouvait dire le nom, et qui se donnait au point de les rendre éperdus d’amour, juste un moment.

Maintenant, dans cette cuisine, Pierre pourrait reconnaître seulement la disparition en silence de cette troupe animée, sans qu’il ait le sentiment de s’être échappé d’une série de folies devenues, à certains endroits, infernales pour le bien être de sa raison. Il ne s’est jamais reconnu déçu par l’enjeu d’entreprises parfois grotesques, seul Chris et l’envergure de son pouvoir malicieux pouvaient l’époustoufler. Mais le détachement est une histoire liée de manière absurde à la disparition du désir. Pierre sait bien, en homme doué d’une sensibilité équivoque, que les liens peuvent radicalement se défaire sans raison essentielle, une forme d’usure, comme la corde qui relie une embarcation à un quai et dont, un jour ou une nuit de vent, ou pourquoi pas une nuit de pleine lune, les brins fatigués se défont du nœud d’amarrage et laissent filer l’embarcation dans les courants. Ce qui l’intrigue désormais est l’éloignement et le silence qui le suit, et la place qu’il sent occuper dans cet endroit qui n’est pas le vide, sûrement comme un piège qui lui serait tendu par les méandres de la mémoire partagée.

Voilà pourquoi peut-être le récit d’un scénario de fête manquée ne l’intéresse plus, et Pierre se sent tout à coup flottant dans cet instant qui risque de se prolonger sans qu’il sache comment l’arrêter. Il rejoint Chris dans la pièce avec le plateau.  Lui a la tête posée sur la table basse, posée sur un billot, et il regarde le vide.

– On peut arrêter la musique, non? il dit en soufflant un peu.

Et puis, Pierre lève les yeux vers la photographie accrochée au centre d’un des murs du salon, un homme endormi, allongé nu sur le ventre, la tête reposée sur une main, dans un lit au milieu du désordre infernal d’une chambre. Assis sur le canapé, immobile, Pierre se met à traverser rapidement le désordre de vêtements, les slips, les chaussettes, les chaussures mêlés aux livres, aux cahiers, aux cendriers, peut-être à des restes de souper tardif, et il entend une voix, certainement celle d’une femme, énumérer les objets, situer leur emplacement, raconter certaines anecdotes, présenter enfin la vie cachée de l’homme endormi, sans limite. Le lit sur lequel l’homme est allongé est parallèle au mur de la pièce, et un morceau de tissu imprimé de motifs rouge et or tombe du plafond, comme le rideau entrouvert d’une seconde scène, et l’homme allongé sur le ventre a disparu dans l’autre spectacle du sommeil. La voix se tait et Pierre ne quitte pas des yeux l’inconnu endormi, il reste ainsi un instant surpris par une étrange attraction, celle de la découverte peut-être, comme s’il voyait l’autre côté du mirage de cette photographie. Puis, il s’échappe de cette promiscuité, il se penche vers la table basse, il boit une gorgée de café, et d’un bond, il va éteindre le lecteur de cd.

– Tu n’aimes pas l’opéra, dit Chris, toujours la tête couchée sur la table basse.

– Non, répond Pierre en s’asseyant sur le canapé. Mets autre chose et bois le café.

À côté de la photographie de l’homme endormi, il y a la photographie d’un océan sans horizon, sombre, la surface de l’eau juste plissée comme la surface d’une couverture de survie en bronze fin, et au-dessus de la photographie de l’océan, deux photographies de fleurs géantes, aux couleurs brillantes, certainement artificielles, qui déforment les pétales en des palmes turgescentes, grotesques, hallucinogènes, et Pierre se sent envahi par leur parfum trop sucré, de mauvaise qualité,  et il détourne la tête vers les fenêtres.

– Tu ne fais plus rien, en ce moment ? demande Chris d’une voix sourde.

– Je travaille de temps en temps.

– Et alors?

– Rien.

Pierre se lève et il retourne dans la cuisine se servir encore du café. Il y a une odeur de produit d’entretien, l’odeur particulière de l’eau de Javel mêlée à un parfum citronné. La cuisine est rouge, les carreaux, les éléments, les plaques de cuisson, le four, l’énorme frigidaire, l’agencement d’un stand dans une foire, une cuisine équipée dont la préciosité colorée doit attirer l’œil de la femme prête à changer de style de vie ménagère, à la manière d’un décor de comédie musicale. Les ustensiles sortent alors gaiement des placards comme une vraie surprise, brillants dans les feux de la rampe, et ils dansent  et  ils chantent des airs faciles devant un public familial défoncé, qui fredonne en souriant béatement. Pierre regarde le sol en tomettes d’un rouge plus sombre, puis il lève la tête vers le plafond laqué d’un rouge vermillon, et il voit Chris, le matin, nu, blanc, il se fait du café dans cette boîte étrange et méchante, qui peut-être oppresse son corps et ses rêves pour toute la journée. Pierre pense aussi au rouge lourd des rideaux de la scène d’un théâtre ou d’un opéra, les artifices d’un rituel qui ne l’impressionne pas, et il se dit que son ami est un homme malheureux.

– J’en veux aussi, hurle Chris fatigué.

Pierre revient dans la pièce avec la cafetière, le sert et il retourne dans la cuisine. Et là tout à coup, elle est pleine d’un groupe d’hommes et de femmes nus, les invités de la veille peut-être, enlacés dans des poses tendues, écrasés les uns contre les autres. Ce qui est sûr est qu’ils tentent de s’extraire de cette mêlée, de ces rouges excitants, les visages sont déformés par des mimiques éclatées, de leurs bouches s’échappent des filets de salive rosée. Certains hurlent qu’ils n’ont rien fait pour mériter d’en être là, d’autres ferment les yeux et se laissent aller dans ce vertige concentrationnaire dont ils ont peut-être rêvé. Il est clair que rien ni personne ne peut les libérer de ce moment étrangement affligeant.

Pierre ferme les yeux, il secoue la tête en souriant, il n’a pris aucune drogue la veille,, il s’ennuie seulement. il  parcourt du regard la pièce, il aime la couleur, il s’y installe, il se sent finalement bien dans cette cuisine. Mais il pense à nouveau à Chris et au récit  désespéré de la soirée de la veille, et le groupe de prisonniers dans le rouge réapparaît, ces hommes et ces femmes se débattent maintenant dans une piscine remplie d’un sang épais, ils étouffent dans sa lourdeur et son odeur qui, d’après ce qui est dit dans les récits de guerre, enivre les esprits. Voilà, ceux-là devant lui n’ont plus l’air de résister, les corps mous, huilés, brillants, perdus dans un plaisir qui les transforme. Pierre, lorsqu’il était enfant, aimait sucer le sang qui coulait d’une égratignure ou  d’une coupure, il prenait le temps, il en dégustait le goût bizarrement salé, et il le fait encore parfois quand cela arrive, il le fait mais il ne ferme plus les yeux pour profiter de la surprise secrète. Dans la cuisine, il se dit  qu’il ne l’a jamais vécu avec quelqu’un, sucer le sang de quelqu’un, et il regarde ses mains. Il prend un couteau dans un des tiroirs et il se taillade le poignet gauche à la base de la paume, une petite entaille suffisante, et la goutte perle, et il la lèche, et il retrouve le goût.

– Les gens qui étaient ici hier au soir auraient pu te plaire, dit Chris du salon. Je ne les connaissais pas tous…

Pierre revient dans la pièce, le poignet aux bords des lèvres.

– Il y a une femme qui m’a dit qu’elle voulait changer de sexe, qu’elle voulait prendre des hormones pour avoir des poils et de la barbe, et qu’elle allait partir pour aller là où on peut faire de son corps ce que l’on veut… Sa voix était calme, mais je sentais une violence sourde dans ses intonations qui signalait l’animosité de cette femme à mon égard, cette femme qui pouvait alors se mettre à hurler combien je lui étais peut-être insupportable… Elle m’a demandé si je connaissais cette ville, si j’y étais allé, et sans attendre ma réponse, elle m’a dit que visiter cet endroit me ferait sûrement du bien… Elle portait un costume d’homme avec une chemise à carreaux fermée au cou, et des chaussures de gendarme… Mais ses yeux étaient entourés d’un trait noir… Des yeux très brillants… Des yeux qui surveillaient.

Pierre regarde l’entaille dans le poignet et il pense que la prochaine fois, il la fera plus grande, et il sourit légèrement quand il l’amène à sa bouche. Il sourit encore en levant la tête vers la porte de la cuisine, la piscine rouge, les corps bruyants, au désespoir, ou nageant comblés dans le plaisir infini… Il sourit.

– Cette femme était accompagnée d’un homme, qui lui m’a demandé si j’aimais les tatouages… Il portait une veste en soie moirée, assez clinquante, une chemise fermée aussi au cou et un jean, et comme je lui ai souri, il a cru que je me moquais de cette question, qui, pourtant, ne pouvait pas être un piège… Il m’a demandé alors, avec une certaine arrogance, si je n’avais jamais vu un homme entièrement tatoué, et j’ai répondu qu’une fois, dans un magazine, j’avais vu la photographie d’un groupe d’hommes entièrement tatoués, des hommes d’une même confrérie, satisfaits de se retrouver ensemble liés par ce qui était sûrement un serment mystérieux… J’ai ajouté en souriant que j’avais connu des hommes portant de merveilleux tatouages, comme des secrets que certains m’ont fait partager, mais entièrement jamais, jamais devant moi…

Pierre se tourne vers une des fenêtres du salon et la lumière de l’après-midi est chaude. Il se lève, il ouvre la fenêtre, et il s’appuie contre la balustrade du petit balcon. Le vide est près et la photographie de l’homme endormi est en face de lui, au fond d’un sommeil lourd, après… Pierre le suit, cet homme sait oublier la nuit dans la température mouvante des rues, la tête envoûtée, pleine de vibrations virtuoses qui l’emmènent n’importe où, peu importe, plus proche du désert et de ses silences lumineux, plus proche de la couleur totale, voilà, peut-être l’éblouissement ou l’infini, ou plus simplement l’oubli. Dans l’humidité du petit matin, en attente d’un départ précipité, l’homme marche lentement au travers du désir de la nuit totale, son corps perdu d’amoureux se frotte contre un lampadaire bandant, avant de s’enfermer et s’éclipser pour de bon dans le noir, là, dans la vibration soyeuse du noir. L’homme de la photographie devient un double possible.

– … Il m’a demandé si j’avais vu un homme en vrai, devant moi, et quand je lui ai répondu une fois encore que non, il a posé son verre, écrasé sa cigarette et il s’est déshabillé…

L’homme de la photographie est coincé entre le décor du lit découvert par le rideau qu’il n’a pas tiré et le reste visible de la pièce, coincé en somme entre la fiction du sommeil et la réalité du monde. Tout cela n’a pas l’air très clair, l’homme n’a pas eu le temps de tirer le rideau avant de s’affaler ou un soupçon de conscience  lui a fait refuser l’idée d’une élimination définitive… Le souffle de l’avenue caresse la nuque de Pierre et c’est l’air de la ville qui le prend, comme toujours.

– … il s’est déshabillé lentement, enlevant la veste, les chaussures, les chaussettes, le pantalon, la chemise, en défaisant chaque bouton avec précision, avec une étrange lenteur presque maniaque qui finissait par m’hypnotiser … et puis son slip très blanc, et je voyais son corps, du cou aux poignets jusqu’aux chevilles, dessiné d’entrelacs, de lianes épaisses encerclant des signes bizarres, des formes abstraites mêlées à des têtes et des corps humains, accouplés à des animaux victorieux, des aigles, des chevaux, des tigres, des panthères noires… je me rappelle très bien de tout le noir particulier des dessins sur la peau, le noir poudreux un peu éteint… et il s’est montré totalement, se retournant pour que je puisse voir son dos, ses fesses, ses mollets, écartant les bras pour que j’aperçoive ses aisselles aussi tatouées… après, il s’est tourné vers moi et il m’a dit « voilà, tu auras vu un homme tatoué », et sa voix était sombre, comme une menace, cet homme nu devant moi me menaçait… la femme près de lui m’observait et moi, je regardais le sexe énorme de l’homme  et ses gros testicules couverts de formes plus obscures…

Maintenant, Pierre déplace son regard vers la photographie de l’océan, la vue de l’eau sombre, le ciel absent, comme un miroir de mercure troublé dans lequel aucune image ne peut se refléter, certainement la même consistance que celle des limbes autour des planètes, les anneaux bleu pâle. En regardant l’image, il aimerait, à ce moment-là, les traverser, mais il ne sait où, quelle planète. Il quitte la fenêtre et il s’avance dans la pièce vers la photographie. Il s’arrête au milieu du salon pour rester à distance, les plis de la surface de l’eau l’aimantent. C’est un océan, il en est sûr, l’air au-dessus est froid, l’immensité du ciel.  Et puis il en sort, légèrement étourdi, et il se tourne vers Chris qui est maintenant presque à ses pieds. Il le trouve très blanc, à cause de ses cheveux, en fait, de la même couleur marron glacé que celle du parquet qui enveloppe la nudité de son corps. Sa nuque est offerte pour une caresse attendue, ses yeux se lèvent vers Pierre et ils lui demandent… Pierre lui sourit gentiment et il va s’asseoir sur un des fauteuils de l’autre côté de la table basse, le dos tourné aux fenêtres.

– L’homme s’est rhabillé aussi lentement, il a bu une gorgée, il a allumé une cigarette et lui et son amie m’ont laissé sans rien ajouter, continue Chris en soufflant. Un peu plus tard, je les ai retrouvés enlacés avec une jeune femme qui m’était inconnue, l’homme m’a souri en tendant sa main, je l’ai prise, je l’ai serrée, mais le souvenir de ce corps envahi par tant d’histoires glaçait le désir. Je les ai laissés et ils ont disparus de ma vue.

Il regarde le plateau en bois de la table basse et il se redresse en grimaçant.

– Là aussi, il est brûlé… quelqu’un a dû poser sa cigarette sur le rebord, il dit d’une voix de plus en plus éreintée. Quelle heure est-il ?

– Trois heures.

– Que vas-tu faire cet après-midi ?

– Je n’en sais rien… Certainement rentrer chez moi.

Pierre se demande pour la première fois pourquoi Chris a acheté les photographies accrochées sur le mur, et très vite, s’il aimerait les posséder, ou plutôt, quelle serait celle de la série qu’il voudrait regarder tous les jours, chez lui, à une place qu’il aurait choisie, une place parfaite dans son appartement qui reste étrangement vide d’images.

– À un moment de la soirée, ils étaient une dizaine dans la cuisine, continue Chris, et ils buvaient et mangeaient comme s’ils n’avaient rien avalé depuis… je ne sais pas… cinq jours… et c’était bizarre parce qu’ils ne se parlaient pas… ils étaient pressés comme s’ils n’allaient plus rien avaler pendant une période très longue… ils engloutissaient leur dernier repas, ils finissaient tout ce qui restait avec une rapidité extraordinaire… peut-être avaient-ils fait le pari du plus gros avaleur de nourriture … il y a une femme qui léchait un plat en tirant une langue énorme pour ne rien en perdre… elle avait l’air de protéger le plat qu’elle tenait entre ses mains de la convoitise des autres… ses ennemis… c’était devenu un jeu pour eux… avaler… avaler et en finir…

Au-dessus du canapé, il y a un tableau fait de cercles fins de matière acrylique colorée, enchâssés les uns dans les autres comme un tas de pastilles enfermées dans la surface de la toile. En face de ce tableau, sur l’autre mur, des dessins, d’autres photographies, et une petite sculpture en acier poli posée en hauteur sur un socle blanc, un homme en tee-shirt et portant un jean, les cheveux longs, le ventre en avant, comme s’il attendait en s’ennuyant à l’arrêt d’un bus. Pierre sourit, il ce petit homme, ce lilliputien s’ennuyant dans un monde de géants.

– …ce qui était bizarre était de les voir entassés dans la cuisine, comme une équipe d’insectes, de cafards nettoyeurs dressés à l’attaque… pourquoi tout le monde s’habille en noir ?

Pierre lui fait un signe pour lui faire comprendre qu’il ne sait pas pourquoi les gens s’habillent en noir quand ils sortent le soir. Chris finit sa tasse de café en passant la main sur le plateau de la table basse, s’arrêtant épuisé sur la marque de brûlure qu’il caresse du doigt comme une vraie cicatrice.

– Je n’en pouvais plus et je buvais pas mal…  je ne savais plus quoi faire, continue Chris en se penchant pour vérifier s’il n’y a pas d’autres brûlures cachées… je trouvais qu’il n’y avait pas assez de monde, mais après tout, je l’avais voulu ainsi… tu sais, il dit alors en regardant Pierre, j’ai ouvert mon carnet d’adresses et j’ai choisi les noms les yeux fermés, avec le doigt qui glissait sur les pages… je m’étais fixé le nombre de cinquante personnes, je savais qu’il y en aurait plus… cela m’amusait d’organiser une fête au hasard… une fois la liste finie, il y avait plus de femmes que d’hommes… je suis devenu un (il soupire)… Joe est venu avec un homme qu’il a rencontré il y a peu de temps, au cours d’une de ses promenades… un homme étrange… je me suis assis à côté d’eux… j’étais fatigué…  je ne supportais plus d’entendre Samia se plaindre de douleurs le long du dos, des douleurs qui la torturent dans la journée, qui la rendent folle… elle racontait que sa colonne vertébrale était le lieu de rendez-vous de sorte de bêtes qui s’amusaient à sauter d’une vertèbre à l’autre, et selon elle, les vertèbres préférées de ces visiteuses étaient les lombaires. Et puis très vite, elle a ajouté, après avoir avalé une gorgée de champagne, «oh! j’aimerais mieux que ce soit un serpent qui glisse autour de ma poitrine et de mon dos et qui me serre de près, comme deux bras puissants !» … je ne supporte plus son rire, tu sais, le rire qu’elle a quand elle croit qu’elle vient de dire quelque chose de terrible…

Il caresse la brûlure noire lentement comme s’il voulait en sentir la boursouflure incrustée dans le bois du plateau, l’air inquiet, la longueur de la marque noire est peut-être l’amorce d’une fissure plus large, l’amorce de l’éclatement de la table basse en deux morceaux, et il ne s’arrête pas de le faire.

– Tu veux boire quelque chose?

– Non, répond Pierre.

– Il y a du champagne si tu veux… ils n’ont pas bu tout le champagne…

– Non. ça ira.

Pierre s’avance au bord du fauteuil, les mains croisées, le regard un peu vide.

– Je me suis mis à errer dans ma propre soirée… c’était fou…je ne savais pas où me mettre, je changeais tout le temps la musique, je trouvais tous mes disques mauvais… alors, il n’y a plus eu de musique… personne n’a voulu prendre le risque de faire des choix… mettre un disque… et au bout d’un moment, je me suis donc assis à côté de l’homme amené par Joe … je l’avais croisé quelque part, dans un bar ou  une partie… il est très grand, très maigre avec des lunettes qui rendent le visage  sérieux, qui le ferment, au point de donner envie d’éviter cette présence parce qu’on sait tout de suite que cet homme va finir par donner une leçon…

Chris s’étire un peu et s’appuie en arrière sur les mains, les jambes toujours croisées. Il se fixe sur la surface du parquet.

– Ils ont écrasé leur cigarette de partout… regarde le sol !

En vérité, le bois verni est vraiment taché de marques noires, dessinant soit des cercles, soit de petits rectangles longs et fins comme des empreintes d’amulettes, et elles forment des petits groupes bien distincts à certains endroits de la pièce. Il y en a des solitaires au centre, sur le côté près de la chaîne stéréo, et aussi, presque cachés dans certains coins. Pierre parcourt le sol du regard pour suivre à la trace les invités de Chris, il les entend, il remarque une femme ou un homme seuls contre un mur la vue plongée dans leur verre, le ventre un peu en avant, ils fument sans attention, et sans hésitation, ils écrasent leur mégot avec leur pied, comme ils le feraient au café. Et il sourit.

– L’inconnu aux lunettes m’impressionnait, dit Chris doucement. je suis fasciné par les hommes sérieux, même si je m’ennuie avec eux… surtout s’ils me font peur… je ne sais jamais quoi leur dire… c’est nouveau… je perds la parole, Pierre, je devient aphone.

Il se redresse, il pose ses deux mains sur la table, il recommence à caresser la brûlure, souffle un peu et il regarde Pierre.

– Je vais ouvrir du champagne ! dit-il tout à coup excité.

Et il se lève d’un bon. La tête basse, il suit lentement les traces noires jusqu’à la cuisine.

–  Je ne me suis pas rendu compte que j’ai aspiré tous ces mégots, dit-il en s’immobilisant.

Le sol est désormais percé par de minuscules puits menaçants sans fond qui mettent Chris en danger, les orteils de ses pieds crispés et le corps tendu au bord d’un groupe de précipices énigmatique. Pierre sourit toujours. Tout cela est comique. Chris, nu en face de lui, les yeux vaguement exorbités devant l’état du parquet, totalement entouré, totalement prisonnier, paraît chercher de l’aide, du moins de la compassion, à la manière du comédien italien célèbre, plongé au fond d’une valse de petits drames grotesques. Pierre attend alors une réaction éclatante, un esclandre démentiel, des gestes envolés, malheureux, pourquoi pas des larmes, un hurlement même, et que le spectacle soit, pour pouvoir en rire vraiment. Chris a l’air de s’effondrer peu à peu dans le désarroi, perdant lentement l’énergie nécessaire pour une révolte annoncée. Et finalement, il disparaît en traînant les pieds dans le rouge de sa  cuisine.

Pierre cache sa bouche derrière une main, il sourit. Pourtant, il est clair qu’il vaudrait mieux ne pas montrer combien cette situation lui paraît comique et s’enfuir de cet appartement. Mais il n’en a pas suffisamment le courage, il sent son corps amorphe, il n’a rien fait de particulièrement éreintant, mais peut-être n’aime-t-il plus écouter quelqu’un raconter. À moins que ce ne soit ce que raconte Chris avec ce souffle si obstiné, qui à ce moment, dans l’espace vide qu’il retrouve tout à coup , l’ennuie au point de perdre lui aussi toute énergie. Mais son sourire réapparaît à nouveau, ouvrant légèrement les lèvres d’un petit rictus aux commissures qui le trahit toujours. Car Pierre aime insister, il sait s’installer automatiquement dans des situations complexes comme un plongeon dans un bain de boue trop chaude ou trop compacte, et dont il devient difficile de s’extirper. Mais dans tous les cas, avec la sensation presque agréable de se laisser entraîner dans un piège. Par exemple : Pierre se met à sourire en pensant à quelque chose devant quelqu’un qui lui parle, lui annonce autre chose de peut-être important ou grave et qui ne comprend pas ce sourire, qui risque de ne pas l’accepter, de se sentir offensé, même blessé. Et cela a valu à Pierre de vivre des scènes fameuses et même de recevoir des gifles mémorables sur la figure sans s’y attendre.  Là avec Chris, il ne veut pas en plus être tenu de s’expliquer, même s’il se dit que Chris ne serait pas inquiété par un sourire devant une déflagration aussi importante et peut être comique. Là, ce qui le fait sourire est de se sentir autant bloqué sur le fauteuil, en présence de ces malencontreux points noirs sur le parquet, qui sont en effet des menaces sympathiques, des sortes d’éruptions cutanées d’où éructent des micro monstres vulgaires, hystériques, éclatant de rire, dégueulant, pétant, et giclant sur tous les murs des jets de salive puante ou d’autre chose à l’action plus corrosive, visant chaque image avec précision, les transformant à leur goût, plus jolies peut-être. Des énergumènes, des guignols maléfiques et drôles, enfin libérés, et ce nouveau désordre rendra Chris fou. Pierre garde la tête penchée et il cherche à se calmer. Mais tout est mal parti. Il s’ennuie vraiment et la compagnie de monstres lui convient mieux. Sacré sourire.

Chris revient avec la bouteille de champagne et deux verres, l’air autant renfrogné. Il prend la même place à la table basse, il ouvre la bouteille rapidement, il emplit les verres et il en tend un à Pierre qui l’avale d’un trait et qui se sent alors ébloui. Il se dit qu’il faut qu’il s’habitude à manger le matin.

– Alors l’homme, qui s’appelle… je ne me souviens plus de son nom… l’homme se met à parler beaucoup, comme s’il venait d’être réveillé, et il est très sûr de ce qu’il dit …  avec une voix calme, sourde, teintée d’un fond d’ironie, comme s’il allait se mettre à plaisanter… Joe est assis à côté de lui complètement envoûté… il y a une femme aussi… c’est ?… je ne m’en souviens plus…

Il sert le champagne rapidement et le boit par petites gorgées comme un poisson affamé d’air.

– Je ne comprends pas très bien ce qu’il est en train de raconter, une histoire de pouvoir obscur qui nous absorberait et finirait par changer nos comportements… une forme de dictature technique, un pouvoir fascinant, et il donne des exemples… il parle de nouvelles configurations sociales, de ségrégation, de morale, de régression… il continue en disant que nous sommes devenus mous et finalement rétrogrades, mais que dans le même temps, nous attendons de nouvelles représentations,… et il ajoute que nos esprits se sont desséchés et qu’ainsi, nous sommes totalement stériles et même méchants… sans vrais désirs puisque nous croyons tout posséder. Et alors, tu sais, il dit en me regardant « il n’y a qu’à regarder ceux qui sont présents ici ! ».

Pierre, étourdi par le champagne, fixe rapidement son regard sur la photographie de l’homme endormi et il essaye de penser à quelqu’un, il cherche un nom qu’il pourrait appeler. Il ne trouve pas, il insiste, il essaye d’imaginer un souvenir, une rencontre impromptue, n’importe où. Il ferme les yeux, il se concentre, il est au centre d’un jeu où il ne faut pas se tromper pour gagner le gros lot et s’enfuir aussitôt. Le sourire réapparaît, mais il décide de ne rien faire contre lui. Il faut quelqu’un à qui penser.

– Il continue et il annonce que ce pouvoir va s’installer au sein des masses. Il parle alors d’un monde de tas sombres, bruyants, dont les occupants aiment la télévision et ne possèdent que certaines occasions triviales pour extirper la lassitude de leur corps… il en parle comme s’il les avait étudiés pendant suffisamment de temps pour connaître parfaitement l’organisation interne de ces tas, régie désormais par une foule de nouvelles attitudes, un mélange de sortes d’inventions comportementales et de dogmes ancestraux que les habitants de ces tas ont réactualisés, aidés en cela par la télévision. Et il finit par dire d’eux qu’ils sont des espèces d’animaux abêtis, loin de nous, en face de nous mais loin… il ajoute que nous devrions mieux les reconnaître car c’est d’eux, de ces tas, que naîtra la puissance de ce pouvoir noir dont le représentant sera un homme fort, discret mais très fort… et il décrit qui sera cet homme, précis, stratégique, un homme qui possède une intelligence organisée et portée par une voix particulièrement proche… et il donne des exemples… il ne s’arrête pas, il veut que nous sachions combien le danger est là… mais quel danger ?

Chris se sert un autre verre de champagne qu’il avale d’un trait. Il secoue lentement la tête, les yeux fermés.

– J’ai de plus en plus de mal à saisir ce qu’il veut que je sente, il reprend la voix un peu plus éteinte, il parle de perte, de limite effacée, d’identité bafouée, d’une impossibilité croissante à ne plus savoir marquer la distance entre l’envers et l’endroit. Il dit que nous attendons seulement l’opportunité de parler de nous, sans entrave, d’étaler les  secrets les plus obscurs de nos existences au grand jour, et qu’ainsi, nous établissons des relations où la valeur de soi et de l’autre deviennent virtuelles. Et les mots se mélangent dans sa voix qui est sombre, la même obscurité que le voile de ses yeux qui me fixent par moments… des couteaux acérés. Et je ne sens plus mon corps, et je n’ai pas  envie de comprendre. Je veux rester celui qui a organisé cette soirée pour que tout le monde soit content et je n’y arrive plus, et je suis vidé comme un…

Pierre, assis dans ce salon au centre de ce qui est devenu un désordre endiablé de mots qui s’échappent de la bouche de Chris d’une manière presque méthodique, Pierre arrive à trouver enfin un correspondant ou plutôt plusieurs, une espèce de groupe d’hommes et de femmes qui l’entourent maintenant, dans une lumière opaque et bleutée. Par exemple la lumière bleutée de ce bar enfumé où désormais, il va régulièrement chercher la limite d’autres horizons. Mais il n’est pas dans ce bar, il se voit dans un lieu anonyme, certes éclairé par la même lumière bleutée mais qui se trouverait plutôt dans un sous-sol, une cave aménagée. Et ces hommes et ces femmes paraissent contents d’être en sa compagnie. Lui n’arrive pas à savoir ce qu’il ressent, il ne s’ennuie pas, il n’a simplement pas envie de parler et préfère rester calmement assis dans son fauteuil en les observant. Ce qui est surprenant est qu’il ne sait pas s’il désire connaître vraiment les membres de ce qui  pourrait être une association, car ces êtres paraissent tous liés, complices, leurs vêtements comme leurs sourires convenus en sont des preuves imparables. Certains le regardent et Pierre sent que ceux-là pourraient se mettre à lui parler, prendre des nouvelles de sa santé, lui demander aussi par exemple quel est l’état de son ambition, où en est-il de ses entreprises, et en ce qui concerne la situation présente, comment arrive-t-il à s’acclimater au brouhaha émis par la bouche de Chris. Et si quelqu’un posait cette dernière question, il répondrait simplement que la lumière qui vient des fenêtres ouvertes lui convient, l’enveloppe, l’éloigne sûrement de ce récit en lui permettant surtout de voir clairement la photographie de l’océan, cette étrange prise de vue d’un corps inconnu en mouvement qui l’attire définitivement.

Et en effet, ces hommes et ces femmes finissent par se mettre à parler, ils racontent leurs intentions, ils affirment combien ils se battent dans un élan qu’ils essaient de réconforter à chaque instant. Ils disent leurs passions, mais aussi leurs mésaventures, sans paraître désolés, ils ne le peuvent pas, la lumière bleutée qui les recouvre est trop cruelle, elle cache les secrets les plus complexes. Pierre ne comprend plus tout à coup leur langue, comme après un accident dont les suites l’auraient propulsé dans un autre pays, à la géographie étrangement, mais surtout, malheureusement invisible. Pierre ne connaît donc pas les membres de cette troupe et il se demande alors pourquoi les avoir choisis pour distraire un moment le cours du récit de la soirée de la veille organisée par son ami Chris, qui est, malgré son air d’homme abattu, un individu très beau. Pierre n’aime plus le décor de cette rencontre, il le trouve facilement théâtral, dans une nudité apprêtée, et cela malgré le bleu de l’éclairage dont il apprécie désormais les effets illusoires. Dans cette quête d’une rencontre libératrice, il n’a cherché qu’à retrouver ce bleu qui ne serait plus alors qu’un phénomène sublime.

Il cherche pourtant, dans cette assistance un visage attendu, celui de l’actrice de cinéma aux cheveux si roux, qui rentrait dans le cadre comme dans une pièce merveilleuse, cette femme qu’il avait désirée et aimée juste le temps d’un soupir. Mais il ne voit que des visages dont la blancheur blafarde l’ennuie et surtout, qui ressemblent à de petits miroirs méchants et réfléchissant une constellation de morceaux de son image troublée. Impossible de supporter une telle banalité, le hasard, même provoqué, sert à s’échapper du réel. Pierre, les yeux presque fermés, cherche son verre, il boit avidement une gorgée de champagne, seule l’autre lumière venue des fenêtres le rassure peut-être quant à son avenir.

– Je ne suis pas très sûr que tu m’écoutes, dit alors Chris d’une voix un peu agacée, non ? Bon, je ce type regarde et je trouve que son corps a commencé à prendre de l’épaisseur, à gonfler comme ces poissons bizarres des mers chaudes qui ouvrent et ferment leurs gueules dans un mécanique grotesque, son visage a des expressions tendues et boursouflées à la fois, ses lèvres minces tremblent légèrement… cet homme est maintenant très nerveux, il est prêt à éclater… et puis, tout à coup, il ne dit plus rien, il remue seulement ses doigts enlacés, il bouge lentement sur le canapé d’avant en arrière, lentement, et je me mets à avoir peur… cet homme se prépare, il va se lever et se mettre à parler fort  pour que tout le monde entende ses visions de notre avenir, cet homme se prépare surtout à faire exploser la langueur qui règne sur ma soirée, il va s’énerver, il va se jeter sur les uns et les autres, il va frapper…

Chris emplit son verre un peu essouflé, puis celui de Pierre. Il boit toujours aussi lentement par petites gorgées, entre deux ou trois phrases, comme un automate bien programmé. Il ne regarde pas Pierre, fixé seulement sur le verre coincé entre ses doigts ou le plateau de la table basse et ses traces qui apparaissent plus nombreuses. Il est enfermé dans le récit de la soirée de la veille, son cœur bat un peu plus fort, il transpire, il va se mettre peut-être à hurler. Et Pierre lui est absent, comme un tas de viande trop habillée.

– Mais il n’en fait rien, il a l’air de se calmer, il ne remue presque plus, seuls les muscles de ses jambes paraissent encore tendus… et voilà, il recommence et cette fois, il parle encore de l’annonce d’un ordre nouveau et je ne saisis pas encore une fois ce qu’il veut me dire… il se tait à nouveau, il paraît content de lui, il boit lentement et il nous regarde à tour de rôle. Il est peut-être en train de nous étudier, il cerne sûrement nos réactions, comme s’il cherchait à surprendre sur nos visages une sentiment de panique. Moi, j’essaye de lui montrer que rien ne m’inquiète dans ce qu’il annonce, car j’ai décidé que cet homme est un fakir peut-être visionnaire mais sûrement allumé, l’idée m’amuse et calme la tension qui raidit ma nuque. Je le sens en tournant parfois la tête avec une certaine difficulté pour regarder ce qui se passe autour de nous, mais rien ne se passe autour de nous, et je me dis que nous sommes entourés d’un bataillon d’insectes très noirs, des scarabées tiens,  enfermés dans des carapaces vraiment opaques, mais aux antennes atrophiées. Voilà, des sortes d’insectes mutants qui ont choisi mon appartement pour faire leur entrée dans le monde de la nuit. Et puis à un moment, j’essaye d’imaginer ce fakir intarissable en prophéties amères en train de jouir, je cherche quelqu’un qui pourrait l’amadouer, l’exciter même, la femme qui est à ses côtés… elle s’appelle ?… je ne m’en souviens plus… ou peut-être Joe, ou moi, ou ce garçon amorphe qui ne s’arrête pas de nous observer, ou cette jeune femme aux cheveux longs d’un noir de jais, le dos appuyé contre un mur et dont l’air, qui paraît parfois paniqué, rend sa présence inquiétante. Je ne peux pas le voir nu, les cuisses écartés, en train de… je n’y arrive pas, cet homme est enfermé dans son costume d’une couleur terne, sans recherche, cet homme n’a pas de peau…

Chris allume une cigarette et il tend le paquet à Pierre qui le refuse.

– Je me lève pour aller chercher à boire et tout à coup, en regardant ceux qui sont là, j’ai envie que cette soirée se finisse, envie de les faire disparaître d’un coup d’une baguette magique que je ne possède hélas plus. Tu sais, je suis démuni de mes pouvoirs, je ne sais plus…

Il avale une gorgée, et ce sont les bulles du champagne qui remontent à la surface qu’il fixe, hypnotisé.

– Je retourne auprès de l’homme avec une bouteille… je ne retrouve pas son nom… et là, il reprend son entreprise de démolition, il parle de l’imaginaire… l’imagination… il dit que l’imaginaire a besoin de forces contraires, et il commence à donner des exemples… il ajoute que nous vivons dans le résultat des échecs de nos aspirations et évoluons dans ce qui est devenu une sorte de fossilisation de nos appétits, et que pour cette raison, nous sommes mélancoliques d’un temps où finalement, la censure et les censeurs clairement établis étaient les amorces d’explosions fameuses. Et puis, tout à coup, des cris me réveillent de cette litanie, des rires, des bravos, et une jeune femme se présente devant nous, elle se déhanche d’une manière enivrée, elle baisse les bretelles de son haut en soie noire et ses seins apparaissent lourds et beaux. Elles les caressent au rythme de sa musique, et puis elle enlève sa jupe en soie rouge, elle porte un petit slip en dentelle noire et ses jambes sont longues, elles dansent comme deux serpents magiques, elles nous regardent. Et les yeux de cette femme sont des torches pleines d’une lumière phosphorescente qui enfin nous éblouit. Et puis elle se retourne, elle se penche et enlève le petit slip noir, elle ondule, elle tourne son visage vers nous, nous désirons la voir toute entière, devant nous, de tous les côtés, nous en sommes affamés et elle s’offre alors totalement. Je suis surpris, les yeux de cette femme sont voilés et m’enlèvent du canapé, elle est devenue ma muse et je désire oublier qui je suis devenu depuis le début de cette soirée…

Chris boit une gorgée de champagne et il reste un instant immobilisé dans l’image d’une femme dansant nue devant lui, assis sur le sol troué de son salon. Brusquement, il se redresse en passant la main dans ses cheveux courts.

– Cette femme, miraculeusement belle dans son apparition improvisée, finit par ramasser ses vêtements et elle disparaît dans l’appartement enveloppée d’un souffle silencieux. Je me sens abasourdi… transi… Joe et la femme qui s’appelle… Samia ! c’est ça ! Samia !… Joe et Samia paraissent eux complètement rivés à la présence de l’homme aux discours si obscurs, ils pourraient  faire n’importe quoi pour lui, casser la figure à tout ce monde maintenant un peu plus éveillé mais toujours aussi inutile, tout casser s’il leur en donnait l’ordre. Je suis à nouveau totalement paniqué. On a bu deux bouteilles de champagnes en une demi-heure… je suis dans un mirage qui ne me convient pas, je n’y vois rien de merveilleux, je tremble, je sens mes nerfs  crispés et surtout furieux d’avoir autant été survoltés… j’en ai assez de la présence de cet homme, j’ose espérer de ne plus l’entendre me parler comme si j’étais un handicapé… c’est ça ! un handicapé totalement castré comme doit l’être au bout du compte un schizophrène abandonné par son entourage !

La lumière dans la pièce se ternit légèrement dans une ombre pâle, et Pierre se tourne du côté des fenêtres. Il voit le nuage et il le trouve beau, beau son ventre dodu grisé, bordé d’un filament blanc neigeux. Il fixe son regard, il profite du ciel bleu solitaire de l’après-midi et la présence du nuage perdu. Les photographies accrochées sur le mur s’assombrissent aussi et Pierre  n’écoute définitivement plus Chris. Il se tourne vers celle de l’océan et il se sent prêt, il faut bien arriver à décider quelque chose d’enfin encourageant. Et alors, il plonge dans les plis minces des vagues et il se laisse prendre par le bleu sombre avant le noir du fond. Effrayé, il se hisse hors de l’eau et survole lentement l’étendue comme un oiseau, et il cherche le nom de cet oiseau. L’albatros  peut parcourir la plus longue distance sans arrêt sur la terre ferme, mais l’idée d’un voyage trop loin du rivage l’épuise déjà. Les cormorans s’enfoncent eux loin sur les continents, il a vu une colonie au bord d’une retenue d’eau dans les montagnes et des chasseurs les tiraient comme des perdrix tellement ils étaient agacés par leur voracité à vider leur réserve de poissons. Il décide de n’être qu’un goéland pataud mais suffisamment agile pour jouer avec la brise et les vagues. Il vole donc, cherchant le poisson visible et inconscient, mais il n’a pas envie de plonger à nouveau paresseux et confiant. Car après tout, assis dans ce fauteuil et dans l’odeur persistante d’un ennui embué, il n’a pas d’autre but que de prendre un peu l’air. Après ce voyage court au ras de l’eau, Pierre tourne la tête vers le tableau couvert de jolies pastilles acryliques et colorées. Chris s’est finalement tu, il caresse encore la boursouflure de la trace du mégot dans le bois, envoûté par la désolation. Et Pierre plonge à nouveau, et cette fois avec délectation, dans la piscine emplie de ces gélules énigmatiques et il en avale le plus grand nombre, la bouche bien ouverte, il en ressent trop le besoin. La conscience de Pierre décolle alors directement vers un paradis où tout n’est plus que volupté, un domaine réservé aux abords dessinés de formes excentriques, peut-être entouré de colonnades aux incrustations de pierres éclatantes dans un soleil parfaitement d’or, un territoire parsemé par endroits d’étendues fluorescentes, comme les plages de disques vinyles, habitées par des armées de corps offerts et qui rient. Pierre, le visage dans le reflet du soleil, se laisse aller sur un de ses chemins de songes dans une musique suave qui l’enferme tout entier. Pierre s’amuse, avant de disparaître enfin en beauté au fond de cette piscine hallucinatoire… L’espace de la pièce devient forcément exigu, il tend son verre à Chris qui le remplit sans le regarder.

– J’ai demandé à l’homme, ce prédicateur assommant, s’il voulait quelque chose, reprend doucement Chris, et je lui ai dit qu’il restait encore à manger dans cuisine… il s’était calmé… je me suis levé et je me suis mis à danser tout seul sans musique et je me suis enfin  amusé.

Il avale son verre et il finit la bouteille à la bouche. Il se lève et s’étire. Il regarde une dernière fois le parquet et il va dans la cuisine finir de ranger.

Pierre quitte le fauteuil et il retourne au centre de la pièce. Il sait que la photographie qu’il préfère est définitivement celle de l’océan, et cela même s’il lui serait difficile d’en expliquer les raisons, surtout à ce moment, dans son état, et il a envie de la posséder. Le nuage n’est plus solitaire dans le ciel et la lumière a décliné sensiblement.

Chris sort de la cuisine et il disparaît dans l’appartement. Pierre ne bouge pas, l’océan le dévore sans effort et il se laisse faire. Il sursaute un peu étourdi lorsque Chris revient et passe devant lui. Il recule de quelques pas, le regard toujours pris par la photographie, et puis il se dirige vers la fenêtre. Une femme en peignoir lit allongée sur une chaise longue dans l’appartement d’en face. Pierre ne peut voir à qui cette femme doit ressembler et il lève les yeux et c’est la ligne des fenêtres des chambres de bonne qui l’attire, toutes obscures comme des yeux très noirs. La femme se lève et disparaît, abandonnant la chaise longue et le métal de l’armature brille légèrement, enchâssant son dessin parfaitement. Pierre quitte la fenêtre et il va se placer une fois encore devant la photographie de l’océan. Il tourne un peu son regard vers celle de l’homme endormi, mais il ne voit plus aussi bien et il revient vers l’océan.

Il y a un grand cri étouffé, accompagné d’un bruit sourd de plombs qui sautent en grésillant dans la cuisine et des déclics mécaniques du répondeur et du magnétoscope. Pierre ne bronche pas tout de suite et seul le cri qui est venu de l’autre partie de l’appartement se répète dans ses oreilles. Après un instant court, il se dirige vers la source de ce cri et il entre dans la salle de bain. Chris est raide dans l’eau, le corps complètement étiré, les yeux grands ouverts, le visage totalement plissé par la surprise. Pierre reste un moment sans bouger, il parcourt du regard tout le corps en entier, des pieds jusqu’au visage maintenant déformé, comme un autre visage qu’il veut découvrir par curiosité, le visage d’un inconnu qu’il ne verra jamais plus. Chris bande et son sexe est exceptionnellement gros et raide comme un barreau de bois. Il offre à Pierre un dernier souvenir et Pierre, malgré son émotion, sourit à ce clin d’œil infiniment complice. Pierre qui voudrait alors rester encore un moment, dans l’air froid de la salle de bain, auprès du corps de son ami, silencieusement tendu et paniqué. Mais, il ne servirait à rien de prolonger cette intimité, Chris ne prêtera plus aucune des clefs de ses inimitables secrets, et il faut appeler les pompiers. Au téléphone, il lui est impossible de dire ce qui s’est vraiment passé.

Dans le salon maintenant nettoyé, Pierre se place à nouveau devant la photographie de l’océan. Il ne bouge pas pendant un court moment, il sent son corps bien droit et sans lourdeur. Et puis, lentement, il s’avance vers le mur et il décroche la photographie qu’il dépose sur la table basse, il prend sa veste et l’enfile, il va s’asseoir sur le canapé et il attend quelques minutes, avant de plonger…

 

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